Une balade dans le Sinaï, entre enthousiasme et inquiétudes
SUD-SINAÏ, Égypte – « Nous devons rester tous ensemble ! Nous avons des guides avec nous, des Bédouins, si vous voulez faire quoi que ce soit dans la montagne, vous devez demander à l’un d’entre eux de garder un œil sur vous. »
Dans la fraîcheur de l’aube, Farag Abu Musallem, chef de la tribu Tarabin, blouson chaud sur sa galabiya traditionnelle, donne les dernières consignes de sécurité. « Si l’un d’entre vous se perd, ne cherchez aucune direction, restez où vous êtes et on vous retrouvera. On identifiera vos empreintes. Si vous bougez trop, ce sera plus compliqué pour nous de trouver votre trace. Nous avons un docteur avec nous, mais rien ne vous arrivera, vous êtes en parfaite sécurité in cha’ Allah ! »
Une dernière fois, on refait ses lacets et on vérifie que les fruits séchés et les bouteilles d’eau sont bien dans les sacs à dos, avant de s’enfoncer en Jeep dans le cœur d’Eïn Hudra, au sud du mont Sainte-Catherine.
Pendant deux jours et demi, une centaine de marcheurs, accompagnés de Bédouins issus de différentes tribus de la région, vont défier les gros titres des journaux et des télévisions à travers le monde et sillonner le désert. L’objectif : rappeler à la population égyptienne et aux touristes que le Sinaï n’est pas une entité homogène, et que sa partie sud est sécurisée.
Ben Hoffler, tombé amoureux de l’endroit il y a huit ans, est à l’origine de ce projet, baptisé « Sinai is Safe » (le Sinaï est un lieu sûr). Il a déjà organisé, en collaboration avec plusieurs tribus, deux précédentes expéditions. « Je ne pensais pas que nous aurions autant de gens cette fois, je pensais que nous serions moins, à cause de ce qu’il s’est passé récemment à Charm el-Cheikh, à Paris…
« Beaucoup de gens étaient très inquiets, ils me disaient, si le danger est en plein Paris, il peut être dans le Sinaï. Des personnes peuvent simplement prendre la route du Nord vers le Sud, et faire des opérations similaires ici », note-t-il.
Un crash et des attaques quotidiennes
Après le crash d’un avion de ligne russe transportant 224 personnes le 31 octobre dernier dans la province d’Hassna, vraisemblablement provoqué par une bombe placée à bord, plusieurs pays ont décidé de rapatrier leurs ressortissants, en vacances dans la station balnéaire de Charm el-Cheikh, située aux pieds des montagnes. L’existence de Daech, bien connue de la population égyptienne, a explosé à la face du monde quand sa branche locale, basée dans le nord de la péninsule, a revendiqué la chute de l’appareil. Inquiets, de nombreux touristes ont décidé d’annuler leurs vacances et d’éviter la région, malgré les 500 kilomètres qui séparent les deux pôles de la péninsule.
En dépit de ses craintes, Jake, Américain, a tout de même décidé de tenter l’aventure. « Je suis un peu anxieux, il y a des choses qui se passent dans cette région, il y a de l’incertitude, et les informations que nous avons sont tellement contradictoires, entre ce qu’on entend dans les médias internationaux et égyptiens. Donc, oui, ils ont ce slogan ‘’Sinai is Safe’’ mais pour moi c’est plus une question qu’une affirmation », lâche-t-il. « Mais je me suis renseigné sur cette campagne, je connais le travail de Ben auprès des populations locales, et je me suis dit que dans ce contexte, c’était ‘’okay’’ de venir. »
Khaled, lui, tente l’aventure pour la troisième fois avec sa femme. « Nous sommes ici pour délivrer un message au reste du monde. Le Sinaï n’est pas dangereux, venez visiter le Sinaï. Nous savons que nous avons beaucoup de problèmes, nous nous battons contre le terrorisme », assure-t-il à Middle East Eye. « Le Sinaï, et plus particulièrement le sud du Sinaï, est l’un des endroits les plus calmes au monde. Venez, venez soutenir les tribus qui vivent ici, elles ont besoin de notre soutien, le tourisme, pour elles, est capital », martèle-t-il.
Telles des fourmis, les randonneurs fendent les plaines en chantonnant Fayrouz et s’essoufflent dans les canyons. Une fois hissé sur les hauteurs, un panorama ocre sous une voute bleu tendre se déroule à perte de vue. Au loin, quelques palmiers indiquent la présence d’une oasis où les marcheurs vont passer la nuit.
Fayez, lui aussi, est un habitué. Comme toujours, il a emmené toute sa famille pour passer un week-end en plein air. Pour « le dépassement de soi et le contact avec d’autres réalités », affirme-t-il, des valeurs qu’il juge important de transmettre à ses enfants. « L’endroit est incroyable et les gens ici sont aimants et sympathiques. Le message lui-même, celui de dire : ‘’nous appartenons à cet endroit, nous voulons que les gens le découvrent’’, est primordial.
« Je n’ai pas du tout peur de venir avec ma famille, nous sommes toujours venus. Mais je peux vous dire qu’il y a six ou sept ans, ces montagnes étaient peuplées de visiteurs, les populations locales vivaient convenablement. Depuis la récente chute du tourisme il y a quatre ans, elles souffrent énormément, on ne comprend pas pourquoi. Il faut venir, les Bédouins ici ont besoin de notre aide. »
Nord vs. Sud
Paisiblement posté à l’écart du petit groupe, Farag Abu Mussallem, chef de la tribu des Tarabin et coordinateur du projet, sourit quand on lui parle de la sécurité au sein de ces montagnes qu’il connait si bien. « Évidemment, le tourisme, dans une situation comme celle-ci, c’est un peu difficile. Les gens, ils viennent et ils repartent tout le temps, pour diverses raisons. Une année ça va, celle d’après c’est plus dur… Ça fait plusieurs années que les touristes viennent de manière très irrégulière », explique-t-il à Middle East Eye.
« Ces derniers temps, c’est très difficile […] mais nous nous débrouillons pour continuer à vivre, nous partons au bord de la mer pêcher, je suis aussi pêcheur », annonce-t-il avec fierté. « Et puis nous faisons du fromage, nous avons des chèvres, des vergers… Nous survivons tout de même, nous sommes un peuple de survivants », sourit-il.
« Il y a beaucoup plus de questionnements à propos du Sinaï », reconnait-il, « mais ils ne détiennent pas la vérité à propos de certains endroits. Les gens qui pensent que le Sinaï est dangereux ne connaissent pas grand-chose à cet endroit. »
Pour Ben Hoffler, c’est tout le but de cette communication autour du Sinaï et de ces excursions organisées, en dépit des recommandations de sécurité données par de nombreux pays et la frilosité des autorités à laisser un groupe de personnes entrer cette zone. « Le message en soi n’est pas de dire que le Sinaï n’est pas dangereux, on ne peut pas dire que la totalité du Sinaï ne le soit pas, surtout après ce qu’il s’est passé, notamment à Charm el-Cheikh. Il y a aussi de nombreuses attaques, dans le nord, on le sait tous. Mais le message de ‘’Sinaï is Safe’’ est de provoquer un débat, à propos des différences fondamentales existant entre différents endroits du Sinaï, et pourquoi nous devons parler de ce lieu et comprendre son hétérogénéité. »
Car depuis l’arrivée au pouvoir de l’ex-maréchal Abdel Fatah al-Sissi, le nord du Sinaï, abandonné depuis de nombreuses années par les autorités, a connu un regain d’insurrection. Plusieurs groupes violents, certains ayant prêté allégeance au groupe État islamique, attaquent régulièrement les militaires et les forces de police postées dans la zone. Ils sont aussi, depuis peu, les commanditaires d’attentats dans la capitale et de l’enlèvement et l’exécution de ressortissants étrangers.
Mais pour Farag Abu Musallem, la distinction entre le nord et le sud n’est pas assez bien comprise. « Les problèmes sont dans un lieu bien spécifique, dans le nord du Sinaï [triangle el-Arich – Sheikh Zuweid – Rafah] ; ici, il n’y a absolument aucun problème. Vraiment aucun. Nous sommes aussi loin du Caire que d’el-Arich, plus de 450 km, ça fait une trotte », rappelle-t-il à Middle East Eye. « D’ailleurs ce n’est pas un hasard si certaines personnes continuent de nous rendre visite, beaucoup savent bien que les télévisions et les journaux ne font pas cette distinction. »
Mais à quoi donc tient cette sécurité ? « Aux Bédouins eux-mêmes ! », affirme Ben Hoffler. « Ils sont les maîtres de cet endroit, ils connaissent le désert dans ses moindres détails. Personne ne rentre sur ces terres sans être identifié et appréhendé », assure-t-il. Et contrairement au nord, « les Bédouins du sud ont un système tribal très fort, avec beaucoup de loyauté envers leurs semblables, leurs origines et leurs terres, rendant très difficile toute manipulation de l’esprit par des éléments extérieurs ».
Au terme d’une longue journée de marche, les visiteurs vont se réunir autour d’un feu et partager quelques chansons bédouines avant de s’endormir sous les étoiles.
Au petit matin, ils reprendront la route, sous le regard bienveillant de leur anges-gardiens. « Je suis venu ici de multiples fois, et je ne regrette jamais, je reviendrai, encore et encore », promet Khaled.
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