Un mur à la frontière tuniso-libyenne : une solution à double tranchant
Les autorités tunisiennes évoquaient depuis plusieurs mois déjà le projet de construction de barrières de sécurité le long de la frontière avec la Libye voisine, et ont finalement confirmé la mise en place de ce projet. Le Premier ministre tunisien, Habib Essid, l’a lui-même annoncé le 8 juillet dernier, soit une douzaine de jours après l’attaque meurtrière de Port el-Kantaoui, près de Sousse, qui a tué 38 touristes.
Dans son allocution aux médias tunisiens, il a ainsi expliqué que la décision de construire ces « obstacles » avait été prise il y a plusieurs mois, juste après l’attentat du 18 mars au musée du Bardo de Tunis. Deux jours après cette annonce, le porte-parole du ministère de la Défense, Belhassen Oueslati, confirme même que la construction de ces barrières a déjà démarré depuis le 10 avril dernier. Elles s’étendront sur 168 km, reliant le poste frontière de Ras Jedir, au bord de la Méditerranée, à celui de Dehiba, 150 km plus au sud. Les travaux devraient s’achever à la fin de l’année.
Que penser de cette mesure destinée à « endiguer la menace terroriste », selon les propos du chef du gouvernement ? Si, politiquement, cette annonce intervient à point nommé pour un gouvernement Essid sujet à de nombreuses critiques, cette stratégie risque à terme de desservir les intérêts du pays.
La volonté du gouvernement d’afficher sa fermeté
Dans les jours qui ont suivi l’attentat de Sousse, le gouvernement tunisien a enchaîné les annonces de nouvelles mesures sécuritaires. Une réponse au désarroi et à l’amertume de la population tunisienne, qui cette année encore, devra faire une croix sur la saison touristique.
Dans ce contexte – et après la mise en place de l’état d’urgence pour une durée de 30 jours, la fermeture de 80 mosquées accusées d’inciter à la violence, ou encore le déploiement de 1 000 nouveaux agents de sécurité près des lieux touristiques et des plages – la construction de ces barrières de sécurité apparaît comme une réponse légitime et évidente.
Elle répond en effet à un double impératif : empêcher l’infiltration de combattants en provenance de Libye, tout en contenant les candidats au jihad tunisiens, tentés d’aller se former au maniement des armes de l’autre côté de la frontière. Selon les autorités tunisiennes, Seifeddine Rezgui, l’auteur de la tuerie de Port el-Kantaoui, se serait formé au combat dans un camp d’entraînement libyen, à l’instar des responsables de l’attentat de Tunis.
Sur le papier, la solution à la porosité de la frontière tuniso-libyenne semble donc toute trouvée. Si ce n’est que l’efficacité de cette mesure pose question à plus d’un titre.
Une économie régionale dépendante du commerce transfrontalier
Ces barrières de sécurités prendront la forme de murs de sable d’au moins deux mètres de haut, sécurisés par des tranchées à l’avant et à l’arrière, et ponctués de miradors. L’objectif : empêcher le passage en force de véhicules. Une surveillance électronique doit également être mise en place pour contrôler les déplacements de part et d’autre de la frontière. Le coût des travaux d’aménagement est estimé à 15 millions de dinars (environ 7 millions d’euros).
Toutefois, la longueur du dispositif en lui-même pose la question de son contournement. Le mur sera en effet construit sur 168 km, alors que la frontière est longue de 450 km.
Sur ce point, Habib Essid a rappelé que le tronçon non-construit se trouvait en plein désert et bordait une zone militaire, ajoutant toutefois que « le risque zéro n'existe pas ». Un manque de conviction qui laisse entendre que la sécurisation de la frontière sera un objectif autrement plus difficile à atteindre.
« La porosité de la frontière tuniso-libyenne ne date pas d’hier. Les postes de douane de Ras Jedir et de Ben Guerdane sont les deux principaux points de passage pour les marchandises issues de la contrebande. C’est un commerce vital pour les Tunisiens de la région, comme pour les réfugiés libyens », affirme à Middle East Eye le président de l’association Fraternité tuniso-libyenne, Ridha Mahdi.
En 2013, la Banque mondiale estimait ainsi que 20 % de la population active de Ben Guerdane vit du marché noir, qui représente par là même l’une des principales activités de la ville.
« Il est vrai qu’avec la révolution libyenne de 2011, on a vu apparaître des trafics de produits et de marchandises illicites et dangereux, comme la drogue et les armes. Mais s’il verrouille la frontière, le gouvernement risque de mettre un coup de frein à cette économie informelle qui fait vivre l’ensemble de la région, sans pour autant parvenir à y mettre un terme », explique Ridha Mahdi.
Les manifestations d’avril 2014 à Ben Guerdane suite à la fermeture temporaire du poste frontière de Ras Jedir illustrent bien la crispation suscitée chez les contrebandiers par cette question. « Le risque, c’est que les locaux, qui fournissent des informations aux services de sécurité, comme le passage de voitures suspectes, cessent de collaborer et privilégient un partenariat avec les groupes terroristes », relève Ridha Mahdi.
Une crainte qu’évoquait déjà l’International Crisis Group en novembre 2013, dans un rapport intitulé « La Tunisie des frontières : jihad et contrebande ». L’ONG soulignait alors l’émergence de ce qu’elle appelle l’islamo-banditisme : « Pour l’heure, le trafic dans les régions frontalières échappe en majorité aux groupes djihadistes ou aux individus utilisant cette identité, ce qui ne signifie pas que les liens entre ces groupes et les cartels des frontières ne puissent pas se renforcer ».
Dans ces conditions, la question de l’opportunité de la construction de cette séparation se pose. Elle risque en effet de mettre en péril le principal réseau d’informateurs dont disposent les forces de sécurités, la Tunisie étant dépourvue d’une agence nationale de renseignement.
La Tunisie, seule face aux menaces qui l’assaillent
Face à de tels défis, Tunis se retrouve bien seule pour tenter de sécuriser sa frontière avec son voisin libyen. Une solitude dont le président Béji Caïd Essebssi cherche visiblement à sortir. Pour cela, il a fait un choix pragmatique à son arrivée au pouvoir.
Contrairement à son prédécesseur, il a en effet choisi de privilégier le dialogue avec le camp de Tripoli, contrôlé par la coalition Aube de Libye (Fajr Libya), au détriment des autorités de Tobrouk, reconnues à la fois par la communauté internationale et par la Tunisie elle-même. Signes qui ne trompent pas et qui n’ont pas échappé aux autorités de Tobrouk : le président Essebsi a reçu le 9 mai dernier au palais de Carthage Ali al-Sallabi, l’un des chefs de Fajr Libya ; en parallèle, Tunis a réactivé son consulat à Tripoli.
Ce rééquilibrage part d’un simple constat : c’est le gouvernement auto-proclamé de Tripoli qui contrôle désormais la majeure partie de la frontière avec la Tunisie. Partant, c’est avec lui qu’il faut négocier et s’entendre afin de contrôler les flux transfrontaliers. Un objectif qui n’est pas chose aisée car, idéologiquement, tout oppose le président tunisien aux autorités islamistes de Tripoli.
L’annonce de la construction de barrières de sécurités le long de la frontière a d’ailleurs jeté un froid sur ces relations diplomatiques encore fraîches. Dans un communiqué rendu public dans la nuit de samedi à dimanche, Fajr Libya a en effet estimé que ce mur constituait une violation de la souveraineté libyenne, et que sa construction avait été décidée unilatéralement par la Tunisie. Aube de Libye poursuit son communiqué en avertissant Tunis de son droit de réagir.
Face à la complexité et à la multitude de ses défis sécuritaires, la Tunisie est plus que jamais vulnérable. La construction de cette « muraille » de sable est-elle la réponse dont le pays a besoin pour sécuriser cette frontière libyenne, objet de toutes les craintes ? Rien n’est moins sûr. Car cette barrière risque de le priver, à terme, du soutien des populations locales, tout en annihilant la perspective d’une collaboration avec Tripoli.
Photo : poste-frontière de Dehiba, entre la Tunisie et la Libye (AFP).
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