« Aidez-moi » : une mère empêchée de quitter l’Arabie saoudite avec sa fille par son ex-mari depuis des années
Carly Morris et son mari étaient en bons termes. Ils se sont rencontrés en 2012 sur un site de rencontre musulman. Ils riaient ensemble et il lui préparait des repas du monde arabe. Mais en 2018, le couple a divorcé après cinq ans de mariage.
À l’été 2019, son ex-mari a persuadé Carly Morris et leur fille Tala, âgée de 5 ans à l’époque, de l’accompagner en Arabie saoudite. Il voulait que Tala rencontre sa famille.
Si Carly Morris et Tala avaient la citoyenneté américaine, l’ex-mari est originaire d’Arabie saoudite et se trouvait aux États-Unis pour terminer ses études. La mère de famille a accepté, et ils sont partis.
À leur arrivée, la vie de Carly Morris a viré au cauchemar.
« J’avais confiance en lui », confie-t-elle à Middle East Eye par téléphone depuis sa chambre d’hôtel à Buraydah, en Arabie saoudite.
Carly Morris a pu se rendre dans le royaume avec un visa touristique, censé expirer au bout de 30 jours. Leur séjour ne devait pas durer plus longtemps. Comme le père de Tala est un citoyen saoudien, la fillette a bénéficié d’un laissez-passer, un document de voyage temporaire qui lui a permis d’entrer dans le pays avec son père.
L’ex-mari de Carly Morris a saisi leurs documents et a refusé de les leur rendre. Avant l’expiration de son visa, il l’a « fait entrer et sortir » du pays, explique-t-elle. Elle a aujourd’hui de multiples visas tamponnés sur son passeport.
L’ex-mari s’est empressé d’enregistrer une chambre d’hôtel à son nom, où Carly Morris et sa fille ont passé les trois dernières années. Chaque semaine, il passait déposer des provisions, de la nourriture et de l’eau. Le 30 mars 2022, il est venu chercher Tala au petit matin, selon sa mère. Elle n’est pas revenue. Tous les appels téléphoniques sont restés sans réponse.
Le 4 avril, Tala aurait envoyé un message à sa mère à l’aide de son iPad pour lui dire qu’elle voulait rentrer chez elle.
« Je n’arrive pas à croire qu’ils aient pu prendre une enfant à sa mère. Je ne savais même pas où était ma fille. Je ne savais pas où ils l’avaient emmenée », confie-t-elle.
« Je ne savais même pas si elle était en vie. Je suis restée assise dans cet appartement d’hôtel tous les jours pendant deux mois sans savoir où était ma fille. Et ils ignoraient chacun de mes appels téléphoniques et de mes messages. C’était d’une cruauté absolue. »
Elle s’est rendue chez lui pour demander à la voir, mais sa famille l’a informée qu’ils n’étaient pas là. Elle a fait appel à la police. Elle a déclaré que la famille de son ex-mari ne coopérait pas et a supplié les autorités de geler ses comptes bancaires et de lui imposer une interdiction de voyager. Trois mois plus tard, la police a fini par récupérer Tala – sans ses chaussures –, qui a pu retrouver sa mère.
« Je n’arrive pas à croire qu’ils aient pu prendre une enfant à sa mère. Je ne savais même pas où était ma fille. Je ne savais pas où ils l’avaient emmenée. Je ne savais même pas si elle était en vie »
- Carly Morris
Durant cette période, Carly Morris a découvert que son ex-mari préparait un dossier pour récupérer la garde de Tala. Elle a rédigé une lettre de seize pages à l’intention du tribunal saoudien. Le 23 août 2022, celui-ci lui a accordé la garde exclusive de sa fille.
La mère de famille a fini par récupérer son passeport. Mais elle n’a pas tardé à découvrir que son ex-mari avait converti la nationalité américaine de Tala en nationalité saoudienne, explique-t-elle. Ainsi, si Carly Morris peut techniquement quitter le pays, sa fille ne peut pas partir sans la permission de son père.
En Arabie saoudite, un système de tutelle légale masculine est appliqué. Cela signifie que lorsqu’une fille naît, son père est son tuteur légal jusqu’à ce qu’elle soit mariée : son mari devient alors son tuteur légal. Les femmes doivent obtenir l’approbation de leur « tuteur » pour demander un passeport, voyager et occuper un emploi rémunéré. Ces règles s’étendent aux étrangères qui épousent un Saoudien, comme Carly Morris.
« Je ne parle pas arabe. Je ne parle pas un mot d’arabe. Je ne connais même pas le nom de l’endroit où je me trouve et du quartier où je suis logée », confie-t-elle à MEE. « Je ne connais même pas le nom de mon hôtel parce que c’est en arabe. Qu’est-ce que je fais ici ? »
« Je suis terrifiée »
Il y a quelques semaines, Carly Morris a rendu publique cette situation sur Twitter. Elle a supprimé ses publications après les accusations de diffamation proférées par la famille de son ex-mari. Elle explique à MEE que son ex-mari et sa famille lui reprochent d’avoir eu la garde de l’enfant. Ils ont arrêté de ramener des provisions, des repas et de l’eau sur son seuil.
Carly Morris a envoyé des messages à toutes les personnes auxquelles elle pouvait penser, notamment la page Facebook officielle de l’Arabie saoudite pour demander de l’aide. Son message est resté sans réponse
« Le loyer de cette chambre arrive à échéance et nous n’aurons plus d’endroit où aller », insiste-t-elle. « J’ai contacté tous les interlocuteurs possibles et personne ne m’a aidée. Personne ne peut nous aider à trouver un refuge, je sais qu’il existe des refuges dans ce royaume. Nous sommes coincées ici sans issue. »
Carly Morris a contacté l’ambassade américaine à de nombreuses reprises. La première fois, c’était par téléphone et elle rapporte que la femme au bout du fil était choquée par ce qu’elle lui racontait. L’employée a immédiatement contacté l’ambassade américaine à Riyad par téléphone et ils ont dit qu’ils se penchaient là-dessus sans délai.
Plus tard, quelqu’un d’autre à l’ambassade américaine lui aurait dit qu’ils allaient mettre une alerte sur le passeport de Tala au cas où son ex-mari tenterait de fuir avec elle. On lui a précisé que cette procédure prenait du temps.
« Il m’a dit que nous resterions en contact », rapporte Carly Morris. Mais cela fait des mois et elle n’a pas eu de nouvelles.
« Je les ai appelés de nombreuses fois. Par exemple, un jour je les ai appelés 33 fois », relate-t-elle. « Et je leur ai envoyé de nombreux emails. Je n’ai eu que le silence pour réponse. Chaque fois que je les appelle, on me dit : ‘’Il n’est pas au bureau, il vient de partir”. Ils ne m’ont été d’absolument aucune aide. »
« La tutelle masculine archaïque et discriminatoire et la kafala du régime saoudien sont grandement responsables du fait que des hommes peuvent prendre au piège, violenter et enlever des enfants en toute impunité »
- Bethany al-Haidari, chercheuse à la Human Rights Foundation
Carly Morris passe ses journées à essayer de contacter tous ceux auxquels elle peut penser, bien qu’elle n’ait jamais de réponse.
Elle travaillait auparavant comme enseignante d’anglais en ligne aux États-Unis, mais a arrêté après être partie en Arabie saoudite.
Sa fille souffre d’un important retard de langage et était inscrite dans un établissement spécialisé, en plus de suivre une thérapie du langage aux États-Unis. En Arabie saoudite, elle n’est pas scolarisée.
« Je n’arrive pas à dormir. J’ai des cauchemars. Je me réveille au moindre bruit. Ce qu’ils ont fait, c’est de la pure cruauté, nous retenir ici depuis trois ans contre notre volonté, se contentant de nous apporter à boire et à manger à notre porte comme si nous étions captives, ne nous donnant pas d’argent », témoigne-t-elle.
« On sort se promener. Et c’est tout. En outre, je suis diabétique. Il refuse de me fournir mon traitement médical. Je ne suis plus mon traitement pour mon diabète depuis trois ans. Vous savez, j’avais entendu parler de ces choses qui arrivaient aux employés de maison, mais je n’ai jamais pensé que ça pourrait m’arriver à moi. »
Ce n’est pas une première
En 2011, Bethany al-Haidari a déménagé en Arabie saoudite pour enseigner dans une université pour femmes, tout en effectuant des recherches pour une licence. Là-bas, elle est tombée amoureuse d’un homme d’affaires saoudien, avait rapporté le New York Times. Ils se sont mariés et ont eu une fille.
Au fil du temps, leur mariage s’est délité lorsqu’il s’en est pris psychologiquement et verbalement à elle. Elle a obtenu le divorce mais son ex-mari a gardé le bail de sa résidence, il est resté son tuteur ainsi que celui de leur fille.
Il a également laissé le bail expirer, ce qui signifie qu’elle séjournait « illégalement » en Arabie saoudite et qu’elle ne pouvait donc ni travailler ni voyager. Finalement, lorsque le New York Times a publié son histoire, elle a pu s’échapper.
Middle East Eye a contacté le département d’État mais celui-ci n’avait pas répondu au moment de la publication. Le site web du département d’État prévient : « Les femmes mariées, y compris les ressortissantes non-saoudiennes, doivent avoir la permission de leur mari pour quitter le pays ; les femmes célibataires et les enfants doivent avoir la permission de leur père ou de leur tuteur masculin.
« Les mineurs doivent avoir la permission de leur père pour quitter le pays. Les enfants qui rendent visite à leur père en Arabie saoudite, même en cas d’accord de partage de garde, peuvent être empêchés de quitter le pays à moins que leur père y consente. Cela vaut même si l’enfant est un citoyen américain. L’ambassade américaine et les consulats ne peuvent obtenir de visas de sortie pour le départ d’enfants mineurs sans la permission de leur père ou de leur tuteur. »
Le site précise également que, si un(e) étranger(ère) ou un(e) Saoudien(ne) qui vit en Arabie saoudite divorce, les tribunaux saoudiens accordent « rarement la permission aux parents étrangers de quitter le pays avec les enfants nés pendant le mariage, même si celui-ci (celle-ci) en a la garde physique ».
En 2019, l’Arabie saoudite a introduit des réformes en faveur des droits des femmes, notamment la levée des restrictions de voyage, l’autorisation pour les Saoudiennes de conduire et d’enregistrer la naissance de leurs enfants, en plus de leur fournir de nouvelles protections contre la discrimination à l’emploi et le harcèlement sexuel.
« Les mineurs doivent avoir la permission de leur père pour quitter le pays. […] L’ambassade américaine et les consulats ne peuvent obtenir de visas de sortie pour le départ d’enfants mineurs sans la permission de leur père ou de leur tuteur »
- Site web du département d’État
La Human Rights Foundation appelle l’Arabie saoudite à revenir sur ses « lois oppressives de tutelle masculine et de permettre aux femmes d’exercer leurs droits fondamentaux sans la permission de leur tuteur masculin ».
« Malheureusement, le cas de Carly et Tala n’est pas isolé ; il y a bien d’autres femmes et enfants coincés dans des circonstances dégradantes similaires en Arabie saoudite », indique Bethany al-Haidari, aujourd’hui chercheuse à HRF.
« La tutelle masculine archaïque et discriminatoire et la kafala du régime saoudien sont grandement responsables du fait que des hommes peuvent prendre au piège, violenter et enlever des enfants en toute impunité. »
Malgré les réformes, Tala ne peut pas rentrer chez elle. Et Carly Morris refuse de partir sans sa fille.
« Je suis traumatisée. J’affronte les émotions de tout cela. Je vis dans la peur parce que je ne sais pas ce qui va arriver », confie-t-elle. « Je veux simplement que ma fille soit en sécurité et qu’on rentre à la maison. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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