EN IMAGES : La guerre en Syrie, une « apocalypse culturelle » pour les joyaux du patrimoine
Terre de civilisations plurimillénaires, des Cananéens aux Omeyyades, en passant par les Grecs, les Romains, les Byzantins, la Syrie regorge de trésors archéologiques qui en font un des joyaux du patrimoine mondial.
Sur le plan humanitaire, le conflit déclenché en 2011 aura eu un impact catastrophique. Mais les dommages infligés au patrimoine sont aussi parmi les plus graves jamais perpétrés depuis plusieurs générations.
(Mausolée de la mosquée Khaled ben Walid partiellement détruit dans le quartier d’al-Khalidiyah, à Homs, le 25 juillet 2013, AFP)
En une décennie, des sites archéologiques ont été bombardés, des musées pillés.
Dans le musée de Palmyre qu’il a dirigé pendant vingt ans, Khalil al-Hariri ne peut retenir l’émotion qui le submerge en évoquant les traumatismes de ces dernières années.
En mai 2015, les éléments du groupe État islamique (EI) sont en passe de conquérir la « perle du désert », dans le centre de la Syrie. Lui et son équipe resteront jusqu’aux derniers instants pour évacuer le plus d’artefacts possibles, les sauvant d’une disparition certaine.
La dernière fourgonnette quittera le musée dix minutes seulement avant l’arrivée de l’EI, qui transformera le bâtiment en tribunal et prison.
« Mais le jour le plus difficile, c’est quand je suis revenu à Palmyre et que j’ai vu les antiquités détruites et le musée en ruines », confie le sexagénaire. « En voyant l’état du musée, je me suis écroulé à sa porte. Ils ont détruit et pulvérisé les visages de toutes les statues qui sont restées et que nous n’avions pas pu sauver. Certaines peuvent être restaurées, mais d’autres sont en miettes. »
(Khalil al-Hariri, le 7 février 2021, constate les dégâts subis par le musée de Palmyre qu’il a dirigé près de vingt ans, AFP)
Célèbre pour ses temples gréco-romains vieux de plus de 2 000 ans, Palmyre a connu son apogée au IIIe siècle sous le règne de la reine Zénobie qui défia l’empire romain.
Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, la « Venise du désert » était renommée pour son avenue de 1 100 mètres flanquées d’imposantes colonnades.
Quand les les hommes de l’EI sont arrivés, poursuivant leur expansion territoriale en Syrie et en Irak un an après avoir proclamé leur « califat », l’indignation est mondiale.
Les vestiges d’une civilisation antique raffinée et cosmopolite deviennent le théâtre où va s’exprimer la barbarie de combattants sanguinaires, cherchant à atteindre de nouveaux sommets dans l’horreur.
Les ruines accueilleront les exécutions publiques mises en scène et filmées par l’organisation pour assurer sa propagande sur internet. Le corps décapité du célèbre archéologue Khaled al-Assaad sera exhibé pendant trois jours, après avoir été torturé par l’EI qui voulait lui faire avouer où avaient été transférés les artefacts du musée.
(Une capture d’écran tirée d’une vidéo le 4 juillet 2015 montre 25 soldats du gouvernement syrien agenouillés dans l’ancien amphithéâtre de Palmyre. Les exécutions dans cet amphithéâtre ont été signalées pour la première fois le 27 mai 2015, AFP)
Le secteur sera finalement reconquis en 2017 par les forces gouvernementales et leur allié russe. Mais engagé jusqu’au bout dans leur génocide culturel, le groupe État islamique a détruit à coup d’explosifs les temples de Bêl et Baalshamin, réduisant en poussière l’arc de triomphe.
Des scènes qui ne sont pas sans rappeler les destructions des bouddhas de Bamiyan par les talibans afghans en 2001.
Revendant au marché noir les pièces du musées qui pouvaient être transportées, les combattants de l’EI ont pulvérisé les objets trop gros pour être déplacés.
(Une vue générale prise le 31 mars 2016 montre un photographe tenant un cliché du temple de Bêl de Palmyre, le 14 mars 2014, devant les vestiges du temple historique après sa destruction par le groupe État islamique en septembre 2015, AFP)
Palmyre représente une des pertes les plus inestimables qu’a connu le patrimoine syrien. Mais le conflit n’a épargné aucune région.
« Environ 10 % des antiquités en Syrie ont été endommagées », indique l’ancien patron des Antiquités Maamoun Abdel Karim, lors d’un entretien avec l’AFP à Damas.
« Tout au long des deux millénaires passés de l’histoire syrienne, il n’y a rien eu de pire que ce qui s’est passé durant la guerre », confie-t-il, évoquant « des destructions totales et globales ».
« Ce n’est pas un tremblement de terre ou un incendie, dans cette région ou dans une autre, ou même une guerre dans une ville particulière. Les destructions concernent l’ensemble de la Syrie », déplore l’ancien responsable de 54 ans.
(Le 25 août 2015, l’EI fait exploser le temple de Baalshamin à Palmyre, AFP)
Le pays peut se targuer de compter six sites au patrimoine mondial de l’UNESCO. En 2013, tous ont été inscrits sur la liste du patrimoine en danger.
« En deux mots, c’est une apocalypse culturelle », confirme l’historien Justin Marozzi, auteur de Empires islamiques : 15 cités qui ont défini une civilisation.
Pour lui, les destructions de la guerre ne sont pas sans rappeler une époque plus ancienne, celle des envahisseurs Mongols venus étendre au Moyen-Orient l’empire de Genghis Khan.
« Je ne peux m’empêcher de penser immédiatement à Timour [aussi connu sous le nom de Tamerlan], qui a semé l’enfer ici en 1 400 », poursuit l’historien.
(Image de destruction par un jeune combattant de l’EI d’objets anciens à Palmyre, juillet 2015, AFP)
La référence aux conquérants mongols est inévitable quand on pense à Alep, ancien poumon économique du nord de la Syrie. Sa vieille ville est une des plus anciennes et mieux préservées au monde.
Il y a six siècles, Tamerlan attaquait la métropole. Mais ce n’est pas un envahisseur étranger qui est responsable des dévastations de la décennie écoulée.
Dominée successivement par les Grecs, les Romains, les Omeyyades ou encore les Mamelouks, la ville est célèbre pour ses souks animés, son marché couvert, sa Grande Mosquée des Omeyyades reconstruite au XIIe siècle, ses madrasas, palais et bains publics.
« Je ne peux pas oublier le jour où le minaret de la mosquée des Omeyyades à Alep est tombé, ou le jour où le feu a dévoré les vieux souks », se souvient l’ancien patron des Antiquités Maamoun Abdel Karim.
Dans sa reconquête d’Alep, le gouvernement syrien a pu compter sur le soutien de l’aviation russe alliée. Le siège brutal imposé aux quartiers rebelles, entre 2012 et 2016, défigurera la cité. La veille ville, une des lignes de front les plus féroces, sera dévastée.
(L’intérieur dévasté de la mosquée des Omeyyades d’Alep, le 16 avril 2013, AFP)
Mais la guerre en Syrie, c’est aussi plus de 40 000 artefacts pillés des musées et des sites archéologiques, selon un rapport publié en 2020 par la Fondation Gerda Henkel et la Société syrienne pour la protection des Antiquités, basée à Paris.
Le trafic a généré des millions de dollars en revenus : pour l’EI mais aussi d’autres groupes armés, des forces prorégime, alimentant également des réseaux de contrebande dominés par des nouveaux seigneurs de guerre.
Sur ses territoires, l’EI avait même son propre département administrant les fouilles archéologiques, preuve s’il en faut que les bénéfices à tirer du business, même s’ils n’ont jamais été précisément évalués, étaient suffisamment conséquents.
Au paroxysme des violences, l’anarchie généralisée permettait aux objets les plus facilement transportables – d’antiques pièces de monnaie, des statuettes, des fragments de mosaïques – de voyager partout pour être revendues au marché noir des antiquités.
Si des efforts internationaux ont été lancés pour enrayer le trafic, et même dans certains cas rapatrier des pièces subtilisées en Syrie et en Irak, les pertes sont énormes.
(Pièces archéologiques de Palmyre découvertes lors d’un contrôle douanier en avril 2013 dans le complexe d’entrepôts de Genève Freeport, montrées lors d’une exposition sur le trafic illégal d’objets archéologiques le 14 mars, 2017 au Musée d’Art et d’Histoire de Genève, AFP)
Les conséquences économiques sont aussi graves pour l’avenir de la Syrie. Avant la guerre, les richesses du patrimoine commençaient à peine à attirer davantage de touristes, même si le potentiel n’a jamais été exploité à sa juste valeur.
L’actuel patron des Antiquités, Mohamed Nazir Awad, regrette l’époque où la Syrie, véritable « paradis » archéologique, attirait des missions étrangères.
Aujourd’hui, seuls les archéologues de la mission hongroise, engagée en Syrie depuis les années 2000, continuent de venir dans le pays « de temps à autres ».
C’est notamment cette mission qui a aidé à la restauration du Krak des chevaliers, imposante forteresse médiévale érigée par les croisés au XIIe siècle.
Devenue une position stratégique que se disputaient Damas et les révolutionnaires, le site dans la province centrale de Homs a finalement été reconquis en 2014 par l’armée.
(La forteresse du Krak des chevaliers était devenue un champ de bataille entre les forces gouvernementales et les rebelles, AFP)
Au-delà de Palmyre et Alep, les veilles villes de Damas et de Bosra ont connu des destructions. Tout comme les villages antiques du nord de Syrie, surnommés les « villes mortes ». Ou encore l’ancienne cité romaine d’Apamée, sur les bords de l’Oronte, où l’EI a mené des fouilles clandestines.
À l’apogée de sa gloire, Palmyre était le symbole d’une civilisation cosmopolite et plurielle, carrefour commercial sur l’historique route de la soie, un foyer culturel majeur du monde antique.
Son architecture témoignait de fusions et mélanges entre les techniques gréco-romaines et les traditions locales et les influences de la Perse.
Ce que la guerre a détruit à Palmyre, et par extension dans toute la Syrie, illustrait un riche passé multiculturel, un certain idéal de civilisation.
« Nous devrions tous nous soucier des destructions du patrimoine syrien », plaide Julien Marozzi dans un entretien à l’AFP : « Des sites comme Palmyre ont une signification et une valeur universelle. Ils font partie de notre civilisation mondiale, ils représentent des jalons dans l’histoire de l’humanité. Tout dommage qui leur est infligé représente une blessure pour toute l’humanité. »
(À l’intérieur du musée de Palmyre, le 31 mars 2016, après la reprise de la ville par les forces syriennes soutenues par Moscou, AFP)
Par Maher Al-Mounes avec Jean-Marc Mojon à Beyrouth.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].