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« Nous n’avons aucune liberté » : les forces de Haftar accusées de crimes de guerre dans le sud de la Libye

Les habitants d’une ville « libérée » affirment être victimes d’exécutions extrajudiciaires, de pillages et d’incendies criminels commis par l’armée du maréchal Khalifa Haftar
Des forces loyales à Khalifa Haftar patrouillent dans le centre de Sebha, la plus grande ville du sud de la Libye (AFP)
Par Correspondant de MEE à TRIPOLI, Libye

L’Armée nationale libyenne (ANL) autoproclamée du maréchal Khalifa Haftar est accusée de crimes de guerre et de violentes exactions dans le sud de la Libye après de nouvelles conquêtes dans la région, dont un gisement pétrolier très convoité.

L’ANL, dont les forces cherchent à contrôler le sud de la Libye, riche en pétrole mais longtemps négligé, se bat au nom du gouvernement basé dans l’est, l’une des deux administrations rivales du pays.

Jeudi 21 février, les soldats de Haftar se sont emparés de la ville stratégique de Mourzouq après une offensive de deux semaines, renforçant ainsi l’autorité du gouvernement de Tobrouk dans le sud.

Vendredi, ces forces ont pris le contrôle du gisement pétrolier voisin d’al-Feel, le deuxième à tomber dans leur escarcelle au cours des dernières semaines.

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Ces avancées de l’ANL sont un coup de plus porté au Gouvernement d’union nationale (GNA) basé à Tripoli et soutenu par les Nations unies. En difficulté, celui-ci a du mal à affirmer son autorité dans le pays.

Les alliés locaux du GNA, essentiellement des membres des tribus autochtones touboues, se plaignent du fait que les autorités de Tripoli aient échoué à soutenir leurs partisans du sud. À la suite de la prise de contrôle de Mourzouq par l’ANL, ceux-ci affirment en effet avoir été victimes d’exécutions extrajudiciaires, de pillages et d’incendies criminels.

Crimes de guerre

Les avancées de Haftar ont été bien accueillies par certaines tribus du sud.

Toutefois, d’autres communautés locales du sud profond de la Libye ont affirmé que les forces du maréchal Haftar étaient responsables de crimes de guerre dans une région longtemps négligée par les gouvernements successifs défaillants qui se disputaient le pouvoir.

« Au moins 90 maisons ont été incendiées et 104 voitures appartenant à des Toubous ont été volées »

- Mohamed Adem Lino, député toubou

Mohamed Adem Lino, député toubou du Parlement de l’est de la Libye, a déclaré à Middle East Eye qu’au moins dix-sept civils avaient été tués lors d’affrontements et de frappes aériennes menées par l’ANL à Mourzouq.

Les défenseurs de la ville ont également subi des pertes. Ibrahim Mohamed Karray, que le GNA avait nommé pour diriger ses alliés à Mourzouq, a été assassiné la semaine dernière par un groupe inconnu.

Entretemps, des combattants toubous ont été tués alors qu’ils tentaient de repousser les forces de l’ANL.

Selon Mohamed Adem Lino, les combattants de Haftar se seraient livrés, une fois dans la ville, à des pillages et des incendies criminels.

« Au moins 90 maisons ont été incendiées et 104 voitures appartenant à des Toubous ont été volées », a-t-il déclaré à MEE. « Ma propre maison et celle de mon frère figurent parmi les maisons incendiées. »

La maison de Youssif Adem Lino, frère d’un député toubou au Parlement de l’est de la Libye, après avoir été incendiée à Mourzouq (réseaux sociaux)
La maison de Youssif Adem Lino, frère d’un député toubou au Parlement de l’est de la Libye, après avoir été incendiée à Mourzouq (réseaux sociaux)

Les habitants de Mourzouq ont déclaré à MEE que les propriétés appartenant à des Toubous étaient régulièrement pillées avant d’être incendiées, tandis que les milices effectuaient des raids sur les maisons de responsables et d’activistes toubous connus sur les réseaux sociaux.

« Ils sont entrés par effraction dans notre maison, demandant à mon père âgé de leur dire où je me trouvais, et ils ont menacé ma famille uniquement parce que j’avais parlé aux médias », a déclaré un activiste toubou, s’exprimant sous couvert d’anonymat depuis Tripoli où il se cache désormais, craignant pour sa vie.

« Personne au monde ne sait ce qui se passe réellement à Mourzouq, car il n’y a pas de liberté de parole ni de presse ou de télévision indépendante », a déclaré Haithem*, un autre habitant de Mourzouq. « Nous sommes dans une situation critique et il n’y a pas de média pour faire entendre notre voix. »

« J’ai l’impression d’être revenu aux années horribles de 2006 et 2007, lorsque le régime de Kadhafi était complètement intolérant à l’égard de toute forme de liberté d’expression »

- Un journaliste local

« Nous regardons la télévision libyenne – où chaque chaîne a ses propres desseins partisans – et ils ne disent pas la vérité, ils montrent simplement l’ANL en train de célébrer et de dire “Nous avons libéré Mourzouq et il y règne désormais sécurité et liberté”. Mais ce n’est pas vrai. Nous n’allons pas bien et nous n’avons aucune liberté». 

Dans les médias favorables au gouvernement de Tobrouk, l’ANL n’a cessé d’affirmer qu’elle ne faisait aucune discrimination contre les Toubous, dont les combattants constituent la principale résistance à laquelle ses forces sont confrontées dans le sud.

Haithem a toutefois précisé que cela ne reflétait pas ce que constatait la population sur le terrain.

Mahmoud, un habitant de la région, a rapporté que les forces de l’ANL se retiraient du centre-ville la nuit, craignant des embuscades, mais revenaient chaque matin en apportant de nouvelles vagues de violence.

« Pendant la nuit, ça va, mais le matin, ils reviennent et les fusillades reprennent », a-t-il déclaré. « Il ne s’agit pas de coups de feu festifs. »

« Personne ne peut plus se déplacer dans Mourzouq. Il y a de graves pénuries de nourriture et tous les habitants s’enferment chez eux, terrorisés, mais les forces de l’ANL défoncent les portes et entrent de toute façon. Elles prennent tout ce qu’elles peuvent, y compris des téléphones et des vêtements », a témoigné Mahmoud.

Ces événements le terrifient tellement qu’il n’a pas quitté son domicile depuis quatre jours.

Presque personne dans le sud n’autorise désormais la presse à dévoiler sa véritable identité, par crainte de représailles. Un journaliste local a confié à MEE que la peur l’avait contraint à arrêter de travailler et même de parler aux médias.

« C’est tellement antidémocratique et humiliant pour nous », a-t-il commenté.

« J’ai l’impression d’être revenu aux années horribles de 2006 et 2007, lorsque le régime de Kadhafi était complètement intolérant à l’égard de toute forme de liberté d’expression. »

Hassan Kadano, membre de l’Organisation Aman contre la discrimination (AOAD) basée à Mourzouq, a déclaré à MEE que son ONG avait accusé l’ANL de violer le droit humanitaire international et avait demandé à l’ONU d’intervenir d’urgence pour protéger la vie des civils et aider à l’évacuation des blessés.

Il a ajouté que l’AOAD s’inquiétait vivement des attaques ciblées contre des civils et des personnalités toubous de premier plan dans la ville.

Milices et mercenaires

Selon Haithem, les rangs de l’ANL dans le sud regorgent de mercenaires soudanais qui refusent de rentrer en contact avec les habitants.

« Ils ne communiquent pas du tout avec nous. J’ai essayé de parler à l’un d’entre eux pour lui demander pourquoi ils faisaient ces choses mauvaises », a-t-il raconté. « Je lui ai dit que nous voulions la sécurité et que s’ils étaient venus ici pour assurer la sécurité, nous les aurions accueillis, mais il m’a ignoré et a refusé de parler. »

Haithem a accusé ces mercenaires d’être à l’origine de la majeure partie des pillages perpétrés à Mourzouq, une information reprise par une source sécuritaire de l’ANL actuellement stationnée dans la ville, qui s’est confiée à MEE sous couvert d’anonymat.

« Des mercenaires du Darfour, et peut-être aussi des unités du Tchad, ont participé à la bataille de Mourzouq et sont responsables du pillage de dizaines de voitures et de maisons », a indiqué la source.

Celle-ci a également déclaré à MEE que les brigades 155, 115, 128, 106 et 116 de l’ANL avaient mené l’offensive sur Mourzouq.

La majorité de ces brigades sont principalement composées ou commandées par des membres d’autres tribus du sud de la Libye ayant des rivalités de longue date avec les Toubous, en particulier la Brigade 128, dirigée par des membres de la tribu arabe des Oulad Souleymane, anciens ennemis des Toubous.

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Les Toubous ont par le passé indiqué craindre que les tribus rivales n’utilisent les offensives de l’ANL dans le sud pour mener à bien leurs propres objectifs de gains territoriaux et de vendettas.

Inversement, l’ANL a maintenu que sa présence dans le sud visait à protéger la région de la présence de terroristes, de combattants étrangers – y compris de combattants toubous venus du Tchad voisin – et de passeurs. 

« Peut-être est-il vrai que dans le désert, il y a des mercenaires du Tchad, mais les Toubous [libyens] ne peuvent être tenus pour responsables de leur présence », a déclaré Mohamed, un habitant de la région.

« Oui, la Libye regorge désormais d’étrangers de partout car il n’y a aucune sécurité frontalière, mais ce n’est pas normal que l’ANL vienne ici pour dire que sa mission est de protéger le peuple libyen et nous tue ensuite en se servant du terme “étranger” comme excuse. »

Mohamed a également affirmé que les rangs de l’ANL avaient été renforcés par « des milliers » de mercenaires soudanais qui avaient encerclé Mourzouq, laissant ses habitants pris au piège.

Crise humanitaire

Samedi, Ghassan Salamé, l’envoyé spécial de l’ONU en Libye, a reçu une délégation de Mourzouq comprenant les députés du Parlement de l’est de la Libye, Mohamed Adem Lino et Rahma Adem, pour discuter de la situation en matière de sécurité et de la crise humanitaire naissante dans le sud.

« Nous avons informé Ghassan Salamé des atrocités commises à Mourzouq et il a promis une aide urgente pour sécuriser l’approvisionnement médicale et alimentaire essentiel », a déclaré à MEE Allahuza Mahmoud, un ancien de la tribu.

Jusqu’à présent, l’ONU s’est surtout contentée de condamner les combats et de lancer des appels au calme, via des communiqués.  

Pipelines du gisement pétrolifère d’al-Sharara en Libye, le 3 décembre 2014 (Reuters)
Pipelines du gisement pétrolifère d’al-Sharara en Libye, le 3 décembre 2014 (Reuters)

Après avoir pris le contrôle de deux gisements pétroliers majeurs du sud du pays, dont l’un des plus importants, al-Sharara, a fait l’objet d’une déclaration de « force majeure » et est actuellement hors de service, l’ANL semble avoir jeté son dévolu sur un troisième gisement. 

Dimanche, l’armée de Haftar a progressé vers le gisement pétrolier de Wafa, dans le bassin de Ghadamès, exploité par une joint-venture entre la National Oil Corporation libyenne et le géant italien ENI. 

« Nous pensions qu’après 2011, nous pourrions vivre égaux et en sécurité dans une Libye diverse et multiculturelle. Mais nous voyons aujourd’hui ces espoirs disparaître sous nos yeux »

- Ahmed, un habitant

À la suite de négociations, le transfert d’al-Feel s’est effectué de manière essentiellement pacifique. Un ingénieur travaillant sur le terrain a indiqué à l’agence Reuters que la production de pétrole n’avait pas été affectée et qu’il n’y avait eu aucun affrontement sur le terrain.

Cependant, Mahmoud, un habitant de la région, a confié à MEE que bien que le transfert se soit déroulé de manière pacifique, trois gardes toubous sécurisant le champ pétrolier avaient été tués en quittant al-Feel et deux autres arrêtés.

« Dans les médias, l’ANL a parlé des deux hommes qu’ils ont capturés, en s’abstenant de mentionner qu’ils avaient aussi tué des gens. Je le sais avec certitude parce que je connais l’une des victimes », a déclaré Mahmoud.

« Ils n’avaient pas d’armes lourdes, juste des armes de petit calibre, car ils étaient à al-Feel pour assurer la sécurité, pas [pour] s’engager dans des affrontements. »

Les forces de l’ANL se préparent également à de nouvelles avancées vers le sud en direction des villes touboues d’Um Aranib et al-Qatrun.

Les habitants estiment que les milices touboues dans ces villes ne vont probablement pas opposer beaucoup de résistance, car ils redoutent de subir un sort similaire à celui de Mourzouq.

« Ce qui se passe dans le sud est le symbole d’une profonde déception pour les Toubous, car cela nous ramène à l’époque de Kadhafi, lorsque nous étions très marginalisés », regrette Ahmed, un habitant de la région.

« Cela a anéanti les espoirs des Toubous. Nous pensions qu’après 2011, nous pourrions vivre égaux et en sécurité dans une Libye diverse et multiculturelle. Mais nous voyons aujourd’hui ces espoirs disparaître sous nos yeux ». 

* Le nom a été changé pour préserver l’anonymat de la personne interviewée.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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