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L’Algérie, un « dommage collatéral » de la politique saoudienne

La relation personnelle privilégiée entre Abdelaziz Bouteflika et la monarchie saoudienne a permis de dénouer les tensions accumulées depuis les années 70. Mais au fond, de l’intervention militaire au Yémen à la politique pétrolière, Riyad et Alger ne sont d’accord sur rien

« La politique saoudienne va finir par nous mettre à genoux. » Dans l’aveu de ce diplomate algérien contacté par Middle East Eye, il y a de la désolation et un peu de rancœur. Voilà plusieurs mois que l’Algérie, par la voix de son ancien ministre de l’Énergie Youcef Yousfi, réclame à l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) une baisse de la production pour « faire remonter les prix et défendre les revenus de ses pays membres ». Or non seulement il n’en sera rien – l’Opep a décidé de maintenir le seuil de production à 30 millions de barils par jour – mais l’Arabie saoudite a annoncé qu’elle comptait augmenter son rendement, malgré les risques d’une nouvelle baisse des prix qu’entraînerait une surproduction.

En Algérie, où la rente pétrolière nourrit 70 % du budget de l’État, 33 % du PIB et 98 % des recettes d’exportation, le plongeon du prix du baril sous la barre des 60 dollars a entraîné dans sa chute l’économie du pays. Sur les cinq premiers mois de l’année, le déficit de la balance commerciale est estimé à plus de… 6 milliards de dollars. « À moins d’un miracle sur les cours du pétrole, on ne pourra pas échapper au scénario avancé par la Banque mondiale et le FMI, qui nous prédisent un déficit de 25 à 30 milliards de dollars pour fin 2015 », résume pour MEE le consultant financier Hassan Haddouche. « À ce rythme, dans cinq ans, nous aurons épuisé toutes nos réserves de change et l’Algérie se retrouvera en cessation de paiement. »

De quoi faire resurgir en Algérie un vieux ressentiment contre l’Arabie saoudite. « En 1973, le roi Fayçal s’était entendu avec Richard Nixon pour que la monnaie de référence pour les hydrocarbures soit le dollar. Le Président algérien de l’époque, Houari Boumediene, accusa le monarque saoudien d’avoir poignardé dans le dos le bloc des non-alignés [groupe de pays qui souhaitait rester indépendants des grandes puissances mondiales] et la rupture fut consommée », explique à MEE Kamel Mansari, journaliste et expert en développement des médias qui prépare un livre sur le royaume.

Le temps de la réconciliation

Il y a bien eu des tentatives de rapprochement entre le roi Khaled et Chadli Bendjedid dans les années 80, mais c’est surtout avec Abdelaziz Bouteflika que l’Arabie saoudite et l’Algérie se sont réconciliées. « Au lendemain de l’élection de Bouteflika en 1999, le roi Fahd [décédé en 2005] et son successeur Abdallah [décédé en janvier dernier] ont injecté beaucoup d’argent pour aider l’Algérie à se relever des années de terrorisme », poursuit-il. « Quant à Salmane, l’actuel roi, il était dans sa jeunesse un fervent sympathisant de la cause algérienne. Il créa en 1956 un fonds de soutien à la révolution algérienne et participa au financement de la première représentation du FLN [Front de libération nationale] à Djeddah, que l’on confia à Cheikh Abbas Bencheikh el-Hocine, devenu le premier ambassadeur de l’Algérie indépendante auprès du royaume saoudien. »

Preuve de cette relation personnelle privilégiée entre le chef de l’État algérien et la monarchie saoudienne, le petit-fils du roi Fahd, le prince Turki, fils de Mohamed Ben Fahd Ben Abdelaziz al-Saoud, viendrait chaque année au printemps passer ses vacances en Algérie et y chasser l’outarde. En février dernier, il a même été reçu par Abdelaziz Bouteflika, qui, un mois plus tôt, avait décrété un deuil national de trois jours suite au décès du roi Abdallah. Le prince Nayef Ben Abdelaziz (décédé en 2012) était quant à lui un ami intime du Président algérien. Contrairement à ses frères, il passa ses vacances et sa dernière convalescence en Algérie, qu’il préférait aux États-Unis ou au Maroc. Nayef avait lui aussi une maison de vacances à Djelfa. Sa dernière apparition à la télévision remonte à sa rencontre avec le Président Bouteflika, quelques jours avant qu’il ne décède en Suisse.

Des intérêts divergents

« Nous sommes des pays frères dans la mesure où nous partageons certaines valeurs, et que nous sommes tous deux des terres d’islam, mais cette entente s’arrête là », nuance Kamel Bouchama, ancien ambassadeur d’Algérie en Syrie et grand connaisseur du Moyen-Orient, interviewé par MEE. « Avec leurs savants et tout leur argent, les Saoudiens auraient pu changer la face du monde arabe. Finalement, ils n’incarnent pas un modèle de progrès. Et puis nos positions divergent sur la plupart des dossiers, comme le montre notre désaccord sur le Yémen. »

Mars 2015. Alors que la majorité des chefs d’État de la Ligue arabe décident de la création d’une force militaire commune et d’une intervention au Yémen, l’Algérie refuse de participer. Un cadre des Affaires étrangères s’en souvient. Il raconte à MEE : « Ramtane Lamamra [le ministre algérien des Affaires étrangères] a rappelé que la Ligue arabe n’avait pas besoin d’avoir une force conjointe puisque, dans sa charte, il est écrit qu’elle a vocation à régler les problèmes à l’amiable. Il a aussi indiqué que l’armée algérienne n’intervient jamais dans les autres pays. Mais ce qui a le plus contrarié les Saoudiens, c’est que nous proposons une médiation à travers l’Iran. »

Car selon lui, depuis 2011 et les révoltes arabes, Riyad perd de son influence sur la scène diplomatique au profit de l’Algérie. « Face à l’effondrement de la structure sécuritaire égyptienne et au repli des Saoudiens sur leur sécurité intérieure, les États-Unis devaient trouver un autre interlocuteur. Ils se sont alors tournés vers une autre puissance militaire, réputée aussi pour la qualité de ses services de renseignements : l’Algérie. »

Dans la foulée de l’intervention armée au Yémen, les médias algériens, prompts à se déchaîner contre l’Arabie saoudite, se sont délectés du témoignage d’un commandant de bord de retour d’une difficile opération de rapatriement des ressortissants algériens au Yémen. « A cinq minutes de Djeddah, un appel radio de la tour de contrôle nous a interdit de traverser l’espace aérien saoudien », relate Mourad Aomraoui, responsable du vol 5600 Alger-Sanaa en exclusivité au quotidien El Watan. Selon lui, les Saoudiens, qui assuraient le contrôle de l’espace aérien, mais aussi de l’aéroport de Sanaa, « ont fait pression sur les agents yéménites pour qu’ils n’assistent pas les Algériens ».

Quelques semaines plus tard, la presse s’empare d’une autre affaire : celle d’une « blacklist » présentée comme l’œuvre du ministre saoudien des Affaires étrangères, épinglant onze pays, parmi lesquels l’Algérie, accusés de ne pas fournir assez d’efforts dans la lutte contre le blanchiment d’argent à l’origine du financement du terrorisme.

« Le secrétariat du Conseil de coopération du Golfe a envoyé une note aux pays membres pour qu’ils se mettent en conformité avec les règles du Groupe d’action financière et l’Algérie s’y est prise en retard, relativise Kamel Mansari, qui voit dans cet affaire un simple « malentendu bureaucratique ». Quant aux ratages de l’opération de rapatriement au Yémen, officiellement imputés « à une panne et à des conditions climatiques défavorables », le spécialiste les attribue à « une défaillance flagrante dans la coordination entre Saoudiens et Algériens ».

La diplomatie algérienne rappelle dès qu’elle le peut combien ses relations « avec ses frères du Royaume saoudien » sont « solides, séculaires et exceptionnelles ». La publication des câbles de la diplomatie saoudienne diffusés par WikiLeaks montre qu’elles sont, en tout cas, suffisamment bonnes pour qu’un ministre algérien de la Communication (chargé des journalistes) s’engage à « faire pression » sur les journaux enclins à écrire des articles hostiles à l’Arabie saoudite. Ou qu’un ancien ministre demande une faveur pour une prise en charge au pèlerinage de La Mecque avec son épouse.

Partenaire stratégique de l’Algérie dans la lutte anti-terroriste – l’Arabie saoudite reçoit par exemple à Riyad les officiers de la police algérienne dans le cadre d'opérations de partages d’expertise –, le royaume est aussi un partenaire économique non négligeable. Créée en 2004, la Société algéro-saoudienne d’investissement, qui s’est engagée à investir dans l’industrie, l’immobilier, le tourisme ou l’agriculture, a participé en juin 2015 à la réouverture du premier supermarché Carrefour en Algérie.

Cependant, « rien ne nous fera oublier que pendant les années 90, l’Arabie saoudite recevait les dirigeants du Front islamique du salut dans son ambassade et que les fatwas qui concernaient l’Algérie étaient émises à La Mecque et à Médine », relève, un peu amer, un diplomate algérien. « Depuis quinze ans, l’Algérie s’interdit peut-être tout problème avec un pays arabe ou un pays allié mais, dans le fond, il faut le dire, nous ne sommes d’accord sur rien. Ceci dit, quand une décision est prise à la Ligue arabe et à l’OPEP, où l’Arabie saoudite est toute-puissante et où nous ne pesons pas assez, il serait injuste de dire qu’elle est prise contre nous. L’Algérie n’est qu’un ‘’dommage collatéral’’ de la politique saoudienne ».

En somme, tant que le Président Bouteflika sera là pour traiter les Saoudiens en frères, Alger et Riyad oublieront que leurs intérêts économiques, géopolitiques et idéologiques n’en feront jamais vraiment des alliés. 
 

Photo : l'ancien ministre saoudien des Affaires étrangères Saoud ben Fayçal ben Abdelaziz al-Saoud (à droite) est accueilli par le Président algérien Abdelaziz Bouteflika à la résidence Djenane el-Mufti à Alger, le 30 janvier 2013 (AFP).

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