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Guerres climatiques : comment le Sahel est devenu le théâtre de conflits liés aux ressources

Les changements environnementaux provoquent de violents affrontements entre éleveurs nomades et agriculteurs dans cette région d’Afrique
Du Soudan au Mali, les communautés se disputent l’espace, les droits et les ressources (AFP)

Le bus pour Khartoum a permis à Maryam et aux autres survivants parmi ses voisins d’échapper au siège.

Pendant des mois, ils avaient été traqués par des hommes armés à cheval errant dans leur village dans le centre du Darfour, les forçant à rester à l’intérieur et à l’écart de leurs terres agricoles jusqu’à ce que certains d’entre eux ne puissent plus supporter leur emprisonnement et quittent leurs maisons pour affronter leurs bourreaux.

Le frère de Maryam, Adam, a été touché par balle et son oreille a été coupée. Ses parents ont été tués. 

« Ils ont brûlé nos maisons, ils ont brûlé nos fermes. Ils ont tué ma mère parce qu’elle se déplaçait à dos d’âne. Ils lui ont dit : “toi, tu es une esclave, cet âne ne t’appartient pas.” Ils lui ont tiré dans la jambe puis en plein cœur », raconte Maryam à Middle East Eye. 

Maryam a été déplacée lorsque son village du Darfour a été rasé par les milices janjawids (MEE/Kaamil Ahmed)
Maryam a été déplacée lorsque son village du Darfour a été rasé par les milices janjawids (MEE/Kaamil Ahmed)

Depuis sept ans, elle vit dans la précarité, vendant du thé dans les rues de la capitale soudanaise, et sans pouvoir retourner dans son village qui a été rasé par les milices janjawids, pro-gouvernementales, qui ont attiré dans leurs rangs des combattants des communautés d’éleveurs nomades du Darfour. 

Les violences qui ont été attisées au Darfour au début des années 2000 ont fait au moins 300 000 morts selon l’ONU et ont conduit à des accusations de génocide.

Alors que les forces de l’ordre janjawids du gouvernement ont été soi-disant déployées contre les rebelles, les violences contre les populations civiles ont trahi un conflit plus large qui devient de plus en plus pressant bien au-delà du Soudan – un conflit entre les communautés pastorales nomades et transnationales, qui cherchent de l’espace pour paître, et les agriculteurs liés à la terre.

Depuis l’apogée de la violence au Darfour, toute la région africaine du Sahel (qui s’étend d’ouest en est juste au sud du désert du Sahara) est déchirée par ces conflits entre éleveurs et agriculteurs nés de la diminution de l’accès à la terre et aux ressources naturelles. 

Cela a souvent été dépeint comme une question de sécurité, ou sectaire, des groupes comme al-Qaïda et Boko Haram s’en prenant aux éleveurs. Mais les experts et les communautés elles-mêmes disent que le conflit a été entraîné par les changements climatiques et exacerbé par les défaillances des gouvernements. 

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Au moins 37 personnes ont été tuées dans 25 incidents au Darfour en 2019, selon les médias locaux qui rapportent également des enlèvements et des viols commis par des hommes armés.

On estime qu’une cinquantaine de personnes ont été tuées au Tchad voisin en août, entraînant l’État d’urgence dans deux États et la fermeture de la frontière avec le Soudan.

En mars, au moins 130 éleveurs peuls ont été tués au Mali, tandis que d’autres éleveurs peuls ont été régulièrement accusés de violences au Nigeria. 

« Cela devient un très grave problème dans toute la région soudano-sahélienne. Je pense que cela a de très graves conséquences régionales. Cela a également de très graves conséquences internationales en termes de sécurité », déclare à MEE Abdal Monium Osman, un responsable de la division des urgences et de la réhabilitation à l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). 

La racine du conflit est l’accès aux ressources naturelles qui, pour diverses raisons, indique-t-il, a mis les communautés en concurrence non seulement les unes avec les autres, mais aussi en leur sein. 

« Ils ont brûlé nos maisons, ils ont brûlé nos fermes. Ils ont tué ma mère parce qu’elle se déplaçait à dos d’âne »

- Maryam, rescapée du Darfour

« Les moyens de subsistance dépendent essentiellement des ressources naturelles et la question est celle du contrôle de l’accès. Toute perturbation en matière d’accès a ce genre de conséquences. »

Le meilleur exemple de ce type de perturbation est la sécheresse critique du début des années 1980 qui a tué plus d’un million de personnes en Afrique de l’Est et a vu les communautés du Darfour entrer en conflit d’une manière qui a été qualifiée de guerre civile.

C’était vingt ans avant que les groupes rebelles du Darfour combattent les janjawids, bien que certaines des communautés impliquées aient été les mêmes. 

« Nombreuses sont les communautés qui ne se sont vraiment pas remises de cette sécheresse », explique à MEE Alex Orenstein, un analyste indépendant qui utilise l’imagerie satellite pour cartographier et suivre les environnements dans lesquels les éleveurs travaillent. 

La sécheresse du début des années 1980, selon lui, c’est « ce que tout le monde redoute de voir se reproduire ».

« Les précipitations en Afrique de l’Ouest, au Sahel ainsi qu’au Darfour sont si précaires. Si vous avez cette période où il ne pleut pas, c’est coûteux. » 

L’analyse de l’imagerie satellite a amené Orenstein à mettre en garde contre une menace potentielle qui se dessine entre le Sénégal et la Mauritanie en raison d’une mauvaise saison des pluies qui devrait se traduire par une croissance insuffisante de l’herbe pour le pâturage du bétail. 

Des femmes et des enfants tchadiens sont photographiés dans le camp de réfugiés d’Ati, le 1er octobre 1984, après avoir été contraints de fuir leurs maisons en raison d’une famine consécutive à une sécheresse (AFP)
Des Tchadiens sont photographiés dans le camp de réfugiés d’Ati, le 1er octobre 1984, après avoir été contraints de fuir leurs foyers en raison d’une famine consécutive à une sécheresse (AFP)

Selon certains analystes, le conflit se résume à un phénomène connu sous le nom de désertification, qui décrit l’empiètement du désert dans l’espace de plus en plus restreint utilisé par les éleveurs, les forçant à entrer en conflit avec les agriculteurs avec lesquels ils se disputent les ressources. 

Orenstein précise que ces dernières années, au moins certaines régions du Sahel ont connu de graves problèmes en raison du manque de précipitations, bien qu’il y ait d’autres facteurs qui aggravent les conflits. 

« Chaque année, il y aura un endroit qui n’ira pas bien. Et à certains endroits, cela sera récurrent », prévoit-il.

« La sécheresse est sans aucun doute un facteur. La sécheresse va empirer. En Afrique de l’Ouest et au Sahel, il n’existe pas de mécanismes qui puissent protéger les populations ainsi que les éleveurs et les agriculteurs contre les effets de la sécheresse. »

Au-delà de la sécurité

Bon nombre de ces conflits, bien qu’enracinés dans des tensions et une rivalité de longue date, ont été signalés relativement récemment sous le seul angle de la sécurité.

Les violences entre les éleveurs peuls et la communauté dogon du Mali sont souvent associées à une rébellion armée qui a eu lieu dans le nord du pays en 2012 et impliqué des groupes accusés de liens avec al-Qaïda. Le conflit impliquant les Peuls au Nigeria est également régulièrement associé à Boko Haram. 

Plus tôt en septembre, des Darfouriens vivant dans des camps de déplacés après avoir été contraints de quitter leurs villages depuis le début des années 2000 ont protesté contre l’interdiction d’accès à leurs terres agricoles, affirmant que les éleveurs les harcelaient et étaient souvent accompagnés d’hommes en uniforme à bord de véhicules équipés de mitrailleuses – une allusion aux paramilitaires des Forces de soutien rapide (RSF) qui sont issus des janjawids.

« Cela devient un très grave problème dans toute la région soudano-sahélienne. Je pense que cela a de très graves conséquences régionales. Cela a également de très graves conséquences internationales en termes de sécurité »

- Abdal Monium Osman, FAO 

D’après Abdal Monium Osman, il existe un réel danger que ces hostilités de longue date causées par une rivalité liée aux ressources se militarisent, tant du fait des groupes armés que des gouvernements – et franchissent les frontières. 

L’armement des éleveurs du Darfour dans les années 1980 était en partie lié à un flux d’armes en provenance de la Libye de Mouammar Kadhafi, acheminées au Darfour pour soutenir les rebelles tchadiens basés là-bas.

Plus récemment, l’ONU a affirmé que l’instabilité en Libye après la chute de Kadhafi avait rendu possible le fait que des armes avancées atteignent les éleveurs à travers le Sahel. 

« Au fil du temps, la situation évolue. Cela commence localement, à propos de l’accès aux ressources naturelles, puis cela interagit avec d’autres acteurs et devient une sorte de menace sérieuse pour la sécurité régionale, nationale et internationale », expose Osman, suggérant à titre d’exemple que des groupes comme les RSF utilisent leur richesse substantielle pour recruter des mercenaires provenant d’autres communautés d’éleveurs.

Il estime que cela détourne également l’attention des décideurs politiques, les fournisseurs d’aide étrangère se concentrant sur les questions de sécurité qu’ils jugent les plus pertinentes pour leurs propres intérêts. 

« Ce que je vois en matière d’intervention dans cette région tient beaucoup plus de la sécurité que du développement », ajoute Osman.

« Prenez les États-Unis et les Européens, ils se concentrent en ce moment beaucoup plus sur la sécurité, en lien avec le fondamentalisme islamique. À moins qu’il n’y ait un changement dans la façon d’examiner ces questions, je ne vois pas d’issue pour l’instant. »

Les éleveurs désignés comme boucs émissaires

« Si vous allez sur Twitter, c’est le chaos et la confusion », estime Alex Orenstein. « Au Nigeria, sur Twitter, on voit des gens parler des éleveurs peuls comme s’ils étaient des étrangers. »

En partie grâce au cadrage axé sur la sécurité, les discours concernant le conflit donnent souvent l’impression que les éleveurs en sont responsables. La réalité est plus complexe. 

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Si les éleveurs sont blâmés pour les violences, ils sont aussi victimes de l’insécurité lorsque les violences les empêchent d’atteindre leurs zones privilégiées de pâturage, et ils ne reçoivent aucun soutien du gouvernement pour leur bétail, bien qu’ils contribuent à hauteur de 40 % à l’économie agricole du Sahel.

Les échecs politiques des gouvernements ont également exacerbé la rivalité environnementale et les dommages associés, ainsi que la marginalisation des communautés éloignées des capitales des pays touchés.

Dans d’autres cas, le problème est moins le manque de ressources que les droits sur les terres : les éleveurs font paître leurs animaux sur des terres agricoles tandis que les agriculteurs cultivent des terres traditionnellement utilisées par les éleveurs.

Une étude réalisée en 2018 par l’Université de Gedaref au Soudan a estimé que la quantité de terres communales utilisées pour l’agriculture dans une région à l’est du Soudan avait été multipliée par sept entre 2000 et 2014. 

« Les gens blâment toujours les éleveurs », déclare Osman, soulignant qu’il peut aussi y avoir des conflits internes au sein de ces communautés.

« Nous devons également examiner la négligence historique vis-à-vis des éleveurs et du système pastoral et la marginalisation des personnes qui en dépendent. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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