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Pris au piège entre la Russie et la Turquie, les Arméniens accusent l’Occident de les avoir abandonnés

La colère contre l’accord de cessez-le-feu au Haut-Karabakh conclu par l’Arménie avec l’Azerbaïdjan pourrait contraindre Erevan à revenir vers Moscou
Des manifestants protestent à Erevan contre l’accord de cessez-le-feu au Haut-Karabakh conclu par l’Arménie avec l’Azerbaïdjan, le 12 novembre 2020 (AFP)
Par Peter Oborne à Erevan, ARMÉNIE

Il y a deux ans et demi, l’Arménie est devenue le dernier ancien État soviétique en date à se débarrasser d’un gouvernement pro-Moscou.

En avril 2018, Nikol Pachinian, ancien journaliste et prisonnier politique, a pris la tête d’une série de manifestations quotidiennes suite auxquelles il a pris pacifiquement le pouvoir au gouvernement de Serge Sarkissian soutenu par la Russie, ce que Pachinian et ses partisans ont qualifié de « révolution de velours » arménienne.

À l’époque, cette transition a été largement considérée comme un moment glorieux de l’histoire de l’Arménie qui inaugurerait une nouvelle politique démocratique et porterait un coup décisif à la corruption qui avait fleuri sous la gouvernance précédente du Parti républicain d’Arménie. La position de Pachinian en tant que Premier ministre a été consolidée par les élections de décembre 2018, au cours desquelles son bloc parlementaire a obtenu plus de 70 % des voix.

Deux ans plus tard, la passation de pouvoir a une tout autre saveur pour de nombreux Arméniens.

Ils se demandent s’ils n’ont pas payé un lourd tribut en perdant le soutien du président russe Vladimir Poutine dans la région contestée du Haut-Karabakh.

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Lorsque les récents combats ont éclaté le 27 septembre, la Turquie a mis tout son poids derrière l’Azerbaïdjan en fournissant des armes, des conseils stratégiques et des combattants sur le terrain, dont des centaines de rebelles syriens.

En revanche, la Russie est restée manifestement impartiale : Poutine a déclaré aux journalistes qu’il était en communication constante avec à la fois Nikol Pachinian et le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev, et qu’il ne prendrait pas parti.

Middle East Eye s’est entretenu avec des députés du Parlement arménien dans la capitale Erevan. « Les principaux acteurs dans la région doivent être la Turquie ou la Russie. Les puissances mondiales doivent tenir compte de ces acteurs », a déclaré Arman Abovian, secrétaire du parti d’opposition Arménie prospère.

La lourde conséquence pour l’Arménie est qu’elle n’a pas d’autre choix que de faire de même.

Cependant, depuis l’entrée en fonction de Pachinian, les relations entre Erevan et Moscou se sont tendues.

Dans son entreprise de lutte contre la corruption, Pachinian a attaqué en justice d’anciens hommes forts, dont Yuri Khachaturov, l’actuel secrétaire général de l’Organisation du traité de sécurité collective, un bloc militaire dirigé par la Russie.

Le Premier ministre arménien Nikol Pachinian pose avec des soldats arméniens à Erevan avant leur départ pour le Haut-Karabakh, le 16 octobre (AFP)
Le Premier ministre arménien Nikol Pachinian pose avec des soldats arméniens à Erevan avant leur départ pour le Haut-Karabakh, le 16 octobre (AFP)

Les médias russes critiquent Pachinian pour ses visites répétées en Occident et dénoncent les liens qu’entretiennent certains hauts responsables du gouvernement avec les États-Unis.

Cela peut contribuer à expliquer pourquoi la Russie, qui est traditionnellement le plus proche allié régional de l’Arménie et le principal rival de la Turquie, est apparue tardivement dans le conflit.

La première intervention majeure a eu lieu lorsque Poutine a rejoint le président azerbaïdjanais Aliyev pour annoncer un accord de cessez-le-feu, que les Arméniens jugent profondément humiliant en raison de la perte d’une partie du territoire précédemment détenu par les Arméniens dans le Haut-Karabakh.

Bien que le Haut-Karabakh soit internationalement reconnu comme faisant partie de l’Azerbaïdjan, sa population est majoritairement arménienne et la région était sous le contrôle des séparatistes soutenus par Erevan depuis une guerre survenue au début des années 1990. Une grande partie de ce territoire était déjà tombée aux mains des forces azerbaïdjanaises avant l’accord de cessez-le-feu.

Outre la violente opposition de l’Azerbaïdjan soutenu par la Turquie et la passivité de la Russie, les observateurs ont souligné le fait qu’Israël avait fourni des drones à l’Azerbaïdjan.

De hauts responsables arméniens ont toutefois déclaré à MEE qu’ils ne pouvaient pas critiquer Israël étant donné que l’Arménie s’était vu offrir la possibilité d’acquérir cette même technologie militaire.

Une source arménienne s’est néanmoins montrée sceptique face à ce qu’elle a décrit comme des affirmations d’Israël faisant de l’Azerbaïdjan un allié de l’Iran.

Un revirement vers une démocratie libérale

Dans le même temps, le revirement de l’Arménie vers la démocratie et le libéralisme économique ne lui a guère rendu service en Occident.

L’Europe et les États-Unis n’ont pris aucune mesure substantielle pour venir en aide à l’Arménie en guerre contre un ennemi beaucoup plus puissant.

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Cela explique la colère croissante contre l’Occident dont nous avons été témoins ici à Erevan.

Comme nous sommes deux journalistes britanniques, nous n’étions pas les bienvenus parmi les groupes réunis mercredi matin à l’occasion d’une manifestation anti-gouvernementale devant l’opéra national à Erevan.

La manifestation ciblait principalement Pachinian et l’accord de cessez-le-feu. Les manifestants ne cessaient d’entonner à haute voix « Nikol le traître ».

Mais il n’était pas la seule cible. Un manifestant nous a crié « Fuck Britain ! » alors que nous interrogions les habitants. Un autre nous a retrouvés à plusieurs reprises dans la foule pour nous expliquer de but en blanc que « la Grande-Bretagne a[vait] laissé tomber l’Arménie ». Notre guide a ressenti le besoin de dire à de nombreux manifestants que nous étions des journalistes qui couvraient les événements et non des représentants de l’État britannique.

Une enseignante qui nous a abordés nous a fait part de son désespoir face à l’absence de soutien apporté par l’Occident à l’Arménie. Portant un masque de protection dans la foule de manifestants, elle a déclaré avoir assisté à un grand nombre de conférences et de séminaires internationaux célébrant la liberté et la démocratie.

« Nous avons demandé de l’aide. Nous avons crié, mais personne n’a répondu. Comment pouvons-nous désormais enseigner à nos enfants la tolérance et les droits de l’homme ? J’enseigne ces valeurs depuis 25 ans. Ces valeurs coulent dans nos veines, mais c’est nous qui sommes punis », a-t-elle déclaré à MEE.

« Ceux qui ont refusé de nous aider devraient avoir honte », a-t-elle ajouté.

« Le monde nous punit »

Anush Vasillii Atajanyan, une avocate originaire du Haut-Karabakh installée à Erevan, a résumé le dilemme auquel est confrontée l’Arménie.

« Quand nous entretenons une relation avec la Russie, le monde nous punit. Quand nous entretenons une relation avec l’Occident, la Russie nous punit », a-t-elle expliqué.

Selon Anush Vasillii Atajanyan, l’Arménie a été punie à la fois par l’Occident et par la Russie (MEE)
Selon Anush Vasillii Atajanyan, l’Arménie a été punie à la fois par l’Occident et par la Russie (MEE)

Elle nous a raconté que sa cousine avait été tuée par une attaque de drone lors du récent conflit. Elle a perdu la vie en venant en aide à des soldats blessés, a-t-elle déploré.

Beaucoup d’Arméniens ont le sentiment que leur pays n’a pas d’amis à l’échelle internationale. Cette impression a été exprimée avec force par Armine Aleksanyan, porte-parole de la République d’Artsakh, le gouvernement séparatiste du Haut-Karabakh reconnu par l’Arménie.

Lorsque nous lui avons rendu visite dans son bureau à Erevan, nous lui avons demandé quel message elle souhaitait transmettre au monde. Elle nous a répondu : « Honte à tous. Honte à chaque pays et au monde dans son ensemble. Il s’est assis au premier rang pour regarder les civils se faire tuer, sans rien faire. »

« Les organisations internationales telles que les Nations unies et l’Union européenne, qui sont là pour veiller au respect des droits de l’homme, n’ont rien fait pour empêcher la souffrance de la population civile », a-t-elle déclaré à MEE.

« Nous sommes tellement déçus. Ce n’est pas nous qui avons commencé cette guerre et maintenant, nous sommes confrontés à cette tragédie »

– Anush Vasillii Atajanyan, avocate

« Nous sommes tellement déçus. Ce n’est pas nous qui avons commencé cette guerre et maintenant, nous sommes confrontés à cette tragédie. »

« Les civils ont vraiment été ciblés avec des armes, dont des drones et des armes à sous-munitions fabriqués par Israël et la Turquie, ce qui est interdit par le droit international humanitaire », a-t-elle lancé.

Selon des rapports de Human Rights Watch, il existe des preuves que les forces azerbaïdjanaises tout comme les forces arméniennes utilisent des armes à sous-munitions illégales contre la population civile.

En raison de l’inertie internationale, les ennemis de l’Arménie peuvent désormais faire « tout ce qu’ils veulent », a fustigé Armine Aleksanyan, qui a conclu qu’« il ne ser[vait] à rien d’attendre quoi que ce soit de quiconque. »

À quoi faut-il s’attendre ? L’Arménie survivra à la crise actuelle. Elle possède un puissant sentiment d’identité nationale et des racines qui remontent à des milliers d’années. Néanmoins, rares sont les gouvernements qui survivent à une défaite militaire d’une telle ampleur et la position du Premier ministre Nikol Pachinian est précaire.

L’Arménie aura tiré une leçon amère de cette dernière tragédie nationale : elle sera moins susceptible de faire confiance à l’Occident ou de prendre le risque de contrarier le président Poutine.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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