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INTERVIEW – Mohamed Dayri : « Les Libyens ne peuvent plus attendre. On a perdu assez de temps »

Alors que la dernière session de pourparlers inter-libyens sous l’égide de l’ONU s’est terminée à Tunis fin octobre sans avancée pour sortir la Libye de la crise, MEE a rencontré le ministre des Affaires étrangères du gouvernement de l’Est
Mohamed Dayri appartient au gouvernement intérimaire libyen basé à Beida (Est du pays) qui n'est plus reconnu par la communauté internationale depuis 2016 (capture d'écran/France 24)

TUNIS – C'est un ministre des Affaires étrangères un peu particulier qui s’est déplacé incognito à Tunis fin octobre. Et pour cause, Mohamed Dayri appartient au gouvernement intérimaire libyen basé à Beida (Est du pays) qui n'est plus reconnu par la communauté internationale depuis 2016. Il est cependant toujours soutenu par la Chambre des représentants, le parlement légitime.

Contrôlant une large partie de l’Est libyen mais également des zones dans l’ouest et le sud grâce à l’Armée nationale libyenne (ANL) de Khalifa Haftar, ce gouvernement se veut résolument opposée aux milices. Depuis 2014, il soutient le maréchal Haftar dans sa lutte contre les « terroristes », terme utilisé par ses partisans pour désigner un large spectre de groupes islamistes, à savoir Ansar al-Charia, Daech, les frères musulmans ou encore Fajr Libya (coalition de brigades islamo-conservatrices qui a pris le pouvoir à Tripoli en 2014).

Middle East Eye : Depuis le mois de septembre, la mission de l'ONU en Libye (MANUL) mène à Tunis des négociations pour amender l'accord de paix de Skhirat. Quel regard portez-vous sur ces discussions ?

Mohamed Dayri : Nous suivons les efforts du représentant spécial de l'ONU en Libye, Ghassan Salamé. Il a réuni deux délégations, la délégation parlementaire de la Chambre des représentants et celle du conseil d'État [chambre haute formée des membres du Congrès général national, parlement rival de Tripoli selon l'accord de Skhirat].

Nous n'avons pas encore abouti à un consensus quant aux amendements. Il y a en ce moment des consultations à Tobrouk [où est basée la Chambre des représentants] et à Tripoli. Nous avons bon espoir d'ici à décembre, de parvenir à une solution. Le peuple est fatigué de cette crise sécuritaire, économique et politique. Il attend avec impatience un gouvernement d'union nationale – un vrai – et que le conseil présidentiel [sorte de cabinet resserré] soit réduit de neuf à trois membres.

Ghassan Salamé est depuis juin 2017 le nouvel envoyé spécial des Nations unies pour la Libye (AFP)

MEE : Ghassan Salamé a exposé un « plan d'action » en septembre à New York évoquant des élections générales pour l'été prochain. Ce calendrier vous semble-t-il possible ?

MD : Je pense que M. Salamé a donné des indications générales quant aux dates mais la tâche première réside dans la mise en place d'un conseil présidentiel et d'un gouvernement qui puissent traiter les problèmes urgents et travailler avec les Nations unies pour ouvrir la voie à une consultation référendaire sur la Constitution et à la préparation d'élections présidentielles et parlementaires.

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MEE : Vous vous attendez donc à un retard ?

MD : C'est possible. Nous ne sommes pas encore au 17 décembre et nous avons bon espoir d'arriver à une solution d'ici là.

MEE : Le 17 décembre marquera les deux ans de la signature de l'accord de Skhirat, qui n'a jamais pu être appliqué. Estimez-vous, comme certains Libyens, que l'accord expire à cette date ?

MD : C'est une date anniversaire. Quels que soient les aspects juridiques liés à cette date, les Libyens ne peuvent plus attendre. L'élite politique libyenne et la communauté internationale ne peuvent pas concevoir une solution qui puisse être réalisée après. On a perdu assez de temps depuis 2015.

Le peuple en a assez de ces désaccords. L'élite politique libyenne et la communauté internationale s'activent. Ils l'ont démontré ces derniers temps avec ces réunions à Rome, à Paris ou encore aux Pays-Bas. Ils se sont alignés sur la feuille de route qu'a proposé le secrétaire général M. Gutteres et son représentant spécial. On a vu à New-York un soutien considérable puisque les présidents Macron [France], Sissi [Égypte] et d'autres ont pris la parole lors de cette session spéciale sur la Libye.

Le Premier ministre Fayez el-Sarraj, le président français Emmanuel Macron et le maréchal Khalifa Haftar en conférence de presse près de Paris le 25 juillet (AFP)

MEE : Vous évoquez la France, l'Italie, les Pays-Bas, l'Égypte... N'avez-vous pas l'impression que la multiplication des initiatives sur la Libye pourrait brouiller le processus ?

MD : Les Français ont une expression qui dit : « La nature a horreur du vide ». Nous autres, Libyens, avons souffert pendant des mois de l'absence d'un représentant spécial de l'ONU en Libye. Je m'explique : il y a eu un candidat en janvier, qui a été rejeté, puis un second à nouveau rejeté.

Nous avons perdu du temps, sept mois, avant que Ghassan Salamé commence à travailler en août. Cependant, cela a ouvert des portes pour organiser des réunions à Rome, aux Pays-Bas et cette initiative, à saluer, de M. Macron. C'est une initiative présidentielle d'un chef d'État européen qui voulait donner un coup d'accélérateur au processus de paix libyen.

MEE : L'élection présidentielle française de mai dernier a-t-elle permis un revirement de la politique envers la Libye ? Depuis la révolution de 2011, la France semblait effacée sur la question...

MD : La période de François Hollande était nuancée. Je pense que les attentats du 13 novembre 2015 ont été révélateurs de la gravité du problème que pose le terrorisme, non seulement en Irak ou en Syrie, mais aussi en Libye.

Emmanuel Macron apporte un éclairage nouveau, un soutien à ce qu'il a appelé à juste titre la légitimité militaire mais aussi politique. Nous sommes très satisfaits de cette approche équilibrée de la France, qui manquait considérablement à la communauté internationale avant la réunion de la Celle-Saint-Cloud. Jean-Yves le Drian, ministre de l'Europe et des Affaires étrangères, n'y est pas pour rien. Il avait déjà commencé, sous François hollande, à lancer une dynamique positive quant à la politique française en Libye.

Les pays voisins n'ont pas eu d'initiative commune. Il y a eu des consultations mais elles n'ont pas touché la partie libyenne

MEE : Qu'en est-il des pays voisins de la Libye ? L'Égypte, la Tunisie et l'Algérie avaient notamment annoncé une initiative régionale...

MD : Les pays voisins n'ont pas eu d'initiative commune. Il y a eu des consultations mais elles n'ont pas touché la partie libyenne. Nous n'avons jamais eu une délégation tripartite qui se soit rendue en Libye ou qui ait invité des Libyens à Tunis, au Caire ou à Alger, contrairement aux Européens.

MEE : Vous estimez que la communauté internationale s'intéresse à la Libye, mais certains Libyens disent avoir été oubliés après la révolution...

MD : Le président Obama a reconnu qu'il y avait eu des erreurs commises, que la Libye avait été abandonnée à son sort. À mon sens, il n'évoquait pas seulement l'aspect américain mais l'intervention occidentale de 2011 qui n'a pas accompagné le processus post-révolutionnaire.

Ce qu'a dit Obama est valable pour les États-Unis, la France, le Royaume-Uni. Nous considérons que nous avons été abandonnés par ces pays-là et par le Conseil de sécurité de l'ONU qui ne s'est manifesté qu'en août 2014, après les affres de Fajr Libya. Mais il y a encore eu des manquements ensuite.

On se plaît souvent à souligner les répercussions sur les pays voisins et sur l'Europe, mais on oublie que les premières victimes du terrorisme en Libye sont les Libyens

MEE : Quels manquements ?

MD : On met souvent l'accent sur l'aspect politique, mais il y a peu d'efforts faits pour venir à bout de la crise sécuritaire. Certes, il y a une crise politique qui divise le pays, mais il ne faut pas oublier la crise sécuritaire qui a laissé Daech, al-Qaïda au Maghreb islamique [AQMI] et d'autres groupes extrémistes pulluler en Libye.

On se plaît souvent à souligner les répercussions sur les pays voisins et sur l'Europe, mais on oublie que les premières victimes du terrorisme en Libye sont les Libyens.

Nous en avons assez de ce danger grandissant qui nous menace. Cette crise se manifeste également par ces milices bien armées qui échappent au contrôle de l'État, notamment dans la partie occidentale. Il y a des rapts, des rançons exigées à Tripoli et dans d'autres villes de l'Ouest...

Les milices de Tripoli ne veulent pas être intégrées dans une armée qui serait commandée par le maréchal Khalifa Haftar (AFP)

MEE : Justement, depuis quelques mois des discussions entre sécuritaires libyens ont lieu au Caire, en Égypte. Dans quel objectif ?

MD : Je salue les efforts de l'Égypte. Il y a eu une première réunion en juillet qui a permis un dégel psychologique et de faire le point sur les principes d'une réunification de l'armée libyenne.

Je voudrais souligner l'importance des résultats de la deuxième réunion de septembre entre les représentants de l'Armée nationale libyenne [force dirigée par Khalifa Haftar à l'est du pays] et leurs compatriotes de Misrata [qui soutiennent le Gouvernement d'union nationale de Tripoli].

Ils ont réaffirmé des principes fondamentaux parmi lesquels la nécessité de réunir l'armée, le soutien au processus démocratique tout en se démarquant de toute implication dans ce processus. Nous attendons les résultats de la troisième réunion qui s'est tenue fin octobre avec d'autres groupes armés.

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MEE : Une autre question inquiète particulièrement l'Europe, celle des migrants. Comment peut-on limiter ce flux entre la Libye et l’Italie ?

MD : Il faut faire en sorte qu'il y ait un gouvernement d'union nationale et en parallèle, apporter un coup d'accélérateur aux solutions de la crise sécuritaire.

Une Libye sûre et unie sera capable de venir à bout des affres que commettent des milices. Les efforts actuels ne peuvent pas aboutir. Lisez les rapports de la Mission de l'Union européenne d'assistance aux frontières en Libye (EUBAM) qui reconnaît explicitement les limites de l'action européenne en la matière.

L'Italie a contribué à renforcer des groupes extrémistes en Libye

MEE : Cet été, l'Italie a été accusée d'avoir payé des trafiquants humains, à Sabratha, à 80 kilomètres à l'ouest de Tripoli, afin qu'ils cessent leurs activités. Qu'en pensez-vous ?

MD : C'est une erreur gravissime que de financer des milices connues par leur extrémisme violent. Ce faisant, l'Italie s’est rendue complice de groupes qui allaient bénéficier de moyens accrus en matière d'armement et d'influence. En d'autres termes, l'Italie a contribué à renforcer des groupes extrémistes en Libye. Nous nous inscrivons en faux contre cette politique dite de « compréhension » que j'interprète comme un soutien à des milices. La sécurité en Libye doit être assurée par l'armée nationale et la police.

MEE : Concernant les partisans de l'ancien régime, beaucoup disent qu'ils ont un rôle à jouer dans la future Libye. Qu’en pensez-vous ?

MD : Bon nombre sont revenus à l'Est où ils ont trouvé les portes grandes ouvertes, suite à la loi d'amnistie de 2015 et à l'appel politique, confirmé par notre gouvernement au travers de décrets concernant leur réintégration. Ils pourront participer aux élections à l'avenir.

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MEE : Vous n'auriez donc rien contre une candidature de Saïf al-Islam Kadhafi, qui a été libéré cet été, ou de Bachir Saleh, ancien directeur de cabinet de Mouammar Kadhafi ?

MD : Je ne pense à personne. Tous les kadhafistes, les communs des mortels comme leurs dirigeants, peuvent venir en Libye et apporter leur concours à l'édifice nouveau que nous espérons construire. La Libye est en crise et ils doivent, en tant que compatriotes, nous soutenir dans notre effort de reconstruction nationale. 

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