Manon-Nour Tannous : « La diplomatie française n’a pas eu de mémoire sur la Syrie »
Docteure en relations internationales, chercheuse associée au Centre Thucydide (Université Paris-II) et au Collège de France (chaire d’histoire contemporaine du monde arabe), et enseignante à Sciences Po, Manon-Nour Tannous revient dans Chirac, Assad et les autres. Les relations franco-syriennes depuis 1946 sur la « diplomatie de levier » qui permet à la Syrie et à la France de décupler leur poids sur les dossiers régionaux en « instrumentalisant la relation avec l’autre ». « La France espérait ainsi conquérir un rôle de puissance reconnue dans la région », tandis que « la Syrie, elle, souhaitait sortir de son isolement », précise la chercheuse.
C’est pour cette raison, poursuit-elle, que les présidents français, depuis Jacques Chirac, ont bien souvent fait le choix du dialogue avec le régime syrien, « convaincus qu’isoler ce régime le rendrait plus nuisible et qu’au contraire, l’intégrer permettrait d’obtenir des concessions sur certains dossiers ».
Parmi ces dossiers, le cas libanais. Dans son ouvrage, Manon-Nour Tannous revient sur le statut d’interlocuteur privilégié dont a longtemps disposé la France lorsqu’il s’agissait de la Syrie, mais aussi du Liban. « Il existe un vrai ‘’tropisme libanais’’ dans les relations bilatérales franco-syriennes», selon l’auteure.
Manon-Nour Tannous explique à MEE les dynamiques des relations franco-syriennes, relevant les nombreuses erreurs qui ont jalonné la diplomatie française au cours des sept dernières décennies.
Middle East Eye : Quelles sont les particularités des relations franco-syriennes depuis l’indépendance de la Syrie en 1946 ?
Manon-Nour Tannous : Depuis plus de 70 ans, ces relations ont beaucoup fluctué. Il y a eu des phases de rapprochement, notamment sous Jacques Chirac, mais aussi des périodes de rupture qui ont également été très importantes. Ces fluctuations peuvent être expliquées par la même cause : la France ne s’intéresse pas à la Syrie en tant que telle, et inversement. La seule chose qui intéressait ces deux pays, c’était de pouvoir instrumentaliser la relation avec l’autre.
MEE : C’est ce que vous appelez la « diplomatie de levier »…
MNT : Tout à fait. Chacun instrumentalise la relation avec l’autre pour avoir un poids sur des dossiers plus stratégiques, plus complexes, et bien souvent régionaux.
La France ne s’intéresse pas à la Syrie en tant que telle, et inversement. La seule chose qui intéressait ces deux pays, c’était de pouvoir instrumentaliser la relation avec l’autre
En utilisant la relation bilatérale, ces deux pays décuplent leur propre rôle sur ces dossiers.
MEE : Sur quels dossiers la France voulait-elle avoir un poids ?
MNT : Sur le dossier israélo-arabe, sur le dossier irakien également. Mais les Français ont toujours eu le Liban en ligne de mire. Cela s’explique par des raisons historiques, mais aussi par la construction d’un imaginaire autour d’un Liban chrétien, francophile, au mode de vie plus occidental que la Syrie qui, elle, a très tôt après son indépendance été le chantre du nationalisme arabe.
La France a donc à plusieurs reprises traité avec la Syrie pour lui faire réduire son emprise sur le Liban. Il existe un vrai « tropisme libanais » dans les relations bilatérales franco-syriennes.
MEE : Quel était l’intérêt des Syriens ?
MNT : La montée au pouvoir de Hafez al-Assad s’est basée sur deux éléments : verrouiller la scène interne en éliminant toute dissidence et exporter la violence sur la scène régionale. Au Liban, il a joué des factions les unes contre les autres. Il s’est donc construit comme leader et interlocuteur incontournable pour ceux qui voulaient avoir un rôle au Moyen-Orient et trouver des solutions aux crises qu’il contribuait parfois lui-même à attiser. Les Assad ont donc été courtisés pour leur rôle sur ces dossiers.
De cette relation bilatérale, la France espère conquérir un rôle de puissance reconnue dans la région. La Syrie, elle, souhaite sortir de son isolement et d’alliances parfois très exclusives, comme celles avec l’Iran ou l’URSS, et ainsi séduire des partenaires occidentaux. La France, à la différence des États-Unis qui ont toujours eu une relation compliquée avec la Syrie, est longtemps demeurée le partenaire occidental des Syriens.
MEE : Pourquoi les relations syro-américaines ont-elles toujours été « compliquées » ?
MNT : Les États-Unis avaient un rapport plus méfiant aux Syriens. Ils n’ont pas d’histoire longue avec ce pays ni la proximité que la France a pu construire, entre autres lors de la période mandataire [la Syrie a été sous mandat français de 1920 à 1946]. Les liens que la France entretient traditionnellement avec la Syrie sont multiples, elle a accès à un panel relativement large de personnalités, ce qui explique que les analyses françaises soient plus fines.
[Pour Damas], les Français ne sont qu’un partenaire en attendant d’avoir un vrai dialogue avec le partenaire qui compte : les États-Unis
À l’inverse, les Américains ont toujours eu une vision plus restreinte de ce qu’était la Syrie, car ils avaient accès à un spectre d’interlocuteurs limité aux hautes sphères de l’État syrien. Pourtant, le régime syrien est obsédé par les Américains et il s’avère que s’il parle aux Français c’est bien souvent, in fine, pour pouvoir parler aux Américains par ricochet, mais il n’y arrive pas vraiment. Les Français ne sont qu’un partenaire en attendant d’avoir un vrai dialogue avec le partenaire qui compte : les États-Unis. Le régime pense que les décisions importantes viendront d’eux.
MEE : Mais vous décrivez également dans votre ouvrage que la France a accès à un nombre limité d’interlocuteurs, d’où la surprise des Français lorsque la révolution a débuté en 2011…
MNT : Oui. C’est tout le problème d’avoir des relations quasi-exclusives avec les régimes autoritaires dans lesquels l’opposition et la société civile n’ont aucune place. Dès la fin des années 1970, une mobilisation a lieu en Syrie. La France a bien sûr connaissance de ces mouvements, de l’érosion du pouvoir syrien et de la répression employée, mais elle n’en tire aucune conclusion sur la société syrienne. Sa seule grille de lecture était « est-ce que Hafez al-Assad va être déstabilisé ? Si oui, qui va le remplacer ? ». La diplomatie traite chaque question avec des œillères car la France, comme ses partenaires, a pour interlocuteur central le régime.
MEE : Comment décririez-vous la politique syrienne de Jacques Chirac ?
MNT : Jacques Chirac a continué cette idée de diplomatie de levier mise en place par les présidents qui l’ont précédé. Lorsqu’il arrive au pouvoir en 1995, le nouveau président met en jeu son crédit personnel et décide d’instaurer un dialogue avec Hafez al-Assad pour que la France ait un poids sur des dossiers régionaux, en particulier le Liban.
Il y arrive plutôt bien : en 1996, la France a un rôle important dans la résolution du conflit entre Israël et les pays arabes [l’opération « Raisins de la colère » menée par l’armée israélienne en avril contre les forces du Hezbollah au sud du Liban]. En traitant avec les dictateurs Hafez puis Bachar al-Assad, le président français a tenu un pari difficile à défendre auprès de l’opinion publique et des pays partenaires.
En 2003, Jacques Chirac, sur demande de Bachar al-Assad, envoie une délégation d’experts qui mène des entretiens, écrit des rapports pour proposer des réformes de l’administration syrienne, etc. Mais très vite, les diplomates français vont être convaincus que Bachar al-Assad n’a pas de volonté réelle de réforme et qu’il ne s’agit que de mesures cosmétiques qui lui servent à rester au pouvoir et maintenir dans l’illusion les partenaires occidentaux.
Faisant ce constat et perdant son rôle de conseiller du régime syrien lors de la crise irakienne, Jacques Chirac est passé à une politique de rupture et d’isolement de la Syrie. Il a notamment augmenté la pression sur le régime en espérant imposer un départ des troupes syriennes du Liban, ce qui a abouti en 2005. Ainsi, jusqu’en 2007, le moteur de la politique française vis-à-vis de la Syrie est d’isoler le régime.
MEE : Cette décision avait-elle directement à voir avec la mort du Premier ministre libanais Rafiq Hariri, ami et conseiller de Jacques Chirac ?
MNT : Rafiq Hariri est toujours présent auprès de Jacques Chirac depuis que ce dernier est maire de Paris [en 1977]. En 1995, l’avis de l’homme politique libanais compte probablement dans la volonté de Jacques Chirac de renforcer les relations avec la Syrie. Celles-ci se sont effectivement dégradées quand Jacques Chirac a eu vent des menaces qui planaient sur Rafiq Hariri à partir de 2004, et surtout après son assassinat en février 2005. Jacques Chirac a toujours été convaincu que les Syriens étaient derrière tout cela.
C’est grâce à la France que Bachar al-Assad a été accepté par de nombreux pays occidentaux. Mais quand Jacques Chirac a constaté qu’il n’y avait aucune évolution démocratique en Syrie, que la situation se dégradait au Liban et que ses demandes concernant l’Irak restaient sans effets, il s’est senti trahi
Si cette relation avec Hariri compte, il ne faut pas la surestimer. Jacques Chirac a mis beaucoup d’énergie à aider le nouveau président Bachar al-Assad à trouver une légitimité suite à son arrivée au pouvoir en 2000. C’est grâce à la France que Bachar al-Assad a été accepté par de nombreux pays occidentaux.
Mais quand Jacques Chirac a constaté qu’il n’y avait aucune évolution démocratique en Syrie, que la situation se dégradait au Liban et que ses demandes concernant l’Irak restaient sans effets, il s’est senti trahi. Sa politique syrienne avait donc une forme de rationalité, qui le mènera à considérer progressivement qu’il est plus efficace d’isoler le régime que de traiter avec lui.
MEE : Cette évolution de la politique française s’est-elle poursuivie après Jacques Chirac ?
MNT : En voulant faire de l’anti-Chirac, Nicolas Sarkozy a refait du Chirac. Au lendemain de son élection, en 2007, il refait le pari de l’ouverture aux Syriens pour les mêmes raisons : avoir un rôle dans la région, dans les élections libanaises et dans la construction de la paix israélo-arabe. Et pour les mêmes raisons que Jacques Chirac, à savoir aucune évolution interne et des concessions limitées sur les dossiers régionaux, il va y avoir une rupture avec les Syriens.
Cette politique de rupture sera ensuite celle mise en place à partir de la révolution de 2011, pour des raisons nouvelles.
MEE : Comment expliquer que l’on reproduise encore et toujours les mêmes erreurs ?
MNT : La diplomatie française n’a pas eu de mémoire sur la Syrie. Elle a constamment retenté les mêmes paris sans se souvenir des raisons de leurs échecs. Les présidents français, à leur élection, ont toujours été convaincus qu’isoler le régime syrien le rendrait plus nuisible et qu’au contraire, l’intégrer permettrait d’obtenir des concessions sur certains dossiers. Mais cela impliquait d’occulter les enjeux sociétaux, alors même qu’aucune avancée réelle n’avait lieu sur les dossiers majeurs.
MEE : Parmi ces dossiers majeurs, le conflit israélo-palestinien…
MNT : Le conflit israélo-palestinien a structuré la scène politique syrienne. Le pays a été un acteur des guerres israélo-arabes. Depuis 1974, la Syrie a maintenu le calme à la frontière mais le régime a continué à utiliser le conflit dans sa rhétorique, se présentant comme le dernier régime résistant et défenseur de la cause arabe.
La diplomatie traite chaque question avec des œillères car la France, comme ses partenaires, a pour interlocuteur central le régime
Ainsi, des occasions comme la fête nationale du 17 avril, qui commémore le départ du dernier soldat français à la fin du mandat, sont employées par Hafez al-Assad pour dénoncer l’occupation en général. Toutefois, il ne mentionne plus la France, ancienne puissance coloniale, mais oriente ses critiques vers Israël, qui est pour lui le symbole de l’occupant contemporain.
Ce poids de la Syrie sur un dossier symbolique fort, le conflit israélo-arabe, convainc la France que pour avoir un rôle face aux Américains dans la résolution de la crise, elle peut utiliser sa relation avec Damas. Elle a en effet accès, dans les années 1990, à des acteurs que Washington considère avec circonspection : la Syrie, l’Iran, le Hezbollah. C’est pour Paris un atout majeur.
MEE : Vous expliquez dans votre livre qu’en 1970, les diplomates français parient très peu sur le régime baathiste d’Assad. En 2011, ils pensent que Bachar al-Assad va tomber rapidement. Pourquoi les diplomates se sont-ils trompés sur la Syrie ?
MNT : Dans les années 1960, la succession de coups d’État militaires fait penser aux Français que le pays est encore dans une période d’instabilité. Ils ne perçoivent pas tout de suite que Hafez al-Assad arrive peu à peu à acquérir à la fois un rôle régional et une stabilité.
En 2011, pour des raisons différentes, les Français ont très mal évalué la résilience du régime. La France a la sensation d’avoir raté la révolution tunisienne. Alors, quand la révolution syrienne éclate, elle fait des déclarations un peu rapides sur le fait que le régime était condamné, sans percevoir un élément majeur, à savoir l’investissement des alliés du régime, la Russie et l’Iran, qui a été croissant sans jamais faire défaut jusqu’à aujourd’hui.
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Je pense aussi que la France a sous-estimé la division du camp occidental et l’évolution des rapports de force sur la scène internationale, comme l’illustre le blocage du Conseil de sécurité de l’ONU.
MEE : L’intervention d’Emmanuel Macron dans l’affaire de la démission de Saad Hariri marque-t-elle le retour de la diplomatie française au Proche-Orient ?
MNT : Oui, je pense que cette intervention montre la volonté de retour de la France comme puissance médiatrice avec ce rôle de parrain du Liban capable d’apaiser les tensions. Là encore, on se situe dans des dynamiques de temps long. Mais cette politique seule ne permet pas d’apporter de solution aux problèmes structurels qu’affronte le Liban depuis la guerre civile.
Manon-Nour Tannous, Chirac, Assad et les autres. Les relations franco-syriennes depuis 1946 (PUF, octobre 2017)
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