Aller au contenu principal

Pierre Conesa : la France et l’Arabie saoudite entretiennent « une relation perverse »

Pierre Conesa interroge le soft power religieux saoudien dans son livre Dr Saoud et Mr Djihad. En contrechamps, c’est aussi la diplomatie française et ses ambiguïtés qui sont questionnées
Le président français François Hollande a remis la légion d’honneur au prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Nayef « pour tous ses efforts dans la région et dans le monde dans la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme » lors de sa visite à Paris le 4 mars 2016 (AFP)

Dès le début, le ton est donné : « Les Saoudiens ont exporté leurs problèmes en finançant les écoles, les madrasas, partout dans le monde islamique ». Le constat, qui date de 2014, est de l’ancien ambassadeur américain à l’ONU, Richard Holbrooke. C’est cette « exportation » qu’étudie dans le détail Pierre Conesa, écrivain et codirecteur de l'Observatoire des radicalisations.

Dans Dr Saoud et Mr Djihad (Robert Laffont, 2016, préface d’Hubert Védrine), il déconstruit la mécanique de ce soft power saoudien dont la caractéristique principale est d’être religieuse, tournée vers la diffusion de la doctrine wahhabite. Le mélange du religieux et du politique est dans l’ADN même du royaume, né du mariage du sabre et du Salaf (« ancêtres » en arabe, désignant les trois premières générations de l'islam) depuis le pacte fondateur de Nadj en 1744 conclu entre un chef tribal, Mohammed Ibn Saoud, et un leader religieux, Mohammed ben Abdelwahhab.

Ce livre documenté, qui vient d’obtenir le prix du meilleur livre de géopolitique Axyntis-Conflits 2017, déconstruit ce soft power qui tient autant d’une projection de puissance que d’une assurance-vie pour un royaume traversé par des tensions internes mais aussi régionales face au rival du moment pour l’hégémonie sur le monde arabo-musulman, qu’il prenne le visage de l’Égypte du panarabisme ou de l’Iran chiite. 

Pierre Conesa explique que ce soft power tribalo-religieux, au service d’un royaume patrimonial considéré comme la propriété de la famille régnante des Saoud, s’articule autour d’un dispositif architecturé. D’abord, la Ligue islamique mondiale (LIM), créée en réaction au panarabisme nassérien, qui finance notamment la construction de mosquées dans le monde. Ensuite, l’Université islamique de Médine qui, à coup de bourses élevées, attire des étudiants étrangers qui, de retour dans leur pays, propageront la doctrine religieuse saoudienne. Enfin, l’Organisation de la conférence islamique (OCI), « structure permanente interétatique voulue par Riyad » qui regroupe 57 États membres et représente « un forum de discussion pour définir des positions diplomatiques communes ».

L’ancien haut fonctionnaire qu’est Pierre Conesa interroge aussi sans concession la diplomatie française vis-à-vis de ce pays devenu, sous le mandat de François Hollande, un partenaire économique incontournable.

Middle East Eye : Pourquoi la diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite est-elle si peu abordée de front ?

Pierre Conesa : Les débats sur la diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite sont très vifs dans les pays arabo-musulmans, ils sont musclés aux États-Unis et inexistants en France. Ici, il y a comme une résistance sociologique à cette analyse de la politique saoudienne. Le quai d’Orsay a ainsi fait une note incendiaire sur mon livre qui m’accuse de « saoudophobie ». Mais la préface d’Hubert Védrine dit bien les choses : il en appelle à la nécessité d’étudier la diplomatie religieuse.

L’arrière-fond de cette hésitation française se trouve dans la promesse des « 10 milliards de dollars » de contrats que l’Arabie saoudite fait miroiter à la France depuis des années

Il n’y a pas que l’Arabie saoudite d’ailleurs. On pourrait ajouter le Vatican, les néo-évangélistes américains, la Ligue de défense juive, la diplomatie religieuse du Qatar ou de la Turquie d’Erdoğan… Mais la différence réside dans le fait que le salafisme saoudien est le seul radicalisme religieux qui a été soutenu avec autant de constance et de moyens par l’argent public et les moyens publics d’un État.

L’arrière-fond de cette hésitation française se trouve dans la promesse des « 10 milliards de dollars » de contrats que l’Arabie saoudite fait miroiter à la France depuis des années. L’Arabie saoudite est une société fondamentalement fragile. Riyad est le meilleur client de l‘industrie de défense française depuis plus de trente ans. Quand ce pays achète des armes, il achète des anxiolytiques, des garanties de sécurité pour être défendu, et la France les fournit. C’est une relation perverse.

Le système saoudien de diplomatie religieuse a pu ainsi fonctionner pendant longtemps sans qu’on s’y intéresse ou qu’on s’en préoccupe. Pourtant, à y regarder de plus près, c’est un système très intelligent car il est hybride : il dispose de la force de frappe de l’argent, « à l’américaine », et du savoir-faire du système soviétique. C’est un enfant bâtard né du soft power américain et de la propagande soviétique.

Le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, et le ministre saoudien des Affaires étrangères, Adel al-Jubeir, à la conférence de paix à Paris le 15 janvier 2017 (AFP)

MEE : En quoi consiste le soft power religieux saoudien ?

PC : Ce qui est intéressant à noter est que le soft power saoudien n’est pas seulement une projection de puissance. Ce n’est pas du hard power. C’est une forme particulière de puissance. Chacun a une projection d’image à l’extérieur qui constitue son soft power : « la France, pays des droits de l’homme », « Israël et la Shoah »… Cette projection d’image est un aspect important des relations internationales.

Dès la création du royaume, il y avait cette mission objective de propagation de la version de l’islam wahhabite et salafiste. Les wahhabites se qualifient eux-mêmes de « salafistes » pour éviter la référence à Mohammed ben Abdelwahhab, qui aurait érigé ce prédicateur comme un intermédiaire entre Dieu et les musulmans.

L’Arabie saoudite dispose de la force de frappe de l’argent, « à l’américaine », et du savoir-faire du système soviétique

De la création du royaume en 1932 jusqu’à 1973, le pays est un nain géopolitique. Qui se préoccupait alors des Saoudiens ? Le fait que le pays soit anti-nassérien était simplement bien vu par l’Occident. Mais lors de l’invasion de l’Afghanistan, les Occidentaux n’ont pas compris que la diplomatie de l’Arabie saoudite avait sa propre logique et ses propres objectifs. À l’époque, on ne tenait pas compte des rapports qui indiquaient que l’argent des Saoudiens allait vers les plus extrémistes et islamistes des combattants afghans (Sayyaf, Hekmatyar…).

En négociant l’aide avec le maréchal Zia [Chef de l'armée pakistanaise qui renversa le président Zulfikar Ali Bhutto en 1977 et dirigea le Pakistan de 1978 jusqu'à sa mort en 1988], les Saoudiens ont favorisé l’implantation de madrasas pour les réfugiés afghans, écoles dont sortiront les taliban quinze ans plus tard. C’est un fait qu’on n’a pas été capables de voir ou qu’on n’a pas voulu voir. Une fois que j’avais posé l’hypothèse d’une diplomatie religieuse qui avait ses objectifs propres, il s’agissait alors d’en comprendre les mécanismes.

À LIRE : La France, nouvelle meilleure amie des monarchies du Golfe

Pourquoi le succès de cette diplomatie ? L’argent évidemment, mais pas que cela. Il faut comprendre que cette diplomatie a d’abord émergé pour contrer Nasser. Il y a même un véritable effet miroir : au panarabisme que prônait le « raïs », l’Arabie saoudite a opposé le panislamisme. À l’Université islamique d’al-Azhar, le royaume a opposé l’Université islamique de Médine. À la Ligue arabe, la Ligue islamique mondiale. Cette opposition saoudienne au nassérisme entrait encore une fois dans la vision des Occidentaux. Le clivage Est-Ouest y trouvait son compte. Et puis on considérait l’Arabie saoudite comme un nain politique, gouvernée par de grands enfants.  

MEE : Comment ce soft power s’est-il déployé ?

PC : Il y a là plusieurs époques historiques. L’opposition à Nasser se conclut en 1973. Avec la défaite de la guerre du Kippour en 1967, le socialisme nassérien disparait du champ politique. Or, 1973 est aussi le choc pétrolier. D’un coup, l’Arabie saoudite devient un eldorado pour les industriels du monde entier car les Saoudiens peuvent tout se payer, tout de suite.

En 1979, s’ouvre une autre époque, avec un triple choc. C’est l’année de la cristallisation d’un certain nombre de problèmes saoudiens. D’abord, au plan régional, la révolution islamique à Téhéran avec le renversement du shah d’Iran. Ce dernier n’avait jamais joué de sa qualité de chiite, ni tenté de miser sur les chiites saoudiens. À l’intérieur, c’est l’occupation de la Grande mosquée de la Mecque par des radicaux religieux qui n’acceptent pas la modernisation accélérée du pays. Et au plan international, c’est l’invasion soviétique de l’Afghanistan.

Quand ce pays achète des armes, il achète des anxiolytiques, des garanties de sécurité pour être défendu, et la France les fournit

Tout d’un coup, on voit les craquements de la société interne, la menace chiite et l’idée que les chiites reviennent dans l’Histoire et que l’Iran capte le discours de l’islam révolutionnaire. L’Afghanistan permet alors à l’Arabie saoudite d’exporter vers cette guerre ses éléments internes les plus radicaux et de devenir le bon allié de la région aux yeux des Occidentaux.

Tout cela se pense et se fait dans un cadre Est-Ouest. Pourtant, comme je l’ai noté, Riyad avait déjà sa stratégie propre, notamment vis-à-vis du Pakistan, avec lequel les liens sont très forts. Il est d’ailleurs à noter que si l’Arabie saoudite n’a pas besoin de la bombe nucléaire, c’est parce qu’elle compte sur celle du Pakistan, considérée comme « une bombe islamique ».  

Puis un autre tournant se fait en 1989, avec la fin du monde binaire Est-Ouest. Dans un tel monde, aucune crise ne pouvait être négligée par l’un des deux grands car, sinon, c’était l’autre qui s’en occupait. Cette polarisation disparue, il y a désormais un monde utile et un monde inutile, en fonction des intérêts des Occidentaux notamment. Personne ne se préoccupe de la crise du Congo, pourtant la plus meurtrière depuis la Seconde Guerre mondiale.

MEE : Pourquoi cet antagonisme entre l’Iran et l’Arabie saoudite ?

PC : Comme la révolution iranienne est religieuse, très rapidement Khomeiny va poser plusieurs revendications religieuses, dont la gestion collective des lieux saints. La thématique religieuse entre ces deux pays est centrale depuis 1979, ce sont deux théocraties l’une face à l’autre. L’Iran se considère comme le seul fait géopolitique crédible de la région. L’Irak et la Syrie sont en train d’imploser. L’Arabie saoudite n’a pas les moyens humains de son ambition. N’oublions pas que les premiers cadres de l’Arabie saoudite ont été fournis par les Frères musulmans persécutés par Nasser dans les années 60.

Manifestations devant l’ambassade saoudienne à Téhéran contre l’exécution du haut dignitaire religieux chiite Nimr al-Nimr par les autorités saoudiennes, le 2 janvier 2016 (AFP)

MEE : Vous notez que les pays les plus inquiets de cette diplomatie religieuse saoudienne sont les pays musulmans, notamment le Maroc et l’Algérie.  Pourquoi ?

PC : L’Algérie a refusé d’intégrer la coalition antiterroriste créée par Riyad, alléguant qu’elle refusait de s’allier au pays qui lui avait causé dix ans de malheur [l’Arabie saoudite fut accusée de favoriser l’islamisme pendant la guerre civile algérienne (1991-2002)]. Quant au Maroc, c’est légitimité religieuse contre légitimité religieuse. La monarchie marocaine est la seule qui puisse prétendre descendre du prophète Mohammed. C’est le point faible du régime saoudien, cette impossibilité de se rattacher à la descendance du prophète.

Le Maroc développe une diplomatie religieuse et forme les imams de certains pays d’Afrique, dans la doctrine malékite. Le but est aussi de contrer cette influence saoudienne d’autant plus forte qu’il s’agit de pays très pauvres. L’Arabie saoudite y crée des madrasas où elle attire les meilleurs, qu’elle forme ensuite à Médine puis les renvoie. C’est une capacité d’influence formidable.

Tout est regardé à travers la question du chiisme. Toute la question est de savoir comment contrer cette influence chiite. C’est désormais une constante de la diplomatie religieuse saoudienne.

MEE : D’où vient cette résistance sociologique en France qui empêcherait, selon vous, d’appréhender cette diplomatie religieuse saoudienne ?

PC : Nous sommes dans une société où le rapport à l’islam est compliqué. Dès lors, toute distance critique vis-à-vis de l’islam et notamment de l’Arabie saoudite va être considérée comme un argumentaire islamophobe. Or ce pays est la caricature de cette religion, c’est la « Corée du Nord de l’islam » : tout y est faux, sans foi, il n’y pas de véritable débat spirituel approfondi.

Nous sommes dans une société où le rapport à l’islam est compliqué. Dès lors, toute distance critique vis-à-vis de l’islam et notamment de l’Arabie saoudite va être considérée comme un argumentaire islamophobe

Comme c’est un gros marché pour les entreprises françaises, il faut faire attention, ces fameux « 10 milliards de contrats ». Hubert Védrine dit en outre dans la préface que la vision laïque de la France l’empêche de comprendre cette diplomatie religieuse. Alain Juppé a ainsi supprimé au quai d’Orsay le bureau des affaires religieuses créé par son prédécesseur.

Consciente de sa mauvaise image en France, l’Arabie saoudite a récemment passé quatre contrats avec des entreprises de relations publiques, dont Publicis, Havas et Image 7. Le pays est très attentif à son image. Il peut seulement agir chez les élites économiques et politiques et au sommet de l’État. Aux États-Unis par exemple, Riyad finance des fondations, distribue des fonds pour créer des chaires universitaires, constitue un groupe de presse. Mais sans apparaître directement comme entité étatique. C’est une stratégie d’influence, et non pas une stratégie de présence.

À LIRE : L’effondrement de l’Arabie saoudite est inéluctable

La France a perdu la capacité d’analyse des phénomènes religieux dans les diplomaties publiques. Elle n’a pas inscrit les Talibans, le GIA et Daech dans une lecture globale. Pas plus que le retour du chiisme révolutionnaire et la capacité du Hezbollah à tenir tête à Israël. Ce sont des fragilités de l’analyse stratégique française.

François Fillon a été le seul à se prononcer sur l’Arabie saoudite. Dans la classe politique française, on commence à comprendre que le rapport à ce pays est un rapport pervers. C’est même contraire aux intérêts de la France, vu l’action des anciens de l’Université de Médine dans la zone sahélienne, au Mali ou en Afrique de l’Ouest. Comprendre que la crise malienne est le résultat de 30 ans de captation du pouvoir par des anciens de l’Université de Médine me semble pourtant un facteur d’explication important. Ce modèle malien est exportable en République centrafricaine, au Niger.

MEE : Est-ce que l’Arabie saoudite tente de peser sur la communauté musulmane française ?

PC : Il y a en France un processus certain d’intégration silencieuse. La poussée du salafisme a obscurci le regard qu’on a sur la transformation de la société française. Il y a une élite de culture musulmane qui, bien avant les politiques, a attiré l’attention sur la poussée salafiste et s’en est inquiétée. Mais la communauté musulmane est aussi durement touchée par les questions sociales. Or l’idéologie salafiste est une idéologie de la rupture, avec une idée de justice sociale qui a pris le relais du discours d’extrême-gauche. Elle ne prend que sur une infime partie de cette communauté, mais occupe tout l’espace médiatique.

L’idéologie salafiste ne prend que sur une infime partie de cette communauté, mais occupe tout l’espace médiatique

Dans les pays occidentaux, la diplomatie saoudienne consiste à faire la différence entre les pays communautaristes et les pays laïcs. Dans les pays qui reconnaissent le principe de communautés, comme le Canada, la stratégie consiste à revendiquer que les musulmans aient les mêmes droits que les autres communautés du pays. La revendication consiste à créer des écoles religieuses (madrasas) et des tribunaux islamiques appliquant la charia. Et, bien évidemment, à chercher aussi à participer aux instances représentatives de l’islam.

La Ligue islamique mondiale avait souhaité obtenir un siège au Conseil français du culte musulman, ce qu’avait refusé Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur de l’époque. Dans les pays séculiers comme la France, l’angle d’attaque de la LIM est la dénonciation de l’islamophobie.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].