En Grèce, la lente intégration de la minorité musulmane de Thrace
Avec ses chiens errants et ses cafés figés dans le temps, Komotiní ressemble à une ville ordinaire de la province grecque. Des bâtiments délabrés, des magasins fermés et de nombreuses salles de paris sportifs dressent le tableau de cette localité du nord-est de la Grèce que les allées piétonnes du centre peinent à sublimer.
Située à 100 kilomètres de la frontière turque, dans la région de la Thrace occidentale, Komotiní n’a pourtant pas grand-chose à voir avec le reste de la Grèce. On y parle autant turc que grec et on y dénombre autant de mosquées que d’églises. Une rareté dans un pays profondément orthodoxe où la séparation entre l’État et l’Église n’existe pas, et dont la capitale ne compte aucun lieu de culte musulman – une exception en Europe.
C’est ici que vivait Chatitzé Mollá Salí avant de partir s’installer à Istanbul. À près de 70 ans, elle incarne malgré elle l’évolution d’une communauté longtemps délaissée : la minorité musulmane de Thrace.
La charia dans l’Europe
Installée sur ce territoire depuis l’époque ottomane, la minorité musulmane de Thrace est majoritairement d’origine turque mais également composée de Pomaks et de Roms. En tant que communauté, elle est l’unique minorité reconnue de Grèce et dispose d’un statut particulier depuis la fin de la guerre gréco-turque (1919-1922) et le traité de Lausanne de 1923, qui établit les frontières du nouvel État turc. Au même titre que les Grecs d’Istanbul, elle constitue l’une des rares communautés à avoir échappé aux échanges de populations entre la Grèce et la Turquie au début des années 1920.
Dans un souci de protection de la minorité et de respect de ses coutumes, le traité de Lausanne prévoit l’application de la charia pour les affaires familiales de la communauté (mariages, divorces, héritages) et ses membres peuvent se tourner vers l’un des trois muftis de la minorité « homologués » par l’État grec.
En près d’un siècle, la situation a toutefois évolué et les membres de la minorité ne veulent pas tous privilégier la charia par rapport au droit civil.
Lorsqu’en 2008, Chatitzé Mollá Salí hérite de son défunt mari, les deux sœurs de celui-ci contestent un testament établi selon le code civil. Elles veulent faire prévaloir la loi islamique, qui ferait perdre les trois-quarts de l’héritage à Chatitzé Mollá Salí. La Cour de cassation leur donne raison avant que la Cour européenne des droits de l’homme ne soit saisie.
En décembre 2018, celle-ci condamne l’État grec, jugeant que « le fait de refuser aux membres d’une minorité religieuse le droit d’opter volontairement pour le droit commun et d’en jouir […] aboutit à un traitement discriminatoire ».
Une excellente nouvelle selon l’avocat de Mme Mollá Salí. « Cela créé un précédent », estime Yanis Ktistákis. « Personne ne peut accepter que la charia soit compatible avec les droits de l’homme. La décision permet de régler un point : il est impossible de faire appliquer la loi musulmane à des citoyens européens ».
Citoyens de seconde zone
Les parlementaires grecs avaient voté une loi allant dans ce sens en janvier 2018. Celle-ci stipule que la charia ne s’applique que si toutes les parties concernées l’acceptent. Il s’agissait, selon l’État, d’un pas de plus dans sa volonté de mieux intégrer les membres de la minorité.
« Pendant longtemps, l’État ne voulait pas intégrer une communauté avec une religion différente »
- Moustafa Moustafa, député au Parlement grec
Car jusqu’aux années 1990, la minorité musulmane de Grèce, composée aujourd’hui d’environ 100 000 personnes, vivait coupée du reste du pays. Symboliquement et physiquement, puisque des laisser-passer militaires étaient nécessaires pour entrer et sortir de nombreux villages de la région.
Moustafa Moustafa a grandi à Komotiní. Aujourd’hui député au Parlement grec, l’homme de 64 ans a vécu cette discrimination. « Pendant longtemps, l’État ne voulait pas intégrer une communauté avec une religion différente », explique-t-il.
La dictature des colonels (1967-1974), le conflit chypriote et les tensions récurrentes avec la Turquie ont influencé les politiques gouvernementales à l’égard de la population musulmane, suspectée de mettre en danger l’intégrité des frontières nationales.
Jusqu’aux années 80, « différentes mesures ont été prises afin d’éviter que la population de la minorité n’augmente et que son identité culturelle ne soit trop visible », résume le député.
Un accès à la propriété restreint, une activité économique limitée et une éducation défaillante renvoient alors les membres de la minorité à un statut de citoyens de seconde zone.
Par ailleurs, si le traité de Lausanne reconnaît à la minorité le droit d’utiliser sa langue dans l’enseignement, cela a pour conséquence un système éducatif à deux vitesses : d’une part les écoles publiques grecques, de l’autre les écoles de la minorité.
Comme bon nombre d’enfants de la minorité, c’est dans l’une de ces écoles que Moustafa Moustafa a terminé son premier cycle d’études, avant de partir en Turquie pour intégrer l’université.
« On n’avait pas le niveau pour entrer dans les universités grecques, et pas les moyens économiques de financer des cours du soir », précise-t-il. « Le turc étant notre langue maternelle, [étudier en Turquie] était plus simple pour nous ».
Mais une fois rentré en Grèce, il a fallu « se battre pour que nos diplômes soient reconnus ; certains sont allés jusqu’à la grève de la faim », poursuit Moustafa Moustafa.
La fin des années 80 marque un tournant dans le rapport entre la Grèce et sa minorité musulmane. Ses membres manifestent pour réclamer la reconnaissance de leur identité et la volonté d’acquérir plus de droits.
En janvier 1990, des violences éclatent entre membres de la minorité et Grecs nationalistes. Plusieurs personnes sont blessées et de nombreux magasins vandalisés au cours du « pogrom de Komotiní ». Ces événements amorcent une prise de conscience au sein des partis politiques grecs, et Athènes change progressivement sa politique.
L’intégration par l’éducation et par les femmes
En 1996, les barrières militaires à l’entrée des villages sont supprimées et un quota d’admission à l’université est mis en place pour encourager l’accès des étudiants de la minorité. L’année suivante, démarre un programme d’enseignement en faveur des enfants musulmans afin de gommer les inégalités dès le plus jeune âge.
Les études réalisées dans le cadre de ce programme montrent qu’en 2000, 65 % des élèves de la minorité ne terminaient pas le cycle obligatoire de neuf ans, contre une moyenne de 7 % sur le reste du territoire, rapporte Thalia Dragóna, responsable du programme.
Ces chiffres illustrent à eux seuls la ségrégation de la population musulmane par rapport au reste des citoyens grecs.
« Dans un premier temps, ce programme a suscité au sein de la minorité une grosse méfiance vis-à-vis de personnes venues d’Athènes, ses membres s’inquiétant d’une politique d’assimilation », commente Thalia Dragóna, qui vante au contraire un projet « systémique, sur la durée et interdisciplinaire, que tous les gouvernements depuis vingt ans ont poursuivi parce qu’ils ont compris que c’était un véritable enjeu de société ».
« Il y avait un climat très pesant : je me souviens notamment d’une femme qui avait agressé ma mère, considérant qu’on était des vendus, qu’on trahissait la minorité »
- Kahina, au sujet de son intégration dans l’enseignement public
Malgré les difficultés, le programme porte ses fruits. Le pourcentage d’élèves ne finissant par le premier cycle a chuté à 20 % et de plus en plus de familles privilégient les écoles publiques grecques aux écoles de la minorité. Chez les filles, l’évolution est encore plus forte puisque le nombre d’élèves ayant intégré le secondaire a augmenté de plus de 140 % depuis les années 90, d’après Dragóna.
Kahina* est l’une d’elle. Après avoir terminé le primaire dans une école de la minorité, elle a intégré le collège puis le lycée dans des établissements publics grecs. Elle a dû, pour cela, quitter son village et s’installer dans la ville de Xánthi, à une dizaine de kilomètres de chez eux.
« Il n’y avait pas d’établissement public grec à proximité de chez nous donc ma famille a décidé de déménager pour que je puisse poursuivre mes études », raconte Kahina, aujourd’hui âgée de 37 ans. « L’acclimatation n’a pas été simple, je n’avais pas le même niveau de langue que mes camarades et il a fallu s’habituer à un nouvel environnement… »
Grâce au soutien de ses parents, Kahina s’accroche, malgré un contexte hostile et une pression constante. « J’ai subi de grosses critiques de la part de personnes de la minorité. J’étais une fille et selon eux, je ne devais pas étudier », indique-t-elle.
« Il y avait un climat très pesant : je me souviens notamment d’une femme qui avait agressé ma mère, considérant qu’on était des vendus, qu’on trahissait la minorité. C’est comme si on cassait la communauté en changeant notre mode de vie, mais on ne va pas rester enfermés derrière des barrières militaires coupés du reste de la société ! »
Aujourd’hui, Kahina a intégré le programme d’enseignement en tant qu’institutrice au sein de maternelles destinées aux enfants de la minorité. Un rôle qui lui tient à cœur et qui la rend particulièrement fière.
« La Grèce, c’est notre pays, on y vit et c’est essentiel que les enfants apprennent la langue dès le plus jeune âge », soutient-elle. « Évidemment, ça transforme ce que nous sommes en tant que communauté mais je trouve ça très positif, et j’entends de plus en plus de gens au sein de la minorité valoriser l’apprentissage du grec. »
Et si les équilibres restent précaires, soumis aux fluctuations des relations gréco-turques et des poussées de fièvre nationalistes, Kahina affiche son optimisme : « Les horizons s’ouvrent enfin pour les membres de la minorité. »
* Le prénom a été changé à la demande de la personne interviewée.
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