Libye : la génération des activistes poussée au silence
TRIPOLI – Adam, un jeune activiste libyen, rentrait à pied d'une manifestation nocturne quand il remarqua dans l'obscurité le contour d'un quatre-quatre qui le suivait. C'était en juillet, il venait de participer à un rassemblement pacifique organisé sur une des places principales de Tripoli pour protester contre la violence qui ébranlait la capitale, au moment où des milices lourdement armées se disputaient le contrôle du territoire.
Le jeune homme raconte qu’avant même qu'il ait pu se retourner et courir, deux hommes brandissant des kalachnikovs l'ont frappé au visage avec la crosse de leur arme et l'ont embarqué dans leur voiture.
« Ils m'ont forcé à mettre la tête entre mes genoux avant de recouvrir mon visage avec un sac de plastique noir pour que je ne puisse rien voir », a-t-il relaté à Middle East Eye.
Adam affirme que la voiture a roulé hors route pendant plusieurs heures en direction d’un « endroit secret » dans la campagne environnante. Les yeux bandés, menotté, il dit avoir été interrogé sur les manifestations auxquelles il participe, et avoir été fouetté avec une corde.
Après quelques jours, il a été libéré, couvert de contusions et en sang, dans une partie du désert « où l'on a l'habitude de jeter les corps », selon ses mots.
« Ils m'ont dit que c'était un avertissement et que la prochaine fois, je ne m'en sortirai pas ».
Adam s'estime heureux. Depuis le mois de juin, des dizaines d'activistes s’étant exprimés ouvertement contre les milices ont disparu dans le cadre d'une série d'enlèvements et d'assassinats qui a poussé ce mouvement relativement nouveau mais énergique à s'exiler ou entrer en clandestinité.
Rien que dans la capitale, vingt-cinq personnes auraient été enlevées depuis l'été d'après les activistes. Certains d'entre eux sont toujours portés disparus et présumés morts, comme Abdel-Moaz Banoun, un militant bien connu enlevé à la mi-juillet.
A Benghazi, deuxième ville du pays, le nombre d'enlèvements est plus élevé et les activistes vivent également sous la menace d'assassinats.
Le dernier en date a eu lieu en septembre : deux jeunes activistes, Tawfik Ben Saoud (18 ans) et Sami Elkawafi (17 ans), connus pour leurs rassemblements créatifs pour la paix, ont été abattus lors d'une tuerie de plus de vingt-quatre heures, surnommée « Vendredi noir », au cours de laquelle dix personnes ont été abattues par des extrémistes.
La Libye connaît en fait une vague de violence sans précédent et plonge à nouveau dans la guerre civile, à peine trois ans après la révolte de 2011 soutenue par l'OTAN qui avait renversé le dictateur Mouammar Kadhafi.
Selon une étude récente réalisée par Dignity, l'institut danois contre la torture, un cinquième des ménages libyens a vu un membre de sa famille disparaître depuis le soulèvement, et 5 % déplorent l’assassinat d’un proche.
Des personnes enlevées ont déclaré avoir été victimes de passages à tabac, suffocations, sévices sexuelles et tortures par brûlures ou décharges électriques.
Ces « violations graves et généralisées des droits de l'homme » ont plongé un tiers du pays dans l'anxiété et la dépression, signale Dignity.
Une nouvelle guerre civile
La Libye, qui renaît de ses cendres après quarante ans de chaos orchestré par Kadhafi, lutte pour contrôler ces mêmes milices rebelles qui l’ont prétendument libérée.
Cet été, la situation a atteint un point critique lorsque l’« Aube de Libye », une coalition de milices et d'hommes politiques de la mouvance islamiste, a pris le contrôle de Tripoli, contraignant le parlement élu et son gouvernement à s'exiler à Tobrouk, 1 000 km à l'est.
Aube de Libye a mis en place sa propre administration pour rivaliser avec les autorités reconnues par la communauté internationale. Selon le groupe, celles-ci ont perdu toute légitimité lorsqu’une ordonnance récente du tribunal a prononcé l'inconstitutionnalité du gouvernement.
Les autorités de Tobrouk ont riposté avec vigueur en lançant des frappes aériennes sur les positions d'Aube de Libye à l'ouest. Les Nations unies, qui tentent de négocier un accord de paix, ont condamné cette manœuvre.
Les activistes réclament pour leur part le désarmement des milices et la mise en place d'une armée et d'une police adéquates. Ils se trouvent dès lors pris entre deux feux.
« Je suis contre toutes les milices et je m'oppose aux attitudes des deux camps. Mais sans force de police, ni armée, ni Etat fonctionnels, il n'y a plus personne pour nous défendre », a déclaré Sara, une militante des droits de l'homme âgée de 35 ans qui se cache dans la capitale. Elle a commencé à recevoir des menaces anonymes en 2012, après avoir critiqué la décision d'intégrer les brigades d'ex-rebelles au sein de l'appareil de sécurité et de leur verser un salaire, ce que l'Etat continue de faire.
Sara explique que les menaces se sont intensifiées après qu'elle a rejoint les manifestations contre la prise de pouvoir d’Aube de Libye dans la capitale et exprimé publiquement son soutien à l'« armée nationale » naissante du pays (les restes des forces armées de l'ère Kadhafi qui ont fait défection lors de la révolution et se sont ralliées au général Khalifa Haftar et aux autorités de Tobrouk).
Sara a alors commencé à recevoir des SMS et des appels téléphoniques la menaçant de mort. Comme pour beaucoup d'autres activistes, des pages Facebook sont apparues appelant à l'enlever et à l'assassiner, et comportant des données personnelles telles que des photos des membres de sa famille ou des adresses.
Ahmed, 38 ans, un activiste de Tripoli également journaliste, nous a raconté la même histoire. « Je signalais douze pages Facebook par jour qui réclamaient mon exécution. Dès que je réussissais à en faire supprimer une, une nouvelle apparaissait à sa place et republiait toutes les informations me concernant », a-t-il expliqué.
L'exode des activistes
Lorsqu'Abdel-Moaz Banoun, célèbre militant anti-milices, a été capturé à la mi-juillet et que les combats se sont intensifiés, les activistes de la capitale se sont exilés en masse.
Peu de temps après l'enlèvement, une coalition de milices islamistes, la Cellule des opérations des révolutionnaires de Libye (qui fait désormais partie d'Aube de Libye), a déclaré sur sa page Facebook que ses troupes avaient « arrêté » Banoun, l'accusant d'avoir servi sous Kadhafi et d'avoir « provoqué des rassemblements » contre les milices.
Le message a été rapidement retiré et aucune nouvelle de lui n'a été donnée depuis. Les représentants d'Aube de Libye nient qu’il se trouve entre leurs mains.
L'enlèvement de Banoun a secoué la communauté activiste.
« Juste avant que Banoun ne soit capturé, il y avait des posts à son sujet sur les réseaux sociaux... Alors quand on trouve son propre nom sur une page Facebook de ce genre avec des milliers de "J'aime" et de commentaires, on se sent plutôt menacé », a déclaré Samir, un ami de Banoun qui a depuis déménagé en Europe avec sa famille.
Pour certains, comme Sara qui avait exprimé haut et fort son soutien aux opérations du général Haftar, partir n'est pas une option. Elle pense que son nom figure sur la liste noire des milices à la frontière terrestre avec la Tunisie et dans les aéroports qu'elles contrôlent : elle risquerait d'être capturée en essayant de fuir.
Elle s'est donc cachée chez une amie et feint un voyage en Europe en postant tous les jours sur les médias sociaux d'anciennes photos de vacances pour faire croire qu'elle s'est échappée.
« Il m'est impossible de me montrer en public ou de participer aux manifestations », a-t-elle indiqué, ajoutant qu'il était même risqué d'aller au supermarché. « Nous avons atteint un point où nous ne pouvons pas exprimer nos opinions ou nos sentiments. Pas même sur ma page Facebook, qui est pourtant personnelle et privée », a-t-elle ajouté. Les lignes téléphoniques seraient sous écoute, tandis que les e-mails et les comptes sur les réseaux sociaux seraient scrutés avec attention.
Les femmes prises pour cibles
Les femmes sont particulièrement menacées dans une Libye conservatrice. La tradition culturelle voit d’un mauvais œil leur présence et activisme dans la rue, a expliqué Maya, militante des droits des femmes qui envisage de quitter la Libye dans les prochains mois.
Le viol est une autre menace pesant sur les femmes, « parce que quand nous sommes dans la rue, nous devenons une cible légitime », dit-elle.
« Ils s'en prennent aussi à nos familles : parfois, ils appellent le père ou le mari pour les exhorter à faire taire leur fille, leur femme... Je suis prête à risquer ma vie, mais pas celle de mon père », a-t-elle déclaré à Middle East Eye.
Pour Maya, le tournant a été l'assassinat, en juin à Benghazi, de Salwa Bughaighis, une quinquagénaire militante des droits de l'homme, défenseuse des droits des femmes et mentor des jeunes révolutionnaires.
Les miliciens ont débarqué devant sa villa à bord de pick-up lourdement armés et ont blessé le garde. Ils ont ensuite fait irruption dans son salon avant de faire feu et de la poignarder. Ils ont également enlevé son mari Essam, qui est toujours porté disparu. C'était la première fois qu'un assassinat avait lieu dans la maison de la victime.
« Salwa était une femme éduquée, forte. Elle travaillait depuis longtemps sur ces questions et était respectée de tous. En arriver à ce stade, où des assaillants ont pu s'introduire dans la maison d'une personne aussi connue, qui œuvrait sur des questions non politiques comme la construction de la paix et le dialogue, c’était ridicule », s’est exprimée Maya.
« A travers le pays, des femmes ont tout simplement arrêté ce qu'elles faisaient et sont parties ».
L'un des rares témoins du crime ainsi que l'agent en charge de l'enquête ont par la suite été tués dans des circonstances obscures, et l'affaire a été abandonnée précipitamment. Dans un pays en proie à la guerre civile et sans système juridique opérationnel, les agresseurs peuvent poursuivre leurs attaques en toute impunité.
Il incombe alors aux familles de rechercher leurs disparus ou de rassembler des indices pour retrouver les assassins de leurs proches.
Dans les cas d'enlèvements, elles téléphonent à des contacts proches des milices, des tribus ou de personnalités politiques pour comprendre ce qui s'est passé ou savoir si une rançon est demandée. Cependant, à part prier, il n'y a pas grand-chose à faire, comme le conclut Maya.
Aujourd'hui, il est trop dangereux de lancer des campagnes ou de contacter les médias. « Je connais des personnes qui travaillent sur des affaires d'enlèvement. Elles-mêmes font l'objet de menaces et ne peuvent rester chez elles. Leurs familles sont également en danger », a-t-elle précisé.
Une bataille de propagande
Le problème est compliqué par la propagande émise par chacun des acteurs du conflit. Les médias locaux sont fortement polarisés et, à la télévision, le nombre et les détails des affaires sont surmédiatisés et déformés.
« Les médias sont bipolaires : ils sont soit en faveur des islamistes et des milices, soit en faveur des [libéraux]. C’est un problème, puisqu'on ne peut se fier à aucun média », a expliqué Samir.
Les étrangers étant devenus eux aussi les cibles d'enlèvements, d'assassinats et de menaces, il devient de plus en plus difficile pour les médias internationaux de travailler depuis l’intérieur du pays. La plupart des groupes internationaux de défense des droits de l’homme œuvrant en Libye ont évacué leur personnel.
Les activistes indiquent que personne ne sait précisément qui se cache derrière la vague d'enlèvements et d'assassinats. Ils affirment toutefois que les preuves semblent incriminer les islamistes et les milices, qui ont également le plus à gagner de la disparition de cette communauté bruyante de militants.
En outre, une insurrection grandissante, avec l'est pour épicentre, se fait de plus en plus menaçante. Le mois dernier, trois jeunes activistes sur les médias sociaux d'une vingtaine d'années, qui ont secrètement mis en ligne des informations sur les extrémistes, ont été décapités à Derna. Cette ville, située à l'est de Benghazi, est occupée par des milices combattantes qui ont fait allégeance à l'Etat islamique fin octobre.
Un ami des victimes, qui vit toujours à Derna, a indiqué que l'insigne du Conseil de la choura de la jeunesse islamique figurait sur la voiture qui les a emmenés. Le groupe, fer de lance du mouvement de soutien à l'Etat islamique, est une ramification de l’organisation Ansar al-Charia, considérée par l'ONU comme une entité terroriste et qui lutte aux côtés d'Aube de Libye.
Les responsables d'Aube de Libye ont nié avec véhémence les accusations portées contre eux et les comptes rendus d’enlèvements d'activistes. Ils déclarent en revanche que leurs membres ont été pris pour cibles par des groupes armés qui soutiennent le gouvernement.
Le 29 juillet, Moustapha Abou Chagour, ancien Premier ministre par intérim et partisan d'Aube de Libye, a été enlevé à Tripoli sous la menace d'une arme et détenu pendant vingt-quatre heures. Il a affirmé avoir été capturé par des miliciens de la ville de Zintan à l'ouest, qui ont été absorbés par les forces du général Haftar.
Souleiman Zoubi, ancien parlementaire également affilié à l’Aube de Libye, avait été capturé par le même groupe dix jours plus tôt. Il est toujours porté disparu.
Pendant ce temps, à Benghazi, les miliciens islamistes prétendent que certains de leurs combattants ont été enlevés au cours des combats et torturés à mort par les hommes du général Haftar, leurs corps jetés ensuite sur le bord de la route.
Néanmoins, les forces du général Haftar ont aussi été prises pour cibles en dehors du champ de bataille. Des dizaines de ses soldats ont ainsi été exécutés à Benghazi. Le mois dernier, la Brigade des pères de l'injustice, un groupe djihadiste, a décapité un soldat volontaire et posté en ligne la vidéo aux images choquantes.
Pour les activistes qui n'appartiennent à aucune des factions en guerre et sont terrorisés au point d’abandonner leur lutte pour une Libye meilleure, voir le pays sombrer dans le chaos est un crève-cœur.
« C'est un sentiment incroyablement douloureux. Je n'aurais jamais imaginé une situation aussi terrible », confie Maya, la voix brisée par l'émotion. Nous étions heureux, il y avait un espoir, mais maintenant cet espoir est en train de s’évanouir. »
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