EN IMAGES : Le chauffeur de taxi qui montre la face cachée d’Istanbul
La mère de Şevket Şahintaş était enceinte de lui lorsqu’elle est arrivée à Istanbul avec son père et son frère aîné. C’était au milieu des années 1960. Ils se sont installés dans un bidonville à Rumeli Hisarüstü, près du détroit du Bosphore. « Mon père travaillait, ma mère était femme au foyer », se souvient Şahintaş. « Les habitations n’avaient pas l’eau courante, ma mère transportait l’eau à l’aide de seaux pour faire la lessive, la vaisselle et nous laver, les trois enfants. » La photo ci-dessus, prise en 2015, montre deux réfugiées syriennes. (Şevket Şahintaş)
Après avoir quitté l’école sans diplôme, Şevket Şahintaş, aujourd’hui âgé de 53 ans, a travaillé dans un garage, y réparant des voitures, puis a rejoint l’armée, comme la plupart des Turcs. Lorsqu’il est revenu à Istanbul, il est devenu chauffeur de taxi. « Je ne connaissais que les quartiers à proximité immédiate de là où je vivais », raconte-t-il. « Je n’avais rien vu au-delà. J’ai passé mon enfance à travailler… lorsque j’ai commencé à conduire mon taxi, je ne connaissais pas un millième d’Istanbul. » (Şevket Şahintaş)
En 2004, Şahintaş a commencé à travailler de nuit, puis à prendre des photos. Il se rappelle encore le moment qui l’a amené à la photographie. « Je conduisais mon taxi de nuit, j’attendais un client. Il faisait noir, il faisait très froid – c’était l’hiver. Je regardais un homme essayer de dormir dans la rue. Je m’attristais de la situation de cet homme et me demandais ce qui pouvait être fait. J’ai pris un appareil photo, un petit appareil. J’ai commencé à prendre des photos avec. » (Şevket Şahintaş)
Şahintaş explique qu’il essaie de tirer le maximum de son métier de chauffeur de taxi. « Si j’en avais eu l’opportunité, j’aurais évidemment voulu faire autre chose car conduire un taxi à Istanbul est très difficile. Parfois, cela prend 15-20 min pour faire 100 à 200 mètres quand il y a des embouteillages. Et ce n’est pas vraiment un travail prestigieux. Et c’est fatiguant. » (Şevket Şahintaş)
Şahintaş indique que la communauté transexuelle et transgenre a la vie dure à Istanbul. « Comme vous le savez, parfois, ils se font tuer en Turquie parce qu’ils sont trans. » Il a également commencé à repérer des habitués dans les rues. « Des prostituées. Des ferrailleurs. Des enfants qui travaillent – il y a des ferrailleurs plus ou moins âgés. Ils ont également commencé à apparaître sur les photos. » (Şevket Şahintaş)
Photographier la vie nocturne dans la rue présente parfois de nombreux défis, alors Şahintaş a mis au point diverses tactiques pour gagner la confiance de ses sujets. « Je demande : “Avez-vous un briquet ?” Parce que la plupart de ces gars fument. Je prends leur briquet, allume ma cigarette et leur en offre une. Ou je demande : “Votre chien est mignon, puis-je le prendre en photo ?” Ils disent oui. Je prends la photo et ensuite, je propose d’en prendre une du chien avec son maître s’il le désire. » (Şevket Şahintaş)
Şevket Şahintaş est conscient des dangers. « J’ai toujours pensé que je pourrais mourir des mains de quelqu’un que j’essaie de sauver. Ce serait tragicomique car la personne dont vous voulez parler pourrait vous tuer. Mais comme je le disais, je voulais vraiment faire ça. Donc je n’avais pas d’alternative. Il faut mettre sa vie en jeu et prendre la photo. C’est ce que j’ai fait. Jusqu’ici, j’ai survécu et rien ne m’est arrivé. » (Şevket Şahintaş)
Et puis, il y a les plus jeunes. « La plupart des jeunes enfants, jusqu’à 60 % d’entre eux peut-être, sont des enfants qui se sont enfuis de centres pour mineurs. Lorsqu’on leur parle, ils disent fuir les enfants plus âgés. Ils placent les enfants de 12 ans et les adolescents de 18 ans au même endroit, et les adolescents battent les plus jeunes. » (Şevket Şahintaş)
Les ferrailleurs sont fréquents dans les rues d’Istanbul – comme celui-ci photographié par Şahintaş en train de travailler avenue İstiklal à Beyoğlu, l’un des quartiers les plus animés de la ville. « Tous les journaux ont publié des articles en pleine page à propos de mes photographies. Je les ai en fait montrés. Mais aucun administrateur, maire, politicien ne m’a appelé pour me dire : “Que pouvons-nous faire, merci de nous avoir éclairés.” Et c’est pour cela que je ne suis pas sûr d’avoir atteint mes objectifs, que mes photos aient atteint leur objectif. » (Şevket Şahintaş)
Un sans-abri gît sur le sol, entouré d’une foule dans l’attente d’une ambulance. « Comme vous le savez, Istanbul est l’une des plus belles villes du monde », explique Şahintaş. « Vous voyez l’Europe d’une côte, vous voyez l’Asie de l’autre. C’est une ville très charmante. C’est ainsi que je la voyais avant ces photographies. Mais aujourd’hui, avec les gens dehors dans les rues sombres, elle a perdu un peu plus de sa beauté à mes yeux. » (Şevket Şahintaş)
Şahintaş a également photographié l’arrivée de réfugiés syriens en Turquie, un afflux qui a débuté plusieurs années après qu’il a commencé à prendre des photos. « Ils s’installaient dans une zone abandonnée en pleine rénovation urbaine. J’ai vu un reportage à la télévision. Quand j’ai appris qu’ils vivaient à Süleymaniye, je suis allé prendre des photos de réfugiés syriens à Süleymaniye. » (Şevket Şahintaş)
Pour ce portrait, également pris à Süleymaniye en 2014, Şevket Şahintaş a photographié des enfants réfugiés syriens errant dans les rues. À l’arrière-plan, un bâtiment vide brûle. D’après Şahintaş, les Turcs vivant dans la zone ne se réjouissaient pas des nouveaux arrivants. « Je ne peux pas dire que les Syriens aient été très bien accueillis en Turquie. » (Şevket Şahintaş)
Şahintaş a photographié un réfugié s’abritant au milieu d’un immeuble en ruine. « Il y a beaucoup de jeunes qui finissent dans les rues et sans aide, ils finissent par s’engager sur une mauvaise voie, et la plupart finissent par mourir ou en prison. Notre seul avantage sur eux est la chance avec laquelle nous sommes nés. C’est la seule ligne qui nous sépare et elle est ténue. C’est une ligne ténue, mais elle s’étend sur toute une vie. » (Şevket Şahintaş)
Şahintaş travaille désormais pendant la journée et prend de nombreuses photos, comme ce portrait d’un réfugié syrien. Il ne peut toutefois pas s’empêcher d’être affecté par ce qu’il a vu la nuit. « Vous pensez au fait qu’ils sont dehors dans le froid. Dans le taxi, entre deux courses, je pleurais… Je ne pouvais pas me l’enlever de la tête en conduisant, et je pleurais. » (Şevket Şahintaş)
Une jeune réfugiée est assise près des restes d’un taureau, abattu pour l’Aïd. « Je ne fais que montrer ces photos », explique Şahintaş. « Mais je veux que les gens ou les politiciens qui les voient aident ces gens. C’est le but de mes photographies. Par exemple, si vous voyez une personne dans la rue dans une situation d’urgence, heurtée par une voiture, vous criez pour demander un médecin ou vous appelez une ambulance. Je suis dans le groupe qui voit. Je vois et je crie pour demander un médecin. C’est mon rôle. » (Şevket Şahintaş)
De jeunes réfugiés errent dans un bâtiment vide en 2014 alors qu’une tempête de neige fait rage à l’extérieur. « Auparavant, Istanbul était plus verte, il y avait plus d’espaces non-bâtis. Aujourd’hui, on se perd au milieu des bâtiments, on ne voit plus Istanbul, on voit les bâtiments. C’est pourquoi l’ancienne Istanbul était plus belle. Il y avait davantage de relations de bon voisinage. Quand j’étais enfant, notre quartier était un bidonville. Puis, plus tard, nous avons eu des appartements et on ne dit même plus bonjour à nos voisins les plus proches. (Şevket Şahintaş)
Şevket Şahintaş ne sait pas combien de temps il restera à Istanbul. « Je pense déménager dans la région égéenne à la première occasion », dit-il, « car Istanbul a cessé d’être une ville vivable. C’est très bondé, les rues se ressemblent. Aujourd’hui, Istanbul est moche. Je ne veux pas en être témoin, alors je veux quitter Istanbul. » (Şevket Şahintaş)
Les photographies de Şevket Şahintaş sont apparues dans sa première exposition, The Other Side of the Night, en 2009. Il a également fait l’objet de While Everyone Else Sleeps, un long métrage documentaire. Fin 2017, il a commencé à tourner un documentaire sur les enfants des rues pour lequel il cherche toujours des soutiens. Suivez son travail photographique sur Instagram : @sevketsahintas (Jeffrey Bishku-Aykul)
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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