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Derrière le bling-bling, le Liban otage des féodalités des néoseigneurs de la guerre

Paradoxe du pays du Cèdre : une société moderne et dynamique régie par une classe politique héritée de la guerre civile et soumise aux puissances tutélaires étrangères  
Manifestation dans le centre-ville de Beyrouth, le 20 octobre 2019 (AFP)

Chaque pays, de l’extérieur, est une construction métaphorique, une représentation. Dans son Quintette de Buenos Aires, l’écrivain espagnol Manuel Vázquez Montalbán fait dire à son héros que l’Argentine en tant que pays n’existe pas. C’est une carte postale, comme tous les pays du monde. Une représentation de clichés et de fantasmes. Pas plus. 

Le Liban, chez les élites occidentales et autres, médiatiques ou politiques, a aussi été réduit à une carte postale. Libéralisme et coexistence religieuse, falafels et blondes majestueuses dans des 4x4 rutilants dévalant le downtown, quartier central friqué inventé par la dynastie des Hariri.  

Le Liban, chez les élites occidentales et autres, a aussi été réduit à une carte postale, comme celle des nuits beyrouthines (AFP)

Mais au-delà de la représentation cliché, ce qui retient l’attention, c’est le soutien des puissances occidentales au modèle politique confessionnel et rigide qui régit le Liban depuis la fin de la guerre civile en 1990, vendu aux opinions publiques grâce, justement, à ces images d’Épinal.

Un système confessionnel de partage du pouvoir bâti sur le contrôle des tensions entre différents courants politiques et leurs puissances étrangères tutélaires, de l’Arabie saoudite à la Syrie, et de la France à l’Iran.

Même le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, n’est pas exempt des reproches de la foule qui manifeste sa colère

Ce statu quo est dénoncé aujourd’hui avec force – fait inédit – par des manifestants qui fustigent le règne des anciens seigneurs de la guerre civile, qui a débuté en 1975.

Car de Saïda, dans le sud, à Tripoli, dans le nord, toutes les figures féodales du système libanais, dynasties de puissants hommes politiques, chefs miliciens ou dignitaires religieux sont brocardés par les manifestants, qui énumèrent privilèges et fortunes des nababs locaux obligés des seigneurs de la guerre. 

https://twitter.com/AraiDariush/status/1186201571274690560?s=20

Même le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, n’est pas exempt des reproches de la foule qui manifeste sa colère. Pourtant, ce parti a su rassembler autour de lui une forte adhésion de la société libanaise dans sa ligne de défense contre les agressions israéliennes.

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Le déficit en matière de services publics, les recours aux parrainages internationaux et régionaux, la corruption endémique, l’absence d’un état civil moderne (interdiction de se marier hors communauté confessionnelle par exemple) et la perpétuation des pratiques électorales féodales sont autant de conséquences de ce système.

Un combat pour la citoyenneté

Ce système confessionnel qui régit le Liban, garant de stabilité et modèle de coexistence ailleurs, piège la vie sociale et économique libanaise depuis des décennies. La société tente de transcender ces lignes, ces frontières d’ordre religieux et partisan, en créant des passerelles et projets intimes ou professionnels interreligieux. 

En 2008, un des fondateur de la Maison laïque, Hani Naïm, parlait ainsi des motivations de son combat : « Je ne suis pas inscrit à l’état civil, l’État ne reconnaît pas mon existence si ma propre confession ne me reconnaît pas. » 

« Après, je dois aller à l’école de ma confession qui m’inculquera sa propre histoire. Une histoire orientée déjà héritée de nos parents. Nous n’avons appris aucune leçon puisque nous ne sommes même pas d’accord sur les raisons de la guerre civile. Chaque partie prétend avoir défendu son existence. Et tous ceux qui ont mené la guerre sont aujourd’hui des leaders politiques, avec les mêmes référents confessionnaux et féodaux », poursuit le jeune militant rencontré à l’époque à Beyrouth, en pleines tensions politiques. 

Les mouvements de la société civile, très dynamiques mais complètement ignorés par les médias mainstream, tentent depuis des années de militer pour une sécularisation des pouvoirs et des liens sociaux.     

Comment accepter le règne des néochefs miliciens qui hypothèquent la stabilité même du pays en l’arrimant aux enjeux confessionnels et aux intérêts des puissances tutélaires étrangères ? 

Mais à chaque tentative citoyenne de renverser l’ordre établi, le système a oublié, pour un moment, ses divergences pour faire face aux vents du changement. 

« Ces élites ont réussi depuis la fin de la guerre en 1990 à bloquer toutes les réformes structurelles, telles que le système électoral, la décentralisation, le droit de la femme libanaise à donner sa nationalité à ses enfants, la justice transitionnelle et le sort des disparus de la guerre, le système fiscal, les salaires, le système de santé et d’éducation, etc. », écrit Karam Karam, directeur de recherche au Common Space Initiative à Beyrouth. 

La catastrophe économique 

C’est ce paradoxe qui maintient les tensions dans la société libanaise : comment vivre sous un système de type féodal alors que la société civile est l’une des plus créatives et libérales du monde arabe ? Comment accepter le règne des néochefs miliciens qui hypothèquent la stabilité même du pays en l’arrimant aux enjeux confessionnels et aux intérêts des puissances tutélaires étrangères ? 

Cette même classe dirigeante a, de plus, échoué à faire du Liban le dragon économique du Moyen-Orient : pire, elle a davantage précarisé les couches pauvres et moyennes.

En avril 2019, la Banque mondiale a estimé que « près de 200 000 Libanais ont basculé dans la pauvreté, venant s'ajouter au million d’habitants pauvres que comptait déjà le pays. Le pays compterait entre 250 000 à 300 000 chômeurs de plus, notamment parmi les jeunes sans qualification ». 

D’autres chiffres démontrent l’étendue de la catastrophe, selon la même source : le taux de croissance du PIB libanais s’est établi en 2018 à 0,2 % seulement selon les estimations les plus récentes, contre 0,6 % l'année précédente.

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En 2019, 12 % des élèves scolarisés dans le secteur privé ont dû migrer vers le public car les parents ne pouvaient plus honorer les dépenses liées à la scolarisation qui plafonnent, pour les cycles primaire et secondaire, à environ 2 600 dollars par an.    

Dans ce pays qui possède des terres fertiles et bénéficie d’un climat tempéré et d’abondantes ressources en eau, le secteur agricole, sous-développé, ne représente que 4,2 % du PIB et emploie un peu plus de 3 % de la population active.

La gestion par l’assistance

La précarisation produit des dividendes politiques : « Ce que les pauvres reçoivent sous forme d’aide, ils le remboursent sous forme de loyauté et de support aux familles, aux confessions et aux hommes politiques qui les assistent », souligne le chercheur Thierry Kochuyt. 

« Dans ce sens, les besoins des nécessiteux deviennent utiles pour ces groupes dits primordiaux : cela leur permet d’établir une relation particulariste d’assistance avec les démunis afin de s’assurer de leur appartenance et de leur soumission », poursuit le chercheur. 

Prophétique, le politologue libanais Georges Corm conclut ainsi, en 2013, une de ses analyses : « Nul ne peut donc prévoir de quoi sera fait l’avenir du Liban : d’une implosion sectaire entraînée par une aggravation des douloureux événements de Syrie ; ou bien d’une révolution civique au vrai sens du terme, révolution qui entraînerait le peuple de toutes les communautés contre des dirigeants souvent usés, déconsidérés et peu crédibles selon les critères d’une citoyenneté rigoureuse. » 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Adlène Meddi est un journaliste et écrivain algérien. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese et signé trois thrillers politiques sur l’Algérie, dont le dernier, 1994 (Rivages, sortie le 5 septembre). Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.
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