EN IMAGES : 2011, retour sur l’année tunisienne qui a changé le monde
« Je n’ai longtemps photographié que des sujets paisibles », confie Hamideddine Bouali dans la rétrospective qu’il vient de consacrer à l’année de la révolution tunisienne, L’Année deux mille onze dans les archives d’un photographe.
Et voilà que survient dans la vie de ce photographe « paisible », après 30 ans d’expérience, une série de bouleversements qui, sous ses yeux, vont devenir une révolution et un événement de portée planétaire.
« La réalité remontait à la surface, elle devenait aveuglante de jour en jour, au point que je me pose encore la question de savoir pourquoi l’énergie dépensée à cacher cette misère n’a pas été investie pour l’éradiquer », s’interroge-t-il.
Il va consciencieusement, sans prénotion politique, tenir la chronique de cette folle année, depuis l’image de militaires devant le Parlement à Tunis, le 12 janvier, jusqu’à celle de l’élection par l’Assemblée constituante d’un ancien opposant, Moncef Marzouki, comme président de la République, le 13 décembre.
Hamideddine Bouali n’est pas un photographe de presse dont la carrure s’impose au plus près de l’action. Il photographie comme on butine : sa silhouette fluette virevolte, prend de la distance et disparaît aussitôt. Le résultat est un regard à la fois engagé et détaché.
Quelques-unes de ces images vont s’accrocher au mur des icônes de la révolution, dont cette fameuse « victoire », prise le 19 février, dans une manifestation sur l’avenue Bourguiba.
Le recueil de 250 images, disponible en format numérique, est accompagné d’une narration où le récit des événements se mêle à une réflexion sur la position d’un photographe dans l’incertitude de l’événement en train de se dérouler.
14 janvier, aux alentours de 12 h 00, avenue Habib Bourguiba. La foule grossit depuis la fin de la matinée, devant le ministère de l’Intérieur, sans rien savoir de ce qui se trame dans les cercles du pouvoir sous pression depuis près d’un mois. « Au début, il n’y avait presque pas de pancartes… puis elles poussèrent ici et là, bricolées à la va-vite avec des slogans que l’on n’osait même pas dire en aparté la veille. »
14 janvier, 13 h 53. Personne ne connaît alors le dénouement de ce rassemblement. Un événement va précipiter la confrontation et rendre la situation incontrôlable : le cortège du cercueil de Helmi Manaï, un jeune manifestant tué la veille par un tireur embusqué, en route vers le cimetière, se dirige vers l’avenue Bourguiba où son passage fera monter la tension. On connaît la suite : alors que la panique gagne le sommet de l’État une heure plus tard, la famille de Leïla Trabelsi, l’épouse de Ben Ali, est arrêtée alors qu’elle essaie de s’enfuir et, peu avant 18 h, le président s’envole vers son exil saoudien.
20 janvier. Un homme débaptise à sa manière la place du 7 novembre 1987, date du putsch médical qui a porté Ben Ali au pouvoir. Il « fracassa en injuriant à tue-tête cette date, devenue le leitmotiv des lèche-bottes et des politicards qui voulaient se rapprocher davantage des centres du pouvoir ».
24 janvier. Pour pousser la roue de la révolution, les jeunes venus planter leurs tentes des régions intérieures du pays occupent la place historique du pouvoir, la Kasbah, siège du Premier ministère, du ministère du Plan et celui des Finances. Un face-à-face hautement chargé de valeur symbolique entre l’État replié sur son bastion et une population qu’il a toujours tenue à distance et dominée. L’armée joue alors un rôle ambivalent : elle évite la confrontation entre policiers et manifestants, qu’elle tient malgré à tous distance des bâtiments officiels.
26 février. Alors qu’un second rassemblement campe devant la Kasbah, beaucoup plus organisé par les forces politiques, le centre-ville est le théâtre de scènes de violence : boutiques saccagées, voitures brûlées… Mohamed Ghannouchi, l’inamovible Premier ministre de Ben Ali, cédera le lendemain.
12 mars, camp de Choucha à la frontière Tunisie-Libye. De l’autre côté de la frontière, le soulèvement contre le régime de Kadhafi a tourné à la guerre et ouvert la porte à une intervention militaire internationale. Les civils libyens et surtout les travailleurs étrangers originaires d’Afrique et d’Asie affluent par centaines de milliers en Tunisie. Plutôt que la masse de personnes que doivent gérer les organisations humanitaires, ce sont les destinées individuelles bouleversées par la violence des événements que le photographe veut mettre en valeur.
15 août. L’UGTT (centrale syndicale) et d’autres organisations appellent à une marche pour demander la démission du gouvernement de transition dirigé par Béji Caïd Essebsi et des poursuites contre les bénéficiaires de la corruption sous l’ancien régime. L’événement a perdu sa clarté, c’est le temps des coulisses, des tractations, des pressions où la rue ne joue plus qu’un rôle qui échappe à ses protagonistes.
23 octobre. Pour la première fois de l’histoire du pays, les Tunisiens sont appelés à voter librement dans une compétition totalement ouverte et non falsifiée pour former une Assemblée constituante. Après des décennies d’assèchement de la culture politique, de monopole partisan, chacun est appelé à choisir parmi des dizaines de listes.
Érigé en principal opposant du régime par des décennies de répression, le parti islamo-conservateur Ennahdha remporte largement l’élection avec 37 % des voix. La Tunisie fait l’expérience d’une nouvelle réalité : un clivage idéologique profond, traduit dans la rue et dans les urnes. Une coalition inconnue, la pétition populaire (Aridha Chaâbia), arrive en troisième place (avec 6,7 %), signe éphémère d’un phénomène durable : de nombreux Tunisiens ne se reconnaissent pas dans les partis politiques.
17 décembre, un an après, retour à Sidi Bouzid. Mohamed Bouazizi, vendeur de fruits et légumes parmi d’autres dans une bourgade rurale, est devenu un symbole planétaire, son geste de protestation suicidaire, une sorte d’autosacrifice pour la transformation du monde arabe. Pour Sidi Bouzid, au cœur de cette Tunisie appauvrie, le 17 décembre est devenu le moment de sa réhabilitation : les marginaux peuvent être le moteur de l’histoire.
Animateur, membre de jurys, directeur de stages et commissaire d’exposition, Hamideddine Bouali a formé des générations de photographes tunisiens. En 2010, il a fondé le Club Photo de Tunis. Il est chargé de la formation photo à la Maison de l’image. En 2008, il a reçu le Prix national des arts et des lettres en photographie.
Médaille d’or à l’exposition internationale de photographie de Bagdad, Prix d’encouragement au 51e Salon international de la photographie de Tokyo, Grand prix du concours organisé par le Fonds méditerranéen pour les femmes, Prix Lucien Clergue : son travail a été plusieurs fois récompensé à l’international. Ses œuvres ont été acquises par des collectionneurs privés, par l’État tunisien, Amnesty International et le Musée de la photographie de Bièvre, en France. (MEE/Amine Landoulsi)
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