Misrata fait face à un autre ennemi, sur un autre front
MISRATA/SYRTE, Libye – Plus de quatre ans après que Misrata a rejoint la révolution pour renverser l’homme fort libyen Mouammar Kadhafi, une foule sombre s'est rassemblée au crépuscule dans le centre de Misrata, ce mercredi, pour enterrer ses morts.
Cette fois, l'ennemi s'appelle l'Etat islamique, et les dernières victimes étaient dix jeunes combattants misratis, tués pendant la nuit à un poste de contrôle près de Nufaliya, entre Syrte et Sidra, dans le bassin riche en pétrole du centre de la Libye.
« Cela ne peut pas rester impuni », a lancé une personne discourant devant l'assemblée émue, en face de la mosquée, où les cercueils étaient disposés. « Nous soutenons nos révolutionnaires et nous refusons le terrorisme. »
« Misrata est la moelle épinière de l'ensemble de la Libye ; elle empêche le pays de se disloquer », a affirmé Ramadan al-Jaber, un instituteur observant le rassemblement à l'écart. « Nous voulons construire notre pays, mais de tels événements nous empêchent de réaliser notre rêve. »
La brigade 166 de Misrata s'est déplacée à Syrte il y a un mois pour désarmer la menace de l'Etat islamique, débarrasser la ville des postes de contrôle et sécuriser les bâtiments gouvernementaux, ainsi que pour tenter de provoquer le départ du groupe militant par le biais de tribus locales puissantes.
Les combattants de Misrata, alliés à l’Aube de Libye, l’alliance militaire du gouvernement basé à Tripoli, sont déployés au maximum pour combattre les forces du général Khalifa Haftar à travers la Libye. Bien qu'ils aient espéré éviter la formation d'un nouveau front contre l'Etat islamique, les événements récents semblent leur avoir forcé la main.
« Ils doivent partir », a déclaré la semaine dernière Mohamed Omar al-Hassan, chef de la brigade 166. « Si le dialogue n'aboutit pas, nous devrons employer une autre manière. »
Depuis samedi dernier, jour où les combattants de l'Etat islamique ont attaqué les forces misraties, le nombre de morts a grimpé et les pourparlers ont échoué. Les représentants misratis s'accordent désormais à affirmer que leur seule option est de chasser l'Etat islamique par la force.
Le combat commence
A la périphérie de Syrte, à 200 km à l'est de Misrata, des camions militaires, des armes et des combattants sont rassemblés en vue de l'assaut contre l'Etat islamique à l'intérieur de la ville.
Ce jeudi, la brigade 166 aurait repris le contrôle de Nufaliya aux combattants de l'Etat islamique après des échanges de tirs. Cette ville, proche de Syrte, se trouve le long de la route littorale stratégique reliant Misrata aux champs de pétrole du centre de la Libye.
Alors que les médias ont rapporté que les troupes alliées à l’Aube de Libye avaient été envoyées à l'est il y a un mois pour attaquer l'Etat islamique, le front s'est avéré relativement calme jusqu'à la semaine dernière, lorsque des combats entre la brigade 166 et l'Etat islamique ont éclaté ce samedi à un poste de contrôle de fortune de ce dernier à l'est de Syrte.
Les affrontements se sont poursuivis et un flux régulier de familles a commencé à fuir la ville de crainte de subir une nouvelle bataille dévastatrice à Syrte.
Après quasiment une semaine de violences, seize combattants d'Aube de Libye ont péri et beaucoup d'autres ont été blessés. Au moins trente-cinq combattants de l'Etat islamique ont été tués. Depuis que l'Etat islamique a pris le contrôle de l'hôpital Ibn Sina dans la ville de Syrte la semaine dernière, il est difficile d'estimer les pertes du groupe.
Les spéculations sur l'identité des combattants de l'Etat islamique présents à Syrte vont bon train. Les représentants misratis affirment que certains sont étrangers, d'après l'identification effectuée sur les corps. D'autres disent que ce sont des habitants de Syrte en colère, issus de tribus avantagées sous Kadhafi, ou qu'Ansar al-Charia, dans le cadre d'une alliance difficile avec Aube de Libye à Benghazi, pourrait avoir fourni les combattants. Il s'agit très probablement d'un mélange des trois.
Une guerre sur plusieurs fronts
L'alliance d'Aube de Libye est déjà aux prises avec les forces d’Haftar qui, désormais, combattent officiellement au nom du gouvernement basé à Tobrouk sur les lignes de front situées dans le centre, l'ouest et le sud de la Libye, ainsi qu'à Benghazi, deuxième ville du pays.
« Nous ne voulons pas détruire la ville [de Syrte]. Nous sommes autour de la ville et nous savons qui se déplace dans la ville », a déclaré Ismael Shukri, porte-parole des forces militaires alliées à l’Aube de Libye. Ce dernier a insisté sur le fait que les habitants de Syrte ne voulaient pas d'une guerre.
Le général Khalifa Haftar, le Premier ministre du gouvernement de Tobrouk Abdallah al-Thani et la Chambre des représentants, exilés dans l'est du pays, sont soutenus par l'Egypte, les Emirats arabes unis, l'UE et les Etats-Unis. De manière peu judicieuse, ils identifient l'ensemble de l'opposition en tant qu'« islamistes ». Tobrouk a appelé à la levée de l'embargo international sur les armes, de sorte que ses forces puissent lutter plus efficacement contre le terrorisme.
Pendant ce temps, le Premier ministre basé à Tripoli, Omar al-Hassi, et le Congrès général national (CGN), soutenu principalement par la Turquie et le Qatar, accusent à tort leurs adversaires d’être des terroristes ou d'anciens partisans de Kadhafi.
En novembre 2014, la Cour suprême libyenne, basée à Tripoli, a statué que la Chambre des représentants était illégale, mais la communauté internationale a largement ignoré cette décision. Tous les efforts internationaux sont déployés dans le cadre d'un dialogue mis en place par l'ONU pour endiguer les combats en Libye et la crise financière imminente, jusqu'ici avec peu de résultats.
« Dans la situation actuelle, la présence djihadiste à Syrte se mêle inévitablement à la lutte pour le pouvoir politique national », a déclaré Wolfram Lacher, chercheur spécialiste de l'Afrique du Nord à l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité, à propos des deux gouvernements et de leurs milices respectives qui s'opposent en Libye.
La volonté de Misrata de lutter contre l'Etat islamique à Syrte, et le fait qu'elle ait publiquement reconnu le groupe comme étant une force destructrice et une menace à la sécurité, ont marqué un tournant dans la crise libyenne, a-t-il ajouté.
Toutefois, l'attentat à la voiture piégée qui a eu lieu tôt ce lundi matin au siège de la brigade 166 à Misrata, qui a tué une personne et a été revendiqué par l'Etat islamique, est un signe inquiétant de la tournure que la bataille pourrait prendre.
« Nous sommes inquiets du fait que la violence pourrait s'intensifier à Misrata », a déclaré Abobaker Alhraish, représentant local du gouvernement qui participera aux pourparlers de paix de l'ONU à Bruxelles la semaine prochaine. L'Etat islamique tente de nous envoyer un message et de nous dire qu’il est capable de déplacer la guerre chez nous. »
C'est seulement au cours des derniers mois que l'Etat islamique s'est mis à occuper le devant de la scène en Libye. Avec la multitude de groupes armés qui se livrent à des batailles par procuration pour conquérir le pouvoir et les richesses du pays, il est difficile de savoir si les militants qui prêtent allégeance à l'Etat islamique en Libye reçoivent leurs ordres directement du leader de l'Etat islamique en Irak et en Syrie, Abou Bakr al-Baghdadi, ou s'ils agissent de manière plus locale.
La série de massacres en représailles a débuté en janvier, lorsqu'un assaut contre l'hôtel Corinthia, dans le centre de Tripoli, a entraîné la mort de neuf personnes, dont cinq étrangers. Les tensions se sont intensifiées en février suite à la diffusion d’un enregistrement vidéo de la décapitation de vingt-et-un chrétiens coptes égyptiens sur une plage libyenne. Des groupes faisant allégeance à l'Etat islamique ont revendiqué la responsabilité de ces deux attaques.
Suite aux frappes aériennes de rétorsion menées à Derna, dans le nord-est de la Libye, par l'Egypte et la Libye, causant la mort d'au moins sept civils, l'Etat islamique a orchestré un attentat-suicide dans la ville voisine d'al-Gubba, considérée comme fidèle à Tobrouk, lors duquel quarante-quatre personnes ont trouvé la mort.
Syrte
Syrte a grandement bénéficié des largesses de Kadhafi et a été durement touchée par les bombardements et les combats menés par l'OTAN lors des phases finales de la révolution en 2011. Ostracisée en raison de ses liens avec l'ancien gouvernement, Syrte a été largement négligée depuis lors, ce qui a permis à des groupes militants comme Ansar al-Charia, qui fait partie de l'alliance d'Aube de Libye, de prendre racine.
L'Etat islamique a émergé au moment où Ansar al-Charia subissait une crise de leadership avec la mort, en janvier, du fondateur de la branche de Benghazi, Mohamed al-Zahawi, qui a avait été accusé d'avoir assassiné l'ambassadeur américain Christopher Stevens.
De nombreux combattants ont depuis négocié leur allégeance au nouveau groupe, l'Etat islamique, et sont maintenant logés dans le vaste centre de conférence Ouagadougou à Syrte, à l'entrée duquel flotte le drapeau noir de l'Etat islamique.
Ils contrôlent également l'hôpital Ibn Sina, où le personnel étranger en provenance des Philippines et d'Ukraine a été contraint de rester, ainsi que l'hôtel de luxe Mehari, tristement célèbre pour le massacre sur le front de mer en 2011 de cinquante-quatre partisans présumés de Kadhafi, capturés par les révolutionnaires.
Alors que les combats s'intensifient et que le nombre de morts est en hausse, Misrata est maintenant aux prises avec Haftar et l'Etat islamique.
Aux funérailles des Misratis tombés, Fathi Aluigi, vingt-et-un ans, a relayé un sentiment commun : « Nous n'aimons pas ce qui s'est passé, ni la tournure que cela prend. Nous allons désormais devoir nous venger. »
Traduction de l'anglais (original).
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