La paix ne paie pas les factures : un Moyen-Orient en guerre rapporte gros
Le 9 avril, le secrétaire d’Etat John Kerry a déclaré que les Etats-Unis soutiendraient tout Etat du Moyen-Orient s’estimant menacé par l’Iran, et ne resteraient pas « les bras croisés » si Téhéran déstabilisait la région. Il serait naïf d’y voir une preuve de l’altruisme américain. C’est une affaire d'argent, car les ventes d’armes sont bonnes pour les affaires. Après tout, la guerre, ou même un simple bruit de guerre, rapporte gros ; surtout à ceux qui en fournissent les armes sans avoir à la faire.
Les exportations d’armes procurent d’énormes avantages économiques qui se traduisent en avantages politiques, dans le pays exportateur comme en termes d’influence sur les clients. Le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord sont depuis longtemps des théâtres de guerre, souvent sur de nombreux fronts, et font donc partie des marchés les plus lucratifs de la planète. Or, les achats d’armes ont grimpé en flèche ces dernières années, en même temps qu’augmentaient instabilité, tensions et guerres entre Etats autant qu’au sein de chacun.
Les Etats-Unis fournissent près de la moitié de toutes les armes vendues au Moyen-Orient, suivis par la Russie et le Royaume-Uni. Les ventes d’armes aux Etats membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont augmenté de 71 % ces cinq dernières années, ce qui représente 54 % des importations au Moyen-Orient. Arabie saoudite et Emirats arabes unis sont devenus, respectivement, les second et quatrième plus grands importateurs d'armes au monde.
Deux Etats arabes, l’Algérie et le Maroc voisin, sont respectivement le plus gros et le deuxième plus gros importateurs d’armes d’Afrique. Les achats du Maroc ont été onze fois plus importants sur la même période.
« Les pays du CCG, ainsi qu’Egypte, Irak, Israël et Turquie... ont prévu, ces prochaines années, de se faire livrer d’autres grosses commandes d’armes, et parmi les plus lourdes », a déclaré Pieter Wezeman, chercheur principal à l’Institut international de Stockholm pour la recherche sur la paix, (Stockholm International Peace Research Institute), l’institution la plus réputée pour les chiffres qu’elle présente sur les budgets militaires et le commerce d’armements.
Les pays qui déplorent les conflits régionaux, Etats-Unis, Russie, Chine et Etats européens, sont ceux-là mêmes qui alimentent ces guerres et les soutiennent avec enthousiasme en vendant pour plusieurs milliards de dollars d’armes à tous les belligérants. Tout ce verbiage moralisant invoquant la loyauté envers les alliés et l’importance de régler les différends par la diplomatie n’est qu’une façade : la guerre, c’est bon pour les affaires, et elles sont actuellement florissantes.
Pour que les fournisseurs d’armes maximisent leurs bénéfices, le degré de déstabilisation doit atteindre un juste équilibre : suffisamment élevé pour que les clients achètent en grosses quantités, mais pas assez pour que ces derniers se sentent menacés ou que les approvisionnements en énergie soient perturbés. C’est pourquoi, dans les années 1980 par exemple, les Etats-Unis ont si formidablement profité de la guerre Iran-Irak : ils ont armé les deux protagonistes, contribuant à les plonger dans une guerre d’usure pendant presque dix ans.
Printemps arabe, tensions arabo-iraniennes et montée en puissance de l’Etat islamique (entre autres crises actuelles) : autant d’aubaines financières au profit de ceux qui essuient leurs larmes de crocodile d’une main et signent de l’autre des contrats d’armement. L’Opération « Tempête décisive » au Yémen va sans doute attiser cette frénésie d’achats.
L’industrie de l’armement russe a bénéficié des crises syrienne et égyptienne, ainsi que des menaces d’agressions militaires américaines ou israéliennes contre l’Iran. Les exportations d’armes en direction de Damas ne cessent d’augmenter depuis le début du soulèvement syrien.
Moscou est l’un des principaux fournisseurs de l’Iran, dont les dépenses militaires augmentent avec sa participation croissante aux conflits en Syrie et en Irak. Un accord a été signé cette semaine pour fournir à Téhéran le système S-300 de fusées antimissiles, malgré les vives objections américaines et israéliennes.
La Russie a également bénéficié de la dégradation des relations américano-égyptiennes, lorsque les Etats-Unis ont réduit leur aide militaire au Caire, suite à la répression de ses dissidents. L’Egypte, dévastée par la montée de la violence et en particulier l’insurrection toujours plus virulente dans le Sinaï, s’est prestement tournée vers la Russie pour combler le manque.
Moscou, deuxième exportateur d’armes du monde après les Etats-Unis, ne s’est pas fait prier. En août l’an dernier, le Président Vladimir Poutine a promis au Caire d’accélérer la livraison de plusieurs milliards de dollars d’armes. L’Amérique s’est alors hâtée de lever les restrictions sur ses livraisons d’armes à l’Egypte. Le mois dernier, on a appris que seront par conséquent livrés12 avions F-16, 20 missiles Harpoon et jusqu’à 125 blindés M-1 Abrams dernier cri.
Voilà qui en dit long sur les retombées des ventes militaires : les fournisseurs ferment les yeux sur les exactions de leurs clients, et dénoncent seulement celles commises par les clients de leurs concurrents. C’est pourquoi, parler des droits de l’homme de façon sélective n’a conduit qu’à accroître la répression dans cette région et un sentiment encore plus aigu d’impunité. Ces ventes d’armes « ne fournissent pas seulement un soutien militaire aux régimes tyranniques, ils leur envoient également un message clair de soutien politique », a déclaré Andrew Smith, militant de la Campagne contre le commerce des armes.
Russie et Occident se concurrencent également sur les ventes d’armes à l’Irak. L’an dernier, le gouvernement américain a donné son approbation au quasi triplement des ventes d’armes à Bagdad, pour près de 15 milliards de dollars et, ce mois-ci, le Premier ministre Haider el-Abadi en a réclamé instamment encore plus.
« La bataille s’intensifie entre ce qu’il reste des forces armées de l’Irak et les militants de l’Etat islamique… ce qui a stimulé la demande d’équipements très coûteux, dont des avions de chasse, des hélicoptères de combat et des missiles à guidage laser, » a écrit le Wall Street Journal en décembre.
Printemps arabe, guerres par procuration entre Iran et Etats arabes, ainsi que propagation du djihadisme, tout cela en corrélation, a contribué à une perception toujours plus dramatique des menaces externes et internes dans cette région. Ces phénomènes proviennent en grande partie de politiques répressives, et ont été traités de la même façon : force et autoritarisme militaire prévalent sur réformes et défense des droits.
Pas étonnant, par conséquent, qu’on entende tant parler ces temps-ci de coopération avec les autocrates de la région : ce sont eux qui achètent le plus d’armes. Si le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord devenaient démocratiques et pacifiques, ces régions en seraient aussi beaucoup moins rentables. Les exportateurs d’armes ne l’avoueront jamais, mais la paix ne paie pas les factures.
Sharif Nashashibi est journaliste et analyste primé en affaires arabes. Il collabore régulièrement avec Al Arabiya News, Al Jazeera English, The National, et le Middle East magazine. En 2008, il a reçu un prix du Conseil international des médias « pour avoir à la fois facilité la parution d’articles toujours équilibrés sur le Moyen-Orient, et en avoir signé lui-même un certain nombre ».
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : 18 avril 2015, des forces kurdo-iraquiennes peshmergas et des factions Al hasan al shabbi occupent une position à proximité du village de Bashir dans la région de Qatqa Daquq (à 45 km au sud de Kirkouk), suite à une opération visant à reprendre au groupe Etat islamique (IS) le contrôle de villages voisins (AFP).
Traduction de l'anglais (original) par Dominique Macabies.
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