L’ascension de Corbyn n’est pas un hasard
Ce weekend, le commentariat n’a pas vraiment distillé son venin. Il l’a déversé. Dans les heures suivant son élection à la tête du Parti travailliste, Jeremy Corbyn a été qualifié d’« utopiste gauchiste, inadapté au monde réel » (Die Welt), de « barbu socialiste du nord de Londres » (Sydney Morning Herald), de « végétarien à la barbe blanche » (Wall Street Journal) et de « populiste » (Washington Post).
Si Corbyn a pu s’emparer du Parti travailliste, Bernie Sanders, le sénateur socialiste indépendant du Vermont, pourrait-il faire la même chose aux démocrates américains ?, s’est interrogé Dan Balz. Pour le Washington Examiner, la vérité saute aux yeux. Corbyn était un communiste déguisé (désormais à découvert). Il a été chroniqueur pour le Morning Star, « un journal qui était à l’origine un organe du Parti communiste de Grande-Bretagne ». En voilà donc la preuve.
Corbyn ne s’en tire guère mieux en Grande-Bretagne. Le Daily Mail l’a déclaré aristo et traître :
« Né dans la richesse confortable de la classe moyenne, élevé dans un manoir estimé à plus d’un million d’euros et éduqué dans l’enseignement privé, Jeremy Bernard Corbyn aurait pu être pardonné s’il avait été conservateur. »
Malgré les nombreux discours sur la mobilité sociale, les histoires de classe ne sont jamais bien loin en Grande-Bretagne. The Observer a planté le couteau dans le dos de Corbyn en silence, mais tout aussi sûrement. Andrew Rawnsley, le chroniqueur politique du journal, a écrit :
« L’extase des Corbynistas contrastait avec l’agonie d’un courant du parti : les députés travaillistes. L’un d’eux, qui n’est pas coutumier de l’hyperbole, s’attriste : ‘’Mon parti vient de se jeter d’une falaise’’. Il est clair qu’il ne s’exprime pas seulement en son nom. Pas plus de vingt députés travaillistes – soit moins de 10 % du groupe parlementaire – souhaitaient ce résultat. »
Donc Corbyn est aussi un sandiniste. Mettons de côté les questions relatives au personnage et aux passions qu’il déchaîne au sein de son parti. Il reste lui-même agnostique quant à ses qualités de leader. Il a participé à l’élection afin de mettre certaines questions à l’ordre du jour et ne s’attendait pas à gagner, et encore moins par une victoire écrasante. Pour son premier jour, il a eu du mal à réunir une équipe sur le premier banc au Parlement. Il était probablement loin de penser à un futur cabinet.
En effet, il est plus facile d’être fidèle à sa conscience en marge du pouvoir que lors de la formation des coalitions nécessaires pour gouverner. Lorsqu’il était un simple député, Gordon Brown était l’antithèse de ce qu’il est devenu une fois Premier ministre. Loin du pouvoir, Brown était de bonne humeur, avait l’esprit d’équipe et était populaire. Au pouvoir, il est devenu méfiant, sujet à des accès de colère (au Trésor, il était réputé jeter des téléphones par les fenêtres). Il a fini très seul.
Concentrons-nous plutôt sur ce que cet élan de mauvaise humeur nous dit de ceux qui critiquent : le centre de l’opinion politique, la soi-disant opinion de la majorité. Si Corbyn est considéré inéligible, qui est considéré comme éligible et comment se comportent-ils ? Mis à part les invectives, ils accusent le nouveau leader travailliste d’être hors de contact avec la réalité, de manquer de crédibilité et de constituer un danger potentiel pour la sécurité de la Grande-Bretagne. Il est intéressant d’examiner ces allégations à la lumière de ces trois dimensions de la politique britannique au Moyen-Orient, un sujet sur lequel Corbyn s’est fortement impliqué.
La réalité, la voici : quatre guerres civiles, quatre incendies qui font rage et échappent à tout contrôle et qui consument la Syrie, l’Irak, le Yémen et la Libye. Éventuellement cinq, si la sécurité en Égypte se détériore davantage. La réalité, c’est l’échec stratégique de chaque intervention depuis la première guerre du Golfe. La réalité, ce sont les 432 761 réfugiés et migrants qui ont traversé la Méditerranée depuis le début de l’année, soit déjà le double du total enregistré l’an dernier. La réalité, c’est la perte du pouvoir et de l’influence des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France – ne serait-ce que sur leurs alliés traditionnels – l’Arabie saoudite, Israël, l’Égypte - qui prennent leurs propres décisions. Qu’est-ce qui mérite d’être préservé à propos de cette réalité ? Le fait que cela pourrait empirer ? C’est déjà le cas.
Crédibilité : ce label est attribué à chaque dirigeant qui adopte une « position courageuse et dictée par des principes », mais qui fait ensuite tout ce qui est en son pouvoir pour éviter d’endosser la responsabilité de ses actes. David Cameron veut imposer un vote au Parlement qui permettrait à la Royal Air Force (RAF) de bombarder le groupe EI en Syrie, en dépit de sa défaite sur un vote similaire sur le bombardement de Bachar al-Assad après l’attaque chimique à Damas. On a déjà découvert que des pilotes britanniques ont utilisé des avions américains et que des drones de la RAF ont été impliqués. Cela, sans convocation du Parlement.
La crédibilité ou la cohérence ne sont pas des mots souvent appliqués à la politique. La politique du gouvernement britannique en ce qui concerne la Syrie a vacillé dans un sens et puis un autre. Elle a commencé par encourager les rebelles à croire que l’éviction de Bachar al-Assad était imminente, lors des deux conférences de Genève. Elle s’est maintenant transformée en un scénario dans lequel Assad pourrait rester dans un gouvernement de transition. La politique de Cameron vis-à-vis de l’Égypte est de collaborer avec le dictateur au pouvoir, sans avoir aucune influence sur lui ou le moindre espoir de modérer son règne. Abdel Fatah al-Sissi sera le prochain invité de Cameron à Downing Street, après Netanyahou la semaine dernière.
Sécurité : c’est le contraire que l’on observe – un sentiment collectif et permanent d’insécurité et de peur. Il est certain que les frappes de drone sur les djihadistes britanniques en Irak conduiront le groupe État islamique (EI) à tenter de mettre en scène une fusillade spectaculaire en Grande-Bretagne, similaire à celles qu’a subies la France. La planification d’une action de ce genre est difficile à repérer et à déjouer. C’est encore plus difficile pour les services de renseignement lorsque d’autres branches de l’État semblent déterminées à aliéner les musulmans britanniques dont ils ont besoin pour être leurs yeux et leurs oreilles.
Le dernier exemple est la stratégie « Prevent » du ministère de l’Intérieur dans les écoles. En vertu des nouvelles lois exigeant aux enseignants de surveiller tout extrémisme chez les étudiants, un écolier a déclaré à Al Jazeera avoir été accusé d’avoir des points de vue « semblables à ceux des terroristes » par un agent de police qui l’interrogeait parce qu’il avait amené à l’école des tracts faisant la promotion d’un boycott d’Israël.
L’appareil sécuritaire étatique est toujours surpris par les événements : surpris par l’effondrement de l’armée irakienne à Mossoul en juin 2014 – l’armée pour laquelle les États-Unis ont dépensé 22 milliards d’euros ; surpris par la montée du groupe EI ; surpris par le flux de réfugiés vers l’Europe. Après chaque échec, l’appareil sécuritaire étatique demande à ses citoyens de se préparer pour un autre défi, une guerre plus longue.
Les guerres elles-mêmes sont formulées en termes existentiels. L’extrémisme islamiste, nous dit-on, est une menace non seulement pour les gouvernements et les sociétés, mais pour la démocratie elle-même. À cette fin, on attribue au groupe EI les mêmes caractéristiques que le communisme s’était vu attribuer au plus fort de la guerre froide : un ennemi irrationnel, qui menace votre mode de vie, et une menace mondiale. Il est difficile de dire où commence une guerre et où se termine l’autre. Nous sommes habitués à vivre dans un état de guerre perpétuel.
Le bilan n’est pas exhaustif, mais les résultats sont difficiles à défendre, indépendamment de l’endroit où on se situe sur l’échiquier politique. Après les mensonges de l’ère Blair et Bush sur l’existence d’armes de destruction massive dans l’Irak de Saddam Hussein, les services de renseignements ne sont plus considérés avec la crainte mêlée d’admiration qu’ils suscitaient autrefois de chaque côté de l’Atlantique. L’État sécuritaire a perdu son autorité.
Après les échecs en série des interventions occidentales dans la région, l’objectif du renforcement de l’État de droit n’est guère plus qu’un orgueil du passé. La façon la plus charitable de décrire cet échec est d’invoquer la loi des conséquences imprévues. Le jugement de l’histoire sera sûrement plus sévère. En envahissant l’Irak, Blair et Bush ont déclenché une chaîne d’événements qui ont compromis l’intégrité de deux pays, ont déclenché un conflit sectaire dans le monde arabe et entraîné à la fois les États-Unis et la Grande-Bretagne dans une guerre, sous deux dirigeants différents, 12 ans plus tard. Des centaines de milliers de personnes sont mortes entretemps.
Afin d’envahir l’Irak, Blair a ignoré la plus grande manifestation que Londres ait vue de toute son histoire. Trois millions de personnes y ont participé le 15 février 2003, selon ses organisateurs, dont Corbyn. Il est devenu plus tard président de l’organisation Stop the War Coalition. Corbyn était alors à la périphérie de la politique et Blair à son centre. Samedi, Liz Kendall, la candidate considérée comme la plus proche de Blair, (« Je ne suis pas une candidate blairiste, j’ai mon propre programme », a-t-elle déclaré au Guardian) est arrivée dernière avec 4,5 % des votes.
C’est un remarquable renversement des rôles et le signe que la voix de ces 3 millions de manifestants ne s’est jamais tue. Corbyn est également le premier dirigeant travailliste à être parrain de la Palestine Solidarity Campaign. Ses prédécesseurs étaient membres du Labour Friends of Israel. Aujourd’hui, son président, Joan Ryan, a exhorté ses partisans à choisir un autre candidat que Corbyn – considéré comme incapable de « jouer un rôle dans le processus de paix au Moyen-Orient ». Voilà encore un raccourci. Le processus de paix n’existe pas. Par contre, les colonies de peuplement israéliennes, elles, existent bel et bien.
Corbyn est une nouveauté pour le parti travailliste qui, en 1948, a présidé à la création d’Israël. Il réintègrera la voix palestinienne dans ce débat. Des quatre candidats à l’élection, Corbyn est le seul à avoir demandé l’interdiction des ventes d’armes à Israël lors d’une campagne électorale dans le nord de Londres.
La victoire de Corbyn n’est pas le fruit du hasard. Elle couvait depuis 12 ans, depuis ce rassemblement à Londres. Il s’est attiré le soutien d’une nouvelle et jeune génération d’électeurs qui se détournent des politiciens formatés en quête de pouvoir. L’électeur de Corbyn ne se soucie pas de charisme, de communication cohérente ou de formules médiatiques. Il cherche plutôt un leader capable de changer les choses. Il recherche le franc-parler, l’engagement, l’honnêteté et l’intégrité. Corbyn a ces qualités en abondance.
Qu’il arrive à les utiliser, c’est une autre affaire. Pour l’instant, son arrivée en tant que leader de l’opposition va galvaniser et réorienter ce qui est considérée comme l’opinion majoritaire. Cela est en soi un plus, au pouvoir ou non.
- David Hearst est le rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Jeremy Corbyn lors d’un rassemblement du Parti travailliste (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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