Libye : le plan B de Khalifa Haftar
Pendant des mois, le dialogue libyen à l’initiative de l’ONU semblait être la seule issue envisagée. Cependant, à l’approche de l’instant de vérité, un plan alternatif émerge, et son protagoniste principal pourrait être celui qui est à l’origine de l’actuel conflit libyen, à savoir le général à la retraite qui est maintenant à la tête des forces armées libyennes : Khalifa Haftar.
Le plan de Khalifa Haftar pourrait bloquer les négociations ou bien carrément y mettre fin tout en poursuivant la partition de facto du pays et en s’accordant de ce fait un contrôle étendu au sein du gouvernement de Tobrouk, reconnu par la communauté internationale.
L’émissaire spécial de l’ONU Bernardino Léon a établi durant l’été des échéances successives, tandis que les capitaux occidentaux le maintenaient sous pression, réclamant la mise en place d’un gouvernement d’unité nationale. La dernière limite a été posée pour le 20 octobre, jour où le mandat du parlement internationalement reconnu (la Chambre des représentants, qui siège à Tobrouk) doit expirer, ce qui pourrait créer un vide du pouvoir. Ce n’est pas un hasard si l’une des principales pistes des projets successifs en vue de l’accord « final » était une extension de ce mandat visant à remettre la transition libyenne sur les rails, et seulement ensuite à organiser de nouvelles élections.
Cependant, l’extension du mandat de la Chambre des représentants était censée se faire avec l’accord de toutes les factions, et particulièrement du « parlement » rival de Tripoli, le Congrès général national. Lundi dernier, après une journée de négociations à Skhirat (Maroc) au sujet des personnalités qui composeraient le futur gouvernement d’unité nationale, le parlement de Tobrouk a approuvé un amendement constitutionnel étendant son propre mandat jusqu’à l’élection d’un nouvel organe parlementaire. Or, en raison de la situation d’insécurité actuelle, les élections sont encore bien loin, et cela n’échappe à personne en Libye.
Mardi, beaucoup de personnes à Tobrouk ont tenté d’expliquer que le vote prévu lundi avait pour seul but d’éviter un vide à la tête de l’État au cas où les négociations se poursuivraient après l’échéance du 20 octobre, et que l’attachement du parlement au dialogue demeurait inchangé. L’analyste spécialiste de la Libye Alessandro Pagano soutient qu’éliminer la possibilité d’un vide à la tête de l’État renforce le parlement face à toute tentative de déclarer l’état d’urgence après le 20 octobre.
Au cours des dernières semaines, les membres du camp de Tobrouk ont évoqué plusieurs éventualités au cas où les échéances des négociations ne seraient pas respectées et où un gouvernement d’unité ne serait pas formé. L’une de ces éventualités était justement le vote d’un prolongement du mandat par et pour la Chambre des représentants au lieu d’en décider de concert avec les autres factions. Parmi les autres options, on comptait la dévolution de tous les pouvoirs à un président temporaire, ou encore la déclaration de l’état d’urgence avec un conseil militaire pour gouverner le pays — ou plus exactement la portion de la Libye qui est sous le contrôle de Tobrouk.
Sur ces scénarios planait l’ombre de Khalifa Haftar, qui tente plus que jamais de devenir l’homme fort de la Libye. Ce n’est un mystère pour personne que si l’option du « conseil militaire » était retenue, il serait alors aux commandes. En lisant le dernier projet d’accord rédigé par l’ONU, on comprend aussi pourquoi il aurait d’importantes raisons de s’opposer à un accord de paix : l’article 8 des « dispositions complémentaires » établit une procédure de « remise à zéro » de l’actuelle direction de l’armée, ce qui signifie que Khalifa Haftar perdrait très probablement son poste.
Khalifa Haftar n’en est pas à sa première tentative d’obstruction des négociations. Cependant, la possibilité d’un vide du pouvoir après le 20 octobre lui offre une nouvelle opportunité : celle d’exercer une emprise plus grande sur la structure du pouvoir à Tobrouk. Pour l’obtenir, il a dû fixer des limites avec le Premier ministre Abdallah al-Thani et clarifier la question de qui était véritablement aux commandes. Au cours des dernières semaines, les mouvements du dirigeant civil de Tobrouk ont été sévèrement restreints ; on lui a notamment refusé au moins deux fois de quitter librement le pays pour assister à des rencontres internationales.
Le week-end dernier, les deux hommes se sont rencontrés au quartier général de Khalifa Haftar, dans la ville d’al-Marj, à l’est du pays. L’accord auquel ils ont abouti établit le « droit de regard » de Khalifa Haftar sur la composition du cabinet d’Abdallah al-Thani. Désormais, les deux hommes devront « se mettre d’accord » sur l’identité des ministres de la Défense et de l’Intérieur. Un arrangement un peu étrange, si l’on garde à l’esprit que la Libye doit théoriquement nommer un gouvernement d’unité nationale dans moins de deux semaines.
En fait, Khalifa Haftar veut s’assurer de pouvoir exercer son autorité quelle que soit la situation qui émergerait d’un éventuel échec des négociations menées par l’ONU vis-à-vis de l’échéance du 20 octobre : soit en étant à la tête d’un conseil militaire, soit en maintenant le gouvernement civil sous sa « protection ». La seconde option, à savoir le fait de conserver au moins un gouvernement civil fantoche, permettrait plus facilement à Khalifa Haftar d’obtenir un autre élément important : la reconnaissance perpétuelle de Tobrouk en tant que gouvernement légitime de la Libye.
Il a dû être déçu à la lecture de la déclaration conjointe des États-Unis et de plusieurs pays d’Europe (dont la Turquie) mardi dernier, qui mettait l’accent sur le fait que l’accord qui doit être obtenu le 20 octobre « garantira aussi la légitimité des institutions du futur État de Libye. Toute manœuvre qui remettra en cause cet accord ne sera d’aucun secours. »
La limite en cas de non-respect de l’échéance n’est pas claire. En attendant, Khalifa Haftar et ses soutiens de la région (en particulier l’Égypte) devront travailler dur pour sécuriser la position de Tobrouk en tant qu’option de secours pour le cas où un accord d’unité national ne serait pas trouvé. À cette fin, il pourrait probablement compter sur l’Égypte et peut-être sur la Russie, ainsi que sur un certain nombre de pays arabes susceptibles de le soutenir, mais d’autres pays, comme la Tunisie et l’Algérie, sont fermement opposés à cette éventualité.
La réaction occidentale au projet secret de Khalifa Haftar, qui n’est plus très secret, sera très importante pour déterminer l’avenir de la Libye. La reconnaissance internationale ne donne pas seulement le droit de nommer des ambassadeurs et de siéger à l’ONU. Dans le cas de la Libye, elle donne aussi potentiellement l’accès à des ressources financières et énergétiques. À Tobrouk, beaucoup espèrent aussi qu’à l’avenir, le gouvernement reconnu obtiendra une exemption de l’embargo de l’ONU sur les armes, comme c’est le cas pour le gouvernement reconnu du Yémen. Le refus de ces avantages à un gouvernement qui ne serait pas le résultat des négociations de l’ONU a servi jusqu’à présent d’argument fort pour inciter toutes les parties à se joindre aux discussions.
En définitive, les États-Unis et l’Europe ne gagneraient pas grand-chose à apporter leur soutien (ou à ne pas s’opposer) au plan B de Khalifa Haftar. En l’absence d’un accord d’unité nationale, accorder la reconnaissance perpétuelle à Tobrouk serait un feu vert pour la partition effective du pays, qui a débuté à l’été 2014. Elle impliquerait aussi qu’il y aurait toujours très peu d’opposition à l’État islamique (Daech), qui cherche maintenant à étendre son emprise au Croissant pétrolier. Une dernière conséquence, qui est très importante pour la plupart des pays d’Europe, est le fait qu’ils seraient toujours privés d’un partenaire libyen pour la gestion des flux migratoires.
Alors qu’ils réaffirment leur attachement au respect de l’échéance, les États-Unis et l’Europe devraient commencer à se pencher sur les solutions possibles en cas d’absence d’un accord dans deux semaines. Une première option serait de suspendre leur reconnaissance de tout gouvernement libyen tout en intensifiant les démarches de négociation jusqu’à l’obtention d’un accord d’unité, à l’image de ce qui a été fait avec l’Iran. En même temps, ils pourraient aussi répondre à l’urgence humanitaire en Libye par le biais de relations directes avec les autorités locales, comme le Royaume-Uni le fait déjà en Syrie. Cependant, tout ceci pourrait déplaire à certains de leurs partenaires arabes les plus importants, à commencer par l’Égypte. L’ultime question que les dirigeants occidentaux se poseront est la suivante : la Libye vaut-elle le coup de mettre à mal leurs relations avec le Caire ?
- Mattia Toaldo est chargé de recherche pour le programme sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord au Conseil européen des relations étrangères.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des soldats libyens ayant prêté allégeance à Khalifa Haftar, général à la retraite et ancien responsable des hommes de Mouammar Kadhafi, assis sur un véhicule de transport de troupes au cours d’une manifestation appelant la communauté internationale à fournir des armes à l’armée libyenne, tenue le 14 août 2015 dans la ville de Benghazi, à l’est de la Libye (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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