La Turquie peut-elle adopter une réforme religieuse historique pour la communauté alévie ?
Quand le Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu a présenté les plans de son administration pour la nouvelle saison parlementaire début décembre, il a inclus l’engagement historique d’adopter une législation qui accorderait officiellement aux cemevis - les lieux de culte alévis - un statut légal au sein de la loi turque.
Cette réforme pourrait bien représenter le développement le plus significatif qu’ait connu la Turquie depuis des décennies en faveur de la liberté religieuse, traitant de l’un des problèmes d’égalité les plus fondamentaux du pays. Pourtant, des questions demeurent quant à la capacité du gouvernement à mener à bien une reforme substantielle en faveur d’une communauté qui s’est opposée pendant longtemps à l’État turc et à l’électorat majoritairement sunnite du parti pour la Justice et le Développement (AKP) au pouvoir.
Les alévis forment la plus grande minorité religieuse de Turquie, représentant entre 10 et 15 % des 77 millions de citoyens que compte le pays. L’alévisme comprend un large éventail de dénominations hétérodoxes et de croyances syncrétiques qui ont été à divers degrés influencées par le soufisme, la religion préislamique anatolienne et turcique, le chiisme duodécimain et l’humanisme moderne. Certains alévis se considèrent comme une secte islamique alors que d’autres affirment qu’ils appartiennent à une tradition religieuse distincte. Les alévis prient dans des cemevis plutôt qu’à la mosquée, participant à des cérémonies religieuses mixtes (cem) qui incorporent musique et dance dévotionnelles.
Ces pratiques et croyances religieuses non-orthodoxes ont séparé les alévis de la majorité sunnite de la Turquie pendant des siècles. Depuis le XVIe siècle et le règne du sultan ottoman Sélim Ier (populairement connu sous le sobriquet de « Selim le terrible »), les alévis de Turquie ont entretenu une relation difficile avec l’État, bien que certains groups alévis comme l’ordre Bektachi aient joué un rôle intégral au sein de l’appareil d’État ottoman.
Cette relation compliquée a essentiellement perduré après l’avènement de la République. Pendant le règne d’Atatürk et du Parti républicain du peuple (CHP) laïque, les cemevis, les loges derviches et d’autres centres de l’hétérodoxie islamique ont été fermés, et à la fin des années 1930, la dissidence alévie a subi une répression sanglante de la part de l’État lors du massacre de Dersim.
En dépit de ce passé difficile et d’une réticence persistante à faire face à son Histoire répressive, le CHP est tout de même parvenu pendant des décennies à recueillir un fort soutien alévi en raison de la foi fervente du parti en une forme particulièrement kémaliste de laïcité. Pour de nombreux alévis, la laïcité kémaliste a représenté une protection importante contre la majorité sunnite et l’influence insidieuse d’une religion en désaccord avec les siens dans la vie publique. Ils ont ainsi pu apporter leur soutien à un mouvement politique qui s’est pourtant historiquement peu soucié d’eux.
En revanche, pour de nombreux sunnites conservateurs, cette même idéologie kémaliste a représenté la répression de leur identité religieuse et pavé la voie vers la discrimination des Turcs pieux et plus pauvres de la campagne anatolienne par les élites urbaines turques pendant des décennies. L’interdiction horriblement répressive du voile en Turquie est peut-être l’exemple le plus notable de ce conflit au cœur de la vie publique turque ; un conflit qui a finalement culminé dans l’essor de l’AKP.
Cependant, avec l’ascension politique hégémonique de l’AKP en Turquie et la subséquente marginalisation de l’ancien establishment laïc, les obstacles institutionnels jetés par l’État sur le chemin des sunnites religieux du pays se sont largement effondrés. Pendant ce temps, les obstacles auxquels ont été confrontés les alévis sont essentiellement restés intacts, tout comme les tensions historiques entre eux et la majorité sunnite, intensifiées par la politique de polarisation qui a caractérisé les cinq dernières années en Turquie. Les alévis continuent de faire face à des obstacles anciens et de lutter pour voir leur identité religieuse reconnue par l’État, que ce soit en matière d’éducation, de financement des lieux de culte ou de reconnaissance sur les cartes d’identité nationales.
En outre, de profondes réserves existent au sujet de la Présidence des affaires religieuses, qui en sa qualité de véritable successeur du cabinet ottoman du Cheikh al-Islam, fonctionne comme une Église d’État, fournissant une interprétation officielle et approuvée par l’État de l’islam sunnite. La Présidence des affaires religieuses insiste à dire que les alévis sont une dénomination musulmane, que par conséquent leur lieu de culte doit être la mosquée, et que les cemevis ne peuvent en aucun cas servir de lieux de cultes « alternatifs ».
À présent, les mosquées de la Présidence des affaires religieuses sont financées par les impôts alors que les cemevis sont financés en premier lieu par leurs propres congrégations et donateurs. Tout ceci pourrait toutefois être destiné à changer si Davutoğlu honore sa promesse de réforme, ce qui représenterait un moment historique pour les relations sectaires en Turquie et résoudrait une source lointaine de ressentiment pour les alévis du pays.
Ayhan Sefer Ustun, le vice-directeur de l’AKP chargé des droits de l’homme, a déclaré que l’État cherchera à fournir une reconnaissance officielle et un soutien financier aux cemevis qui choisissent d’adopter un programme étatique, et cela sans condition :
« Les cemevis obtiendront un statut officiel. Des dispositions seront prises afin que l’État couvre les frais des cemevis comme l’électricité et l’eau. Si des dede (chefs religieux alévis) officient dans des cemevis, l’État paiera leurs salaires. Néanmoins, nous de fixerons aucune définitions. Les alévis peuvent eux-mêmes définir comment ils souhaitent se définir. Nous allons juste ouvrir la voir à la fourniture de ces services. Ils seront libres de les accepter ou pas. Nous ne définirons pas les cemevis. Nous leur dirons juste qu’ils peuvent profiter de ces services ; que les salaires des dede nommés seront payés par l’État. »
L’approche non-interventionniste esquissée par Ustun pour le financement des cemevis – sans définir ou qualifier ostensiblement quels cemevis sont éligibles à un financement de l’état – est clairement une réponse directe aux craintes alévies, profondément ancrées, que suscite ce qu’ils perçoivent comme une menace d’assimilation ou de sunnification de la part de l’Etat. Si elle est appliquée de manière cohérente et sincère, une telle approche contribuerait significativement à assurer le succès de ces efforts de réforme, dans la mesure où des tentatives autoritaires de réguler les cemevis ou d’interférer dans leurs affaires sont susceptibles de braquer de large segments de la population alévie et condamnerait toute réforme à l’échec.
Bien entendu, la question alévie ne saura être complètement résolue par l’adoption de cet unique ensemble de réformes. Ainsi que l’a mis en valeur la Fédération européenne des unions alévies – un groupe représentant la diaspora alévie en Europe –, accorder un statut légal aux cemevis est loin de garantir que l’État les traite comme d’authentiques lieux de culte, à égalité avec les mosquées de Turquie.
En outre, les alévis continuent de faire face à une myriade de problèmes d’égalité en Turquie, particulièrement en matière d’éducation et concernant le rôle de la Présidence des affaires religieuses, laquelle est financée par le contribuable. Le gouvernement AKP doit aussi être particulièrement vigilant face au risque que les tensions sectaires en Syrie ne débordent en Turquie, une répétition des massacres de Maras, Corum ou Sivas devant à tout prix être évitée. Le parti ferait également bien de prendre ses distances vis-à-vis des avocats des personnes accusées d’implication dans le massacre de Sivas, car cela constitue une source de profonde méfiance pour la communauté alévie de Turquie. Il est urgent de s’occuper de toutes ces questions si la Turquie veut vraiment parvenir à un changement substantiel pour ce qui a trait à la question alévie dans le pays.
Malgré ces autres sujets de préoccupation, si l’AKP passe avec succès cette réforme sur les cemevis, cela représentera une déclaration d’intention fortement significative pour le Premier ministre Ahmet Davutoğlu. Non seulement cela contribuerai à réparer la relation difficile entre l’AKP et les alévis de Turquie, mais la réforme pourrait aussi signaler un retour aux racines réformistes qui faisaient autrefois de l’AKP une force beaucoup moins divisante et polarisante de la politique turque qu’aujourd’hui. La consolidation de cette réforme avec d’autres initiatives – répondant non seulement aux préoccupations des alévis mais aussi à celles des autres groupes dont les droits ne sont pas entièrement respectés en Turquie contribuerait significativement à apaiser le climat de tension qui a influencé le pays ces dernières années. On ne peut qu’espérer que cette réforme sera un tel tremplin vers la réconciliation sociétale dans un pays de plus en plus en proie aux troubles.
- Alev Yaman est une écrivaine et activiste pour les droits de l’homme basée à Londres et Istanbul. Elle a travaillé comme chercheuse et consultante pour diverses organisations spécialisées dans la liberté d’expression, notamment Article 19, English PEN et PEN International. Ses articles ont été publiés sur The Dissident Blog, Al Jazeera, The Fair Observer et Bianet.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : une famille alévie prie près d’une tombe sainte à Hacibektash, Turquie, le 15 août 2005 (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
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