Les guerres de l’information qui entourent les villes assiégées de Turquie
Depuis plus six mois, une sanglante guerre d’usure se joue dans le sud à majorité kurde de la Turquie. La reprise des combats entre les forces gouvernementales et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) s’est largement concentrée dans des espaces urbains densément peuplés : au moins dix-sept districts de sept villes sont placés sous couvre-feux gouvernementaux imposés par l’armée.
L’impact de la guerre civile s’est révélé dévastateur. Des centaines de milliers de personnes ont été contraintes de fuir leurs maisons tandis que des centaines de civils auraient perdu la vie en conséquence directe des combats. Photos de civils morts conservés dans des congélateurs domestiques en raison des difficultés à organiser leur enterrement ; rapports de civils blessés, incapables d’accéder à un traitement médical, pris au piège dans les sous-sols pendant des jours ; comptes-rendus d’enfants tragiquement tués dans de fatals tirs croisés, tout cela dépeint une image déchirante des conditions abjectes endurées par les populations pour lesquelles les deux parties prétendent se battre.
De manière plutôt prévisible, les forces opposées dans ce conflit et leurs partisans se rejettent mutuellement la responsabilité de l’effet dévastateur que les affrontements ont sur la vie des civils. Pour les parties concernées, la gestion des perceptions publiques et internationales de la nature du conflit est tout aussi importante que le succès de leurs campagnes militaires. Au cours des derniers mois, il est devenu très clair que ce n’est pas seulement un combat pour le au territoire, mais une guerre de relations publiques où les loyautés des opinions publiques turque et kurde sont fondamentalement en jeu.
Le gouvernement s’est bien gardé de permettre aux journalistes et aux organisations de la société civile d’accéder aux villes assiégées au cours des derniers mois, invoquant ouvertement ses préoccupations quant à la difficulté de garantir la sécurité des personnes au milieu d’une âpre campagne de guerre urbaine. Et tandis que la mort de l’avocat Tahir Elci au milieu des affrontements dans les rues de Sur se dresse comme un rappel brutal des dangers qui guettent dans bon nombre de ces endroits, les critiques adressées au gouvernement sont que cette politique d’exclusion des médias est, dans une bien plus grande mesure, le produit d’une stratégie cynique pour contrôler le flux d’informations sur les villes assiégées de Turquie.
Une des accusations souvent répétées est que le gouvernement s’est engagé dans une opération de gestion de la perception pour atténuer les dures réalités d’une guerre qui bénéficie actuellement du soutien d’une grande partie de l’opinion publique turque.
L’État turc n’est certainement pas étranger aux arts sombres du contrôle des médias. La censure, les interdictions de sites web, les saisies d’actifs et les accusations pénales à l’encontre de journalistes dissidents ne sont pas des pratiques inhabituelles pour un gouvernement qui a souvent cherché à restreindre ce quatrième pouvoir rétif.
Pourtant, cette fois, le gouvernement turc n’a rencontré que peu ou pas de résistance de la part des médias traditionnels pour leur faire rapporter ce qu’il voulait à propos de ce qui se passe dans le sud-est du pays. Il est difficile de savoir si la consolidation étonnante du pouvoir lors du scrutin de novembre est à l’origine de la domestication des médias traditionnels ou si une antipathie intrinsèque à l’égard du PKK a été suffisante pour unir le grand public turc derrière les forces armées du pays.
Beaucoup de ceux qui sont du côté du gouvernement dans ce conflit ont l’impression que les médias pro-kurdes et dissidents ne soumettent pas le PKK au même examen que les forces de sécurité turques. Ce sentiment est, sans aucun doute, partagé en sens inverse, un grand nombre de médias pro-kurdes accusant l’opinion turque de fermer les yeux sur les méfaits des forces étatiques.
La situation est brouillée par le fait que les journalistes indépendants et les organisations de la société civile éprouvent des difficultés considérables à observer efficacement l’actuel conflit. En conséquence, les principales sources sur le terrain sont soit des pro-gouvernements soigneusement choisis, soit des journalistes et des acteurs politiques ayant des liens étroits avec le mouvement politique kurde.
Trop souvent, des batailles de récits et de chiffres se jouent donc dans les médias suite à des opérations militaires : les chiffres concernant le nombre de morts, ainsi que la catégorisation des victimes (affiliées du PKK ou passants), varient radicalement selon les allégeances idéologiques des sources d’information en question. Pris entre ces récits contradictoires, le grand public turc est face à deux réalités de ce qui se passe dans le sud-est du pays.
La nature extrêmement contradictoire de ces rapports médiatiques a été illustrée par la couverture d’une seule opération militaire qui s’est déroulée dans la ville de Cizre le 8 février. Selon la télévision officielle, TRT, 60 terroristes ont été tués dans l’attaque, tandis que le Parti démocratique des peuples (HDP) pro-kurde a affirmé que 30 civils avaient été brûlés vifs dans un massacre perpétré par les forces gouvernementales.
Pendant ce temps, le bureau du gouverneur local a quant à lui déclaré que 10 terroristes avaient été tués au cours de l’opération, ne mentionnant aucune perte civile. Les deux premiers rapports ont été retirés depuis par leurs auteurs respectifs – ce qui montre la facilité avec laquelle les grands médias et les acteurs politiques peuvent partager des informations à la véracité incertaine.
Un terme de plus en plus populaire a émergé dans le lexique turc pour désigner la prolifération des articles peu fiables : « pollution de l’information », voilà comment ce phénomène est décrit de manière croissante par un public frustré. À ce titre, il semble juste de dire qu’il y a un véritable brouillard de désinformation qui pèse sur le sud-est de la Turquie déchiré par la guerre, ce qui rend encore plus difficile pour le public de déterminer ce qui se passe réellement.
De nombreux journaliste de la presse pro-kurde et dissidente se plaignent des restrictions sévères sur leur capacité à accomplir leur travail : une situation qui, selon eux, a permis au côté pro-gouvernemental de dominer l’opinion publique.
Le gouvernement répond que les médias turcs satisfont aux normes internationales et qu’aucun journaliste turc n’est emprisonné pour l’exercice légitime de sa profession. Selon le Comité de protection des journalistes, quatorze membres de la presse étaient derrière les barreaux en Turquie fin 2015. L’organisation de surveillance des droits de l’homme Freedom House classe actuellement la presse turque comme « non libre ».
Mais peut-être que le plus gros problème dans cette guerre de relations publiques menée actuellement en Turquie se concentre sur qui porte en fin de compte la plus grande responsabilité dans les conséquences désastreuses du conflit sur la vie civile. Le gouvernement refuse de reconnaître toute responsabilité directe dans la mort de civils résultant de son rôle dans la guerre, tenant le PKK responsable de l’ensemble des victimes civiles.
À l’inverse, les sources pro-kurdes accusent les forces gouvernementales d’une campagne de sanction collective. Certains accusent même le gouvernement de tuer délibérément des civils dans une lutte qui serait dirigée autant contre les communautés qui abritent le PKK que les rebelles du PKK eux-mêmes.
En fin de compte, le jeu des reproches concernant les victimes civiles de ce conflit ne pourra être réellement résolu que si des observateurs des droits de l’homme indépendants et un plus grand nombre de journalistes sont autorisés à observer en toute sécurité ce qui se passe dans les villes assiégées. Toutefois, l’intensité de la guerre urbaine dans le sud-est de la Turquie et les considérations possibles concernant l’impact d’une telle mesure sur l’opinion publique signifient que ce scénario est peu probable dans un avenir prévisible. Les guerres de l’information entourant les villes assiégées de Turquie semblent parties pour durer.
- Alev Yaman est une écrivaine et activiste pour les droits de l’homme basée à Londres et Istanbul. Elle a travaillé comme chercheuse et consultante pour diverses organisations spécialisées dans la liberté d’expression, notamment Article 19, English PEN et PEN International. Ses articles ont été publiés sur The Dissident Blog, Al Jazeera, The Fair Observer et Bianet.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : une scène avec un écran géant affichant la photo du chef emprisonné du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) Abdullah Öcalan, un drapeau turc et le logo du Parti démocratique des peuples (HDP), lors de la deuxième assemblée générale du parti au palais des sports Ahmet Taner Kışlalı à Ankara, le 24 janvier 2016 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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