RÉVÉLATION : La guerre secrète de la Grande-Bretagne et de la Jordanie en Libye
Middle East Eye est en mesure de révéler que la Grande-Bretagne a lancé des opérations militaires secrètes en Libye contre les militants de l’État islamique avec le soutien de la Jordanie.
Des soldats du régiment d’élite du SAS ont été déployés pour lutter contre la menace naissante représentée par l’État islamique en Libye dans le cadre d’une guerre à l’échelle mondiale contre le groupe ; la Grande-Bretagne a également recruté des forces spéciales jordaniennes pour fournir des renseignements locaux, d’après le roi de Jordanie Abdallah II bin al-Hussein.
Il s’agit là de la première confirmation officielle de l’activité de soldats britanniques en Libye contre l’État islamique.
MEE s’est procuré un compte rendu détaillé d’une rencontre organisée en janvier entre Abdallah et des dirigeants du Congrès des États-Unis, lors de laquelle il a révélé le déploiement antérieur de forces spéciales britanniques et jordaniennes en Libye, passé sous silence.
Abdallah a affirmé s’attendre à une intensification des opérations après la rencontre, qui a eu lieu dans la semaine du 11 janvier, et a déclaré à son auditoire américain que les forces spéciales jordaniennes seraient intégrées aux forces britanniques.
« Sa Majesté [le roi Abdallah] a affirmé qu’il prévoyait un pic dans quelques semaines et que les Jordaniens seraient intégrés au SAS britannique, dans la mesure où l’argot jordanien est similaire à l’argot libyen », indiquait le compte rendu.
Il n’a pas révélé l’ampleur ou la portée des opérations en Libye, un pays où l’État islamique a pris le contrôle d’étendues de territoire au milieu d’un vide politique qui a émergé du chaos depuis que l’ancien dirigeant Mouammar Kadhafi a été renversé puis tué en 2011, à l’issue d’un soulèvement soutenu par l’OTAN.
Abdallah a rencontré les dirigeants du Congrès lors d’une visite aux États-Unis où il a participé à une série de discussions dans les hautes sphères politiques, avec le secrétaire d’État John Kerry et le secrétaire de la Défense Ashton Carter.
Le roi a révélé l’existence des opérations secrètes des forces spéciales en Libye lorsqu’il s’exprimait face à une vaste assemblée de figures politiques américaines de haut rang, dont John McCain et Bob Corker, qui ont tous deux assisté à la rencontre avec leur comité respectif, à savoir le Comité des forces armées et le Comité des affaires étrangères.
La « Troisième Guerre mondiale »
Lors de cette rencontre, Abdallah, son ministre des Affaires étrangères Nasser Judeh et le directeur des affaires politiques de sa Cour royale Manar Dabbas ont longuement évoqué la mesure dans laquelle la lutte contre l’État islamique était le début d’une « Troisième Guerre mondiale » s’étalant de l’Indonésie à la Californie.
« Le problème est plus large que l’EI, c’est une Troisième Guerre mondiale, ce sont les chrétiens et les juifs qui travaillent avec les musulmans pour combattre les khawarij, les hors-la-loi », a déclaré le roi, utilisant un acronyme alternatif pour désigner l’État islamique et faisant référence à une secte islamique schismatique connue pour avoir tué des musulmans qui ne faisaient pas partie de l’islam selon eux.
En réponse à la déclaration d’Abdallah selon laquelle son pays était en guerre contre les hors-la-loi de l’islam, le président de la Chambre des représentants Paul Ryan a affirmé qu’« ils ne [comprenaient] pas ce point de vue ici à Washington ».
Abdallah a exhorté les États-Unis et la Russie à enterrer la hache de guerre et à travailler ensemble pour combattre l’État islamique, indiquait le document.
« Le problème est que de nombreux pays vivent encore la guerre froide, mais ces pays doivent aller au-delà de cela et se concentrer sur la Troisième Guerre mondiale », a-t-il affirmé.
Ces propos ont incité McCain à affirmer que les priorités américaines et russes étaient différentes, en particulier quant à leur approche de la guerre civile syrienne. Les Russes « ne veulent pas voir une Syrie démocratique », a-t-il soutenu.
Aucun des membres du Congrès n’a répondu à nos demandes de commentaires avant la publication.
Le directeur des affaires politiques de la Cour royale Manar Dabbas a répondu à MEE, mais a refusé de commenter la teneur de la rencontre, affirmant à la place que « les discussions [qu’ils avaient eues] à Washington étaient confidentielles ».
Abdallah a déploré l’absence d’une stratégie claire des Américains pour faire face à l’État islamique, précisant que leurs objectifs n’étaient « pas clairs ». Il a appelé Washington à l’aider à mieux comprendre les plans américains visant à s’attaquer au groupe en 2016.
Le roi a indiqué qu’il s’était tourné vers les Britanniques pour obtenir un soutien en raison de cette absence de plan américain clair, avant d’ajouter que la guerre contre l’État islamique nécessitait une « guerre de contre-insurrection » et non une « guerre ouverte traditionnelle ».
Abdullah a affirmé penser que la méthode la plus efficace était de connecter les fonctionnaires de pays alliés et de les amener à travailler ensemble sur des opérations militaires mondiales, comme les figures politiques peuvent se montrer plus prudentes quant au déploiement secret de bataillons militaires spécialisés à forte valeur ajoutée.
Le roi dispose d’une riche expérience militaire et de liens étroits avec les forces armées britanniques.
Il a été formé en tant qu’officier des forces spéciales à l’Académie royale militaire de Sandhurst, en Grande-Bretagne, en 1980, avant de servir pendant une courte période en tant qu’officier de l’armée britannique.
Depuis qu’il est devenu roi en 1999, Abdallah a cherché à développer les forces spéciales jordaniennes pour en faire une force d’élite respectée et a positionné Amman en tant que site régional clé pour l’industrie de la défense en accueillant une exposition militaire annuelle appelée SOFEX, qui permet aux entreprises d’armement de présenter leur derniers équipements high-tech.
« S’il est une capitale des forces spéciales du Moyen-Orient, cette capitale est la Jordanie », a affirmé Sean Yom, professeur adjoint de sciences politiques à l’université Temple de Philadelphie.
« Il n’est pas question de quantité, ni de profondeur stratégique. Il est question de la qualité de la formation jordanienne, de la robustesse des soldats jordaniens et de leur fiabilité pour la politique jordanienne. »
« Abdallah a répété maintes et maintes fois que ces trois facteurs sont ce qui distingue l’appareil militaire jordanien de toute autre armée arabe, ce qui explique pourquoi il peut être le partenaire le plus fiable aux yeux de l’Occident. »
La démystification du rôle britannique en Libye
La révélation par Abdallah de la présence de soldats britanniques et jordaniens combattant secrètement l’État islamique en Libye est la première confirmation officielle que la Grande-Bretagne joue un rôle de combat direct dans ce pays d’Afrique du Nord en proie à l’agitation et survient après plusieurs semaines de pressions intenses exercées contre le Premier ministre britannique David Cameron afin qu’il clarifie les rumeurs d’un rôle militaire de son pays en Libye.
Le 17 mars, la commission spéciale britannique des Affaires étrangères a écrit à Cameron pour demander une déclaration sur les informations selon lesquelles la Grande-Bretagne avait l’intention d’envoyer 1 000 soldats en Libye dans le cadre d’un contingent international de 6 000 soldats.
Cameron avait auparavant annoncé à la Chambre des communes qu’il « [se rendrait] bien entendu dans cette chambre pour discuter » de toute prévision de déploiement.
Le député conservateur Crispin Blunt, qui préside la commission des affaires étrangères, a déclaré à MEE qu’il n’était pas surpris d’apprendre l’activité du SAS en Libye.
« Cela était induit par la déclaration que Tobias Ellwood a faite devant nous au sujet de vols effectués là-bas par la RAF, sans être prêt à dire quoi que ce soit de plus à ce sujet », a-t-il indiqué par téléphone, en se référant à la déclaration faite en février par Ellwood, ministre chargé du Moyen-Orient, qui a affirmé que des avions britanniques procédaient à des vols de reconnaissance dans le ciel libyen.
« De toute évidence, il est fait état d’une activité des forces spéciales et nos ennemis opèrent en Libye sous la forme de l’État islamique. L’action militaire contre Daech est selon moi une bonne chose. »
Un porte-parole du ministère britannique de la Défense n’a pas souhaité clarifier le rôle des forces spéciales en Libye. « Nous ne formulons pas de commentaires sur les opérations des forces spéciales », a indiqué ce porte-parole à Middle East Eye.
Blunt a affirmé que la séparation des forces spéciales du reste de l’armée est « légèrement artificielle » et a demandé la formulation d’une stratégie plus complète contre l’État islamique avec la consultation des députés.
« Je pense qu’une stratégie militaire plus cohérente serait une sage décision, et ceci exigerait un engagement du Parlement », a-t-il soutenu.
S’exprimant sous couvert d’anonymat, un ancien haut responsable militaire britannique a indiqué à MEE qu’il était normal que les forces spéciales, qui ne sont pas considérées comme des forces conventionnelles, soient déployées sans que les députés aient eu l’occasion de débattre de la question au Parlement.
« Je suppose que nous [le SAS britannique] nous y trouvons dans un rôle de soutien et de formation plutôt que dans un rôle de premier plan, mais cela est également quelque peu confus », a-t-il affirmé, avant d’ajouter que si les forces spéciales constituent un « outil très utile », elles ne feront cependant pas « une grande différence » dans la lutte contre l’État islamique.
« Les forces spéciales ne se substitueront jamais à une force conventionnelle qui occupe et contrôle le terrain », a-t-il expliqué.
« Une force internationale bien orchestrée commencerait à avoir un effet en bâtissant la force par procuration [libyenne] que l’on utilisera réellement. »
L’expert australien en contre-insurrection David Kilcullen, qui a conseillé le général américain David Petraeus et contribué à la conception de l’essor de 2007 en Irak, a indiqué à MEE que les forces spéciales peuvent avoir deux effets positifs sur les efforts militaires plus larges.
« Le premier est que si les forces spéciales sont sur le terrain, elles peuvent fournir des renseignements de ciblage rapprochés en vue de frappes aériennes, a-t-il expliqué. Le second est qu’elles peuvent contribuer à renforcer les forces locales avec lesquelles elles travaillent en leur donnant des renseignements et des conseils tactiques. »
Kilcullen a renvoyé à la guerre américaine en Afghanistan, lors de laquelle 100 agents de la CIA et 300 soldats des forces spéciales américaines ont formé 50 000 combattants afghans pour prendre le contrôle du pays aux talibans.
Cependant, il a concédé que la présence d’hommes hautement qualifiés sur le terrain pourrait également donner lieu à l’heure actuelle à des problématiques d’escalade.
« Cela met les Occidentaux en danger. Et il devient plus difficile pour les gouvernements occidentaux d’en sortir », a-t-il concédé.
« Si quelqu’un est enlevé ou tué, cela peut devenir un fil de détente pour un engagement imprévu à plus large échelle, en donnant lieu à des raids pour sauver un soldat enlevé, amenant ainsi la possibilité de nouvelles opérations. »
Selon Kilcullen, s’il y a des forces spéciales britanniques en Libye, il est très probable qu’il y ait également une « force de réaction rapide composée de troupes de recherche et de sauvetage, ainsi que des drones avec une capacité de frappe maximale, au cas où des membres des forces spéciales seraient tués ou enlevés ».
L’ancien officier de l’armée britannique a déclaré que les forces spéciales pourraient être utilisées pour tuer des hauts dirigeants de l’État islamique en Libye dans le cadre d’un plan visant à empêcher le groupe d’accroître sa présence dans un pays d’Afrique du Nord qui sert de voie essentielle pour les réfugiés qui se dirigent vers l’Europe.
À qui cela profitera-t-il en Libye ?
Toutefois, Mattia Toaldo, chercheur principal en politique au Conseil européen des relations internationales (ECFR) basé à Londres, a déclaré à Middle East Eye que ces missions ne garantissaient pas un succès plus vaste.
« Même si vous tuez le leadership de l’État islamique, on ne sait pas clairement qui contrôlera le territoire "libéré" par la suite », a-t-il affirmé.
« Ce sera très probablement le cas à Syrte, où les forces concurrentes prétendent désormais avoir un plan pour vaincre l’État islamique, mais n’ont aucun plan pour gouverner la zone de manière unitaire », a-t-il ajouté au sujet de la principale ville libyenne sous le contrôle de l’État islamique.
La guerre civile libyenne est un réseau complexe de milices et de parlements qui se disputent le contrôle d’un pays fracturé qui possède les plus grandes réserves pétrolières d’Afrique.
La Chambre des représentants est basée dans l’est du pays et soutenue militairement par l’armée nationale libyenne, dirigée par Khalifa Haftar, un ancien général de Kadhafi qui s’est rebellé en 2011.
Ils se battent pour le contrôle du pays contre l’alliance dirigée par les Misratis appelée Aube de la Libye, un méli-mélo de milices qui contrôlent la capitale Tripoli et qui protègent le Congrès général national (CGN), un parlement que la Chambre des représentants a officiellement remplacé à l’issue d’élections en juin 2014.
L’État islamique a tiré profit de ce vide politique pour gagner du territoire, dont la ville centrale de Syrte, où Kadhafi est né.
L’ONU a parrainé des pourparlers visant à former un gouvernement d’union pour mettre fin aux combats et faire front afin de stopper l’État islamique. En 2015, une nouvelle administration, le Gouvernement d’entente nationale, a été convenue et a depuis été établie, mais celle-ci n’a pas été approuvée officiellement par le parlement libyen reconnu au niveau international, la Chambre des représentants.
Selon Toaldo, le projet de mise en place du GEN à Tripoli pourrait marquer le début d’une nouvelle lutte.
« Le GEN pourrait essayer de s’installer à Tripoli, a-t-il expliqué. Mais cela ne signifiera pas un gouvernement d’unité, mais plutôt le début d’une nouvelle phase de la compétition entre les quatre gouvernements existants, à savoir Serraj (GEN), Ghwell (CGN), Thinni-Haftar (Chambre des représentants) et Daech. »
Les retombées de l’intervention de l’OTAN de 2011
L’ancien responsable militaire britannique a indiqué à MEE que les troubles en Libye remontent au renversement de Kadhafi et à l’absence de planification post-intervention.
« On a très peu discuté à l’époque de ce qui allait arriver ensuite », a-t-il précisé, avant d’ajouter que le plan post-conflit avait été élaboré « à la va-vite ».
« Comme l’a dit Colin Powell, "lorsque vous cassez un pays, ce pays vous appartient jusqu’à ce que vous recolliez les morceaux". »
« Ce n’est pas ce que nous avons fait. Il y a ce grand cri de guerre dans l’armée britannique : "Clout, don’t dribble" ("Ne fais pas les choses à moitié"). Et nous avons constamment fait les choses à moitié en espérant nous en sortir. Et par conséquent, le résultat est ce que nous voyons aujourd’hui en Libye. »
Dans une récente interview pour The Atlantic, le président américain Barack Obama a semblé critiquer le Premier ministre britannique Cameron et l’ancien président français Nicolas Sarkozy pour avoir perdu tout intérêt pour la Libye après avoir mené la campagne de bombardement qui a abouti à la chute de Kadhafi.
Cependant, l’intérêt britannique et français a certainement augmenté en Libye au cours des derniers mois, en particulier dans la mesure où l’État islamique a émergé et la crise des réfugiés en Europe s’est accentuée, bien que Cameron ait déclaré qu’il ne se focalisait pas sur une action militaire, mais sur la formation d’un gouvernement d’unité libyen efficace.
Mattia Toaldo, de l’ECFR, a affirmé que le document du roi Abdallah soulèverait des questions quant à la façon dont le déploiement du SAS en Libye s’inscrit dans l’objectif britannique d’une Libye unifiée.
« La surprise n’est pas la coopération jordano-britannique, mais le fait qu’il existe désormais des preuves tangibles de l’engagement britannique sur le terrain en Libye. Il convient de se demander comment le gouvernement britannique estime que ces opérations interagissent avec les efforts visant à parvenir à un accord d’unité. »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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