Contre l’islam radical, l’Algérie joue la carte de l’islam soufi
ALGER – Berceau du Cheikh Khaled Bentounès, guide spirituel de la célèbre confrérie soufie Alawiyya, Mostaganem, petite ville de l’ouest algérien, était toute désignée pour accueillir le premier congrès mondial sur le soufisme qui s’ouvre aujourd’hui.
Des oulémas, des universitaires, des spécialistes de quarante pays musulmans et des représentants des communautés musulmanes de dix autres pays y sont attendus pour « créer une instance mondiale du soufisme », explique Mahmoud Omar Chaalal, le président de l’Union nationale des zaouias (confréries) algériennes, initiatrice de cette rencontre.
Le ministre algérien des Affaires religieuses, Mohamed Aïssa, l’a encore répété le week-end dernier alors qu’il annonçait le lancement prochain d’une « caravane de dialogue interconfessionnel » : « Les zaouïas sont les phares d’une Algérie tolérante, en symbiose avec les vraies valeurs de l’islam ».
Son crédo : la lutte contre le radicalisme appuyée par la promotion d’un « islam maghrébin », mélange de soufisme, de malékisme (l’école malékite de droit musulman) et d’acharisme (une autre école théologique de l’islam), véhiculant des valeurs de tolérance, de fraternité et d’universalité.
Pourtant, cet islam des zaouïas aujourd’hui révéré ne l’a pas toujours été. Marginalisé sous les présidents Ben Bella (1963-1965) et Boumediène (1965-1978), qui voyaient en lui un allié des colons français dans leur entreprise de folklorisation de la société, il doit attendre les années 80 pour sortir de l’ombre.
« C’est le président Chadli Bendjedid qui leur a permis de renaître », explique à MEE Kamel Chekkat, théologien et membre fondateur de la Ligue des oulémas du Sahel. « Il a laissé les zaouïas en paix, du coup, les gens ont commencé à nouveau à se rencontrer, à suivre des cours. Elles ont à nouveau perdu un peu de terrain pendant les années 90 [décennie qui a connu l’avènement du Front islamique du salut] et puis Bouteflika leur a redonné une impulsion. »
Lutte d’influence avec le Maroc
Un ancien ministre explique en détail cette réhabilitation. « Bouteflika a réactivé l’islam confrérique d’abord pour des raisons personnelles. Son père travaillait dans une zaouïa et sa famille a toujours été proche de cet islam. Pendant sa traversée du désert dans les années 1980 [à la mort de Boumediène en 1978, Bouteflika s’exile après que les militaires l’empêchent d’accéder au pouvoir], il venait même en secret passer du temps dans les zaouïas comme celles d’Adrar. À ses yeux, elles incarnent une sorte d’authenticité maghrébine », raconte-t-il à MEE.
« Il l’a ensuite réactivé pour des raisons externes. Il en a besoin pour contrer le lobbying du Maroc, qui, exclu de l’Union africaine à cause du Sahara Occidental [qu’il occupe depuis 1975], a trouvé dans les zaouïas l’arme absolue dans la guerre d’influence qu’il livre à l’Algérie auprès des pays africains. C’est pour cela, par exemple, que les deux pays revendiquent chacun la paternité de la puissante Tijanyya, confrérie soufie très répandue sur le continent. »
Depuis le XVIIe siècle, l’islam en Algérie a, en réalité, toujours été un enjeu politique. En réponse au colonialisme dans son entreprise d’effacement de l’identité algérienne, le mouvement national, depuis Messali Hadj jusqu’au FLN, a organisé son combat sur l’attachement à la religion. C’est ainsi que l’islam a été consacré religion d’État par l’article 2 de la Constitution en 1996.
« Un article islamiquement incorrect, car l’islam lui-même n’a rien à voir avec le politique », affirme Saïd Djab el-Khir, chercheur en sciences islamiques et initiateur du Cercle des lumières, think tank autour des questions religieuses.
« Par ailleurs, l’État national n’a jamais défini dans les textes officiels ce que voulait dire l’islam cité dans la constitution. Et connaissant la sensibilité du peuple algérien à la religion, l’État continue depuis l’indépendance à jouer la carte religieuse, alors que normalement, il n’a pas et ne devrait pas avoir de religion. L’Algérie ne doit pas être un État pour les croyants, mais plutôt un État de citoyenneté. »
Dans les faits, l’État organise les pèlerinages à La Mecque, nomme et forme les imams, réglemente l’enseignement religieux et contrôle les biens religieux. Un contrôle absolu qui a fait naître, dès les années 70, un mouvement de contestation islamiste opposé à cet islam « officiel ». Le leader du mouvement al-Adala (islamiste), Abdallah Djaballah, ne s’en est jamais caché : « Je milite dans un parti, dans un pays où la religion est officiellement imposée », aime-t-il répéter.
Télé-fatwas
Pour compliquer les choses, alors qu’une partie de la société et de l’opposition aux groupes armés se revendiquant de l’État islamique ou d’al-Qaïda au Maghreb islamique accusent l’État de ne pas être « assez islamiste », une partie de l’élite lui reproche au contraire de trop l’être.
« Les élites éclairées revendiquent un État séculier où le politique est totalement séparé du religieux », précise encore Saïd Djab el-Khir. « Quand on dit que l’État est ‘’trop islamiste’’, cela veut dire à mon sens qu’il instrumentalise la religion tout comme le font les islamistes, et qu’il joue leur jeu, comme s’il cherchait à devancer les islamistes sur leur propre terrain pour se donner une image ‘’pieuse’’. Surtout dans les discours prônés par les médias soi-disant indépendants comme Ennahar ou Echorrouk. »
Ennahar, c’est cette chaîne de télévision où le prédicateur populaire Chemseddine Bouroubi répond, en s’appuyant sur sa lecture de l’islam, aux questions des téléspectateurs sur l’amour, le business, la famille, et émet aussi des fatwas qui provoquent la polémique. Fin 2014, il avait ainsi demandé aux autorités d’interdire la diffusion du film de Lyès Salem, L’Oranais, sous prétexte qu’on y voit des moudjahidine (anciens combattants) boire de l’alcool.
Alors que le pouvoir avait jusque-là fermé les yeux sur les dérapages des cheikhs auto-proclamés, en mars 2016, le prédicateur salafiste Abdelfatah Hamadache a été condamné par la justice à trois mois de prison ferme et trois autres avec sursis pour avoir demandé aux autorités de condamner à mort l’écrivain algérien Kamel Daoud.
Charlatans et ignorants
« Pendant vingt ans, nous avons subi un islam du Golfe qui n’est pas du tout en adéquation avec notre esprit », rappelle Kamel Chekkat en faisant allusion à l’islam wahhabite qui, avec le temps, a muté en un islam consumériste et libéral sur le plan économique, garant de respectabilité sociale, surtout dans le milieu du commerce.
« Alors oui, que le discours officiel décide maintenant de promouvoir l’islam maghrébin et de dénoncer, pour reprendre les mots [du ministre algérien des Affaires religieuses] Mohamed Aïssa, ‘’les charlatans et les ignorants qui décrètent des fatwas sans une réelle formation en sciences islamiques‘’, c’est une bonne chose », poursuit le théologien. « Encore faudrait-il que les gens qui le fassent [les Affaires religieuses] en soient réellement convaincus. Malheureusement, je ne crois pas que ce soit le cas. »
Saïd Djab el-Khir estime lui aussi que tout effort pouvant contribuer à donner une image de l’islam différente de celle qui est vendue par Daech (l’État islamique) et les différents discours et projets obscurantistes qui la soutiennent « est le bienvenu ».
« Le soufisme a de tout temps reflété l’image la plus belle et la plus lumineuse de l’islam, pour les valeurs d’amour, d’ouverture et d’universalité qu’il représente. Et au train où vont les choses », conclut-il, « je pense que l’islam de demain sera essentiellement soufi ou ne sera plus. »
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