Les femmes dans le hip-hop : place aux reines invisibles de la Tunisie
TUNIS - Boutheina El Alouadi entre dans un café au centre culturel Neapolis à Nabeul. Elle a l’air détendue, vêtue d’un large t-shirt noir, blasonné du logo do Wu-Tang clan. Elle est accueillie chaleureusement par toutes les personnes présentes. Elle explique alors que le centre culturel n’est qu’à quelques pas de la maison de son enfance.
Boutheina, nom de scène « Medusa », n’avait que seize ans lorsqu’elle a écrit et interprété sa première chanson de rap dans sa ville natale de Nabeul. Depuis, la danseuse de 25 ans devenue rappeuse s’est produite dans de nombreux festivals de musique. Elle a aussi collaboré avec plusieurs artistes de renommée internationale, dont Olof Dreijer, du duo électronique suédois The Knife.
Elle a commencé les cours de danse classique dès l'âge de six ans, Boutheina a rapidement été séduite par le hip-hop et il se trouve que c’est une affaire de famille.
« Mon frère était breakdancer et rappeur et j’ai un oncle rappeur aussi. Quand j’ai vu mon frère faire de la break-dance, j’ai décidé qu’un jour je ferai aussi bien que lui. »
À dix ans, Boutheina et ses amis avaient déjà commencé à copier les gamins plus âgés qui faisaient de la breakdance. Leur première salle d’entraînement était plutôt inattendue : la mosquée locale. « Le sol était dur et plat, parfait pour s’entraîner », explique-t-elle, esquissant un sourire.
De l’importance de la famille
Quinze ans en arrière, le passe-temps favori de Boutheina avait tout d’une anomalie, car la société tunisienne n’avait encore jamais associé hip-hop et femmes. « Les femmes ne faisaient pas de [hip-hop]. C’était haram (ce qui signifie interdit ou proscrit par la loi islamique). »
Son expérience à elle fut cependant différente.
Adolescente, Boutheina vivait dans une famille qui lui faisait suffisamment confiance pour la laisser passer du temps avec des hommes et des garçons, même étrangers à sa famille proche, se souvient-elle. « J'ai toujours eu des amis garçons ; ils m’ont toujours traitée comme un frère. Quand j’ai décidé d’enregistrer ma musique, ce qui coûte très cher en Tunisie, [c’est] ma famille qui m'a procuré l'argent. »
Même les amis de Boutheina et d'autres rappeurs savaient bien l’importance du rôle de sa famille et du soutien qu’elle apportait à son évolution d’artiste.
Elle évoque en souriant comment Zomra, un collectif de hip-hop qu’elle présente comme « des amis très proches », s'abstenaient de jurer chaque fois qu'ils enregistraient des clips vidéo ensemble : par respect pour les membres de sa famille, « qui regardent toujours aussi assidument chacune de mes vidéos ».
« Ma famille, rappelle-t-elle volontiers, c’est le pilier de ma carrière. »
Une industrie dominée par les hommes
S’il y a une des choses qui distingue les textes de Boutheina de ceux de ses collègues rappeurs, c’est bien son point de vue féministe, unique dans le milieu.
« Les thèmes qui reviennent dans mon rap sont très différents de ceux des autres rappeurs tunisiens. Ici, malheureusement, beaucoup de rappeurs [traditionnels] sont obsédés par les filles et l’alcool », constate-t-elle.
C’est un problème généralisé, pas seulement limite à la Tunisie. Le hip-hop a longtemps eu des connotations négatives, réputé misogyne, et les rappeuses sont trop souvent jugées différemment que leurs homologues masculins.
Boutheina a tout d’abord exprimé des réticences à évoquer la misogynie de la culture hip-hop. Mais elle admettra plus tard le fréquent machisme de la scène hip-hop. « [Je suis rappeuse], et suis souvent confronté à du harcèlement sexuel pendant spectacles et événements [entre autres]. Mais je me refuse à généraliser, par respect pour tous ceux qui ne font pas ça. »
Quant aux autres rappeuses tunisiennes, Boutheina ne cache pas sa déception. « Peu de femmes s’impliquent aussi totalement que moi dans ma carrière mais, heureusement, je ne suis pas toute seule. Je suis néanmoins contrainte à plus de discrétion [depuis la naissance de ma fille et pour protéger la famille que je viens de fonder]. Je voudrais encourager d’autres Tunisiennes à suivre ma voie. Où sont-elles passées ? Il y avait des femmes très actives dans le métier, qui faisaient des clips, mais maintenant elles s’autocensurent. »
Où sont les autres rappeuses ?
L'absence apparente de rappeuses pourrait s’expliquer de bien des manières, mais cela se résume plus probablement à l'absence de visibilité et / ou de reconnaissance des artistes féminins dans la sphère publique ; cela décourage par conséquent d'autres femmes de monter sur scène. C’est un problème récurrent, qu’on retrouve chez tous les artistes tunisiens.
« Comme dit le proverbe, ‘’nul n'est prophète en son pays’’. En Tunisie, si l’on ose sortir des sentiers battus, on est couvert de moqueries ; on vous accusera par exemple d’avoir plagié un autre artiste. Mais quand on part à l'étranger et qu’on revient célèbre, voilà qu’on vous accueille à bras ouverts », s’amuse Boutheina.
Rappeuses, femmes DJ ou danseuses de hip-hop se heurtent effectivement à bien des obstacles pour se faire un nom en Tunisie ; mais de plus en plus d’artistes tunisiens qui vivent et travaillent à l'étranger commencent à être connus : Deena Abdelwahed, Missy Ness, et El Dej, pour n’en citer que quelques-uns.
« En Tunisie, on a l’impression de chanter dans l’ombre. Les artistes n’ont pas de statut reconnu... nous n’avons même pas droit à la couverture médicale. Le gouvernement n'a que faire des artistes. »
Boutheina est pourtant convaincue qu’investir dans le capital culturel jouerait un rôle essentiel pour détourner les jeunes de violence et extrémisme. « Si les jeunes n'ont pas l’occasion d’apprendre quelque chose d’enrichissant et d’épanouissant, l'art par exemple, ils sont engloutis par la négativité. »
Braquer le projecteur sur les jeunes danseurs de hip-hop
Tag Store : un jaillissement de couleurs, qui vous surprend au cœur du centre-ville de Tunis. Les graffitis débordent sur murs et bâtiments autour de la rue de Lénine ; il s’en dégage une énergie aussi intense que chaotique, qu’on ressent dans tout le quartier. Devant chaque immeuble, des jeunes sont occupés à discuter, tagguer et manger.
C’est le fer de lance d’ART Solution, association qui promeut et soutient la sous-culture urbaine en Tunisie. Fondée par Chouaieb Brick en 2011, elle travaille actuellement avec le British Council, et elle est devenue une plaque tournante charnière pour la jeune communauté hip-hop tunisienne.
Sana Jlassi, directeur des communications et de la logistique d’ART Solution, nous explique : l'association était surtout une manière positive d'entrer en contact avec les jeunes marginalisés. « Pour nous, il s’agit de guider les jeunes à trouver leur vocation [et aller de l'avant], tout en leur fournissant les bons outils. [Nous] les encourageons à ne pas abandonner leurs talents, bien au contraire. ART Solution, c’est aussi une structure de leadership et de diffusion des connaissances. Quand on partage ce qu’on sait faire, on comprend mieux ce qui dormait au plus profond de soi. »
Sana Jlassi estime que ce type de structures est un important moyen d’améliorer la visibilité et l'inclusion des femmes dans le hip-hop. « Les femmes ont toujours constitué une partie essentielle de la communauté hip-hop, mais maintenant on braque le projecteur sur leur travail ; il n’y a pas si longtemps, elles n’avaient aucune visibilité. Par exemple, lors d’Alternative Vibes – événement organisé récemment par ART Solution – une taggueuse du Royaume-Uni a animé un atelier avec d'autres femmes. Avant, elles ignoraient jusqu’à l’existence même de leurs homologues féminins. Ce qu’il faut, c’est disposer d’une plate-forme, le reste suit. »
Si ART Solution a effectivement joué un rôle important pour mettre en réseau les membres d’une communauté plus mature de femmes artistes, elle a également largement contribué à l'accompagnement de jeunes talents. Par exemple de Nour Ben Soltan, jeune B-girl de 17 ans (break-dancer), qui a commencé à se faire un nom sur la scène hip-hop.
Nour Ben Soltan
En photo, Nour Ben Soltan (BGirl Crazy Flava) offre une présence imposante ; son corps semble jaillir hors cadre. En réalité, cependant, elle semble étonnamment petite, voire frêle. Ce qui la trahit tout de suite, ce sont ses yeux – son regard intense, perçant, confiant. Quand elle entre dans Tag Store, elle a une démarche sautillante, comme si elle esquissait une danse.
Cette gamine de 17 ans a commencé la danse dans les maisons communautaires pour jeunes à Hay Hlel, l'un des quartiers les plus marginalisés dans la banlieue sud de Tunis. Depuis, elle est passée à des participations à un certain nombre d'événements majeurs, dernièrement à War Zone, premier événement collectif de hip-hop en Tunisie ; et au festival Beat the Beat à Sousse, où elle s’est classée première dans sa catégorie (B-fille).
« Au départ, en fait, le hip-hop ne me branchait pas plus que ça », avoue Nour. Et puis, j’ai compris toute l’importance qu’il avait au sein de la culture de la danse, même à Hay Hlel. Je me suis mise à apprendre la breakdance toute seule puis, peu à peu, j’ai rencontré des gens qui m'ont aidée, initiée [et fait entrer dans la communauté hip-hop.] "
Lorsqu'on l'interroge sur ses influences, Nour cite Chouaieb, le fondateur d’ART Solution, et Mohamed Ali Khlifi, B-boy et photographe de 28 ans, qui fut pendant longtemps son mentor et un modèle qui a compté pour elle.
Mohamed Ali Khlifi est entré en contact avec Ben Soltan via un post qu'il avait partagé sur Facebook. « Ça remonte à près de trois ans », expliqu-t-il. « Nous nous sommes rencontrés sur l'Avenue Bourguiba et elle [m'a dit] chercher quelqu'un pour ne pas pratiquer toute seule, que ça l’aiderait à progresser et à affirmer [sa vocation de danseuse] ».
Mohamed affirme qu'il ne demande qu’à transmettre son savoir aux jeunes, mais c’est souvent une gageure, tant ils manquent d'énergie, de passion et d’investissement personnel.
« Rien à voir avec Nour : avec elle ça allait tout seul. Elle ne manquait pas une séance et participait à fond. On s’est installé devant le Palmarium (café bien connu au centre de Tunis) et on s’est contenté de s’entraîner sous les yeux de milliers de personnes.
« Ça lui plaisait énormément ; elle est ensuite venue avec sa sœur et depuis on ne se quitte plus. Je ne m’attendais pas à voir [Nour] progresser si vite. En vérité, je n'étais pas très optimiste sur l’avenir de la communauté des danseuses ici. Elle, par contre, connaissait des figures différentes et savait les intégrer d’une façon si personnelle qu’elle en faisait quelque chose de nouveau, de frais. Je lui expliquais [un nouvelle figure], et elle [la] comprenait directement, en exécutant le mouvement. Elle n’intellectualise pas du tout, et à mon avis c’est ainsi que ça doit se passer. »
Nour Ben Soltan - 'BGirl Crazy Flava' – en pleine action à Alternative Vibes, événement produit par Art Solution
Nour Ben Soltan, au contraire de Boutheina, n'a pas toujours bénéficié du soutien d’un bon réseau. « Au début, ma famille était contre [le fait que je danse]. Ils voulaient que je fasse autre chose, me concentrer sur mes études. Après quelque temps heureusement, ils ont compris et accepté mon amour de la danse. »
Quant aux pressions sociales et à la stigmatisation dont seraient victimes les jeunes femmes dans le hip-hop, Nour l’affirme : « ça me laisse de marbre ! »
« Comment je suis perçue par la société ? C’est le cadet de mes soucis. Tant que je peux poursuivre ma passion et exceller dans ce que je fais... Ce qui compte c’est de savoir ce qu’on veut, tout en s’interdisant de [succomber à] la pression des autres. »
Lorsqu'on lui demande quels conseils elle donnerait à d'autres jeunes filles fans de hip-hop, Nour recommande : « Faites plaisir à vos parents et poursuivez vos études, mais faites en même temps ce qui vous passionne – la danse. »
« C’est-ce que vous avez fait, bien sûr ? »
« Non. J’ai fait tout le contraire ».
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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