En Libye, des gladiateurs modernes se battent pour sauver les ruines romaines
En faction avec une arme automatique aux portes de Leptis Magna, ville romaine bâtie dans le désert libyen, l’un des sites antiques les mieux préservés du monde, Ali Hreibish se considère comme un gladiateur.
« Je travaille à la centrale électrique. Encore quelques mois et je prends ma retraite », confie Hreibish à Middle-East Eye. À l’horizon se dressent les cheminées de la centrale électrique, qui ressemblent de loin à des colonnes doriques.
« Vous savez, je me souviens encore du jour, dans les années soixante, où des archéologues ont découvert une arène de gladiateurs tout près de notre ferme. J’étais petit, et depuis, je me considère comme l’un d’eux ».
Malgré les ravages de la violence et des bouleversements politiques en Libye, ceux qui ont pris sur eux de protéger le célèbre patrimoine antique du pays s’efforcent de maintenir la sécurité des sites pour les garder ouverts aux visiteurs.
« Nous avons retenu les leçons de la guerre en Irak et de la révolution égyptienne », confie Hreibish.
« Nous avons vu à la télévision que, dès que la situation sécuritaire est perturbée, des voleurs en profitent pour piller les antiquités ».
« On le fait sans même avoir reçu le premier sou »
Suite à des rapports publiés dans les médias italiens accusant la mafia de fournir des armes à des combattants libyens, dont ceux de l’État islamique (EI), en échange d’objets d’art volés, la sécurité des sites antiques libyens est sous surveillance.
Un journaliste, infiltré pour le compte du journal La Stampa, a raconté que pendant qu’il visitait une usine de salami au sud de l’Italie, on lui avait proposé pour 60 000 euros la tête d’une statue en marbre, volée en Libye.
Traduction : « Alfano [ministre de l'Intérieur] confirme : les objets d’art volés alimentent l’EI et le PIB de la terreur »
Après le soulèvement libyen de 2011 contre la longue dictature de Mouammar Kadhafi, l’UNESCO, l’agence culturelle des Nations unies, a exhorté les autorités à protéger le patrimoine du pays.
Or, pendant que ce court épisode d’optimisme dégénérait en troubles violents, les membres des groupes rebelles locaux et des bénévoles ont unis leurs efforts pour prendre eux-mêmes la défense des antiquités.
À Leptis, ancien nom de la ville libyenne appelée Lebda, les rebelles ont formé une brigade qui garde ces ruines, ainsi que les musées de Bani Walid et le musée islamique de Syrte.
« On le fait sans même avoir reçu le premier sou pour payer un café ou un repas, ni même un salaire », a déclaré Hreibish.
Patrimoine mondial en péril
Malheureusement, ces efforts n’ont pas empêché que l’UNESCO ajoute cette année cinq autres sites du patrimoine mondial de la Libye à la liste du « patrimoine en péril » après que les dégâts causés par l’EI sur la ville antique de Palmyre en Syrie ont choqué archéologues et historiens de l’art.
En dépit de récents revers sur le terrain, l’EI garde le contrôle des alentours de Syrte, ville au centre du pays.
Quatre autres sites libyens ont été ajoutés à la liste du « patrimoine mondial en péril » : deux autres villes romaines, Cyrène et Sabratha, Ghadamès, ville oasis berbère dans le Sahara, et Tadrart, site vieux de 14 000 ans, réputé pour son art rupestre.
Pourtant, malgré les inquiétudes, Muhammad Bojelaa, directeur du département archéologie de Sabratha, affirme MEE que le pays a été épargné par le pillage généralisé qui avait suivi l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Des milliers d’objets avaient alors disparu du musée de l’Irak à Bagdad, quelques jours à peine après la chute de Saddam Hussein.
« Pendant tout son règne, Mouammar Kadhafi a toujours négligé le ministère des Antiquités », regrette Muhammad Bojelaa, chef du bureau du département archéologie de Sabratha.
« Notez bien qu’un seul incident de vol d’antiquités n’a été à déplorer depuis 2011. Les pillards ont volé deux bustes romains qui ornaient la cour à l’extérieur du musée de Sabratha ».
Forcés à barricader les musées
Il n’a fallu que quelques semaines aux rebelles armés locaux pour récupérer ces deux pièces, se réjouit Bojelaa, fier de voir que les habitants démontrent envers les antiquités un tel respect, suscité, pense-t-il, par la splendeur du patrimoine antique de la ville.
L’amphithéâtre de Sabratha est intact. C’est la seule structure romaine complète de ce type à avoir survécu dans les « trois villes » de Tripolis sur la côte méditerranéenne, à environ 66 km à l’ouest de Tripoli, capitale moderne de la Libye.
« Cependant, globalement, la Libye n’est pas stable. Pour leur protection, ces sites doivent être clôturés et équipés d’alarmes modernes. Pour l’instant, nous en sommes réduits à compter uniquement sur les gardes locaux et des volontaires pour protéger le site », regrette Bojelaa.
Adel Mahmoud, employé à la restauration et spécialiste des mosaïques, raconte que le personnel chargé des antiquités avait tant bien que mal réussi à gérer les deux premières années après le soulèvement.
Cependant, la situation s’est détériorée dès 2014, relève-t-il, en raison de la situation économique, qui n’a fait qu’empirer, et l’éclatement de la Libye, dont les fragments sont tenus par des gouvernements, milices et autres gangs tribaux, qui se font concurrence.
Cette année-là, les milices islamiques ont réagi à leur défaite électorale en s’emparant de Tripoli et en installant une assemblée, appelée Chambre des représentants, rivale du parlement reconnu par la communauté internationale. À son tour, la Chambre des représentants a déménagé pour s’installer à Tobrouk, à l’est.
Les milices et les rescapés des forces armées on convergé vers les bandes régionales, appelées « opération Aube » à l’ouest et « opération Dignité » à l’est, pour prendre le contrôle des territoires et des plus importants champs pétroliers d’Afrique.
Les fonctionnaires de l’Autorité des antiquités racontent que les troubles les ont forcés à barricader les musées de toutes les villes, même à Tripoli, et mettre en lieu sûr les objets les plus uniques, d’une valeur inestimable.
« Les citoyens ont offert de cacher chez eux ce précieux patrimoine, pour le protéger du pillage », se félicite Mahmoud.
« Les citoyens, craignant les pillages, ont offert leurs maisons pour cacher ce précieux patrimoine » se félicite Abed Mahmoud.
Comme la situation sécuritaire a empiré, les travaux de restauration ont été interrompus.
« L’UNESCO ne prend au sérieux que les États »
« À l’exception de la visite d’experts britanniques et des équipes de courageux étudiants issus d’universités italiennes, les travaux de restauration ont presque tous cessé au cours des trois dernières années », se plaint Mahmoud.
Il constate notamment que certaines mosaïques, recouvertes de pigments naturels, ont été ensuite abimées par le sel déposé par les embruns sur les sites édifiés sur la côte méditerranéenne.
« Les structures côtières sont aussi menacées par l’érosion des marées. Ces antiquités sont en péril ».
Afaf Qadiki, chef du service des manuscrits de Dar el-Kutub (Bibliothèque nationale) à Benghazi note que l’effondrement de la fonction publique et l’émergence des milices armées ont compromis les mesures destinées à protéger les antiquités.
« Nous sommes en état d’urgence. Les institutions du pays, dont le ministère du Tourisme et des Antiquités, ne fonctionnent pas », déplore Qadiki à MEE, « mais, grâce à Dieu, nos antiquités n’ont pas eu à pâtir des exactions de Daech [EI]. »
« Ici, ils n’ont pas réussi à prendre le contrôle, et nos bénévoles ont caché tout ce que les pillards pourraient emporter ».
De nombreux gardes des sites archéologiques rêvent du retour des salaires réguliers, de patrouilles mieux organisées dans le parc, et de fonds pour installer des clôtures autour des périmètres à protéger, mais des experts en restauration comme Adel pensent que, tout compte fait, plus que les pillards, c’est la mer qui met en péril l’héritage romain de la Libye.
« Nous devons empêcher que ces antiquités soient emportées dans la mer par les vagues », dit-il.
Qadiki pense que, malheureusement, ce n’est qu’un vœu pieux.
« Sans initiative gouvernementale efficace, il ne se passera rien. Nous avons besoin de l’UNESCO pour soutenir nos actions de restauration et de formation, mais il faudra au préalable que les institutions publiques soient rétablies, bien sûr », insiste-t-elle.
« L’UNESCO ne prend au sérieux que les États, pas une poignée d’anonymes. »
Traduction de l’anglais (original) par [email protected].
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