EXCLUSIF : Les dessous de la libération des otages étrangers en Libye
C’est un décor paradisiaque où le vent sculpte des dunes lunaires et changeantes entre sable et roches. Ghat, oasis saharienne au sud-ouest de la Libye, n’est qu’à 370 kilomètres par route de Djanet, autre oasis autrefois très touristique, en Algérie. Dans le désert, autant dire la porte d’à côté. Si bien que la région côté libyen est traditionnellement considérée comme une zone d’influence algérienne.
Mais pour les Italiens Danilo Calonego, Bruno Cacace et le Canadien Frank Poccia, les trois otages enlevés le 19 septembre – puis libérés dans la nuit du 4 au 5 novembre – le paradis s’est transformé en enfer.
Flash back. Lorsque les trois ingénieurs de la société italienne Contratti Internazionali Costruzioni (CO.I.COS), employés à l’aéroport de Ghat, sont enlevés, la plus grande confusion règne alors sur l’identité des ravisseurs.
Car toute la zone est fréquentée par les contrebandiers, les hommes d’al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), en particulier ceux de Mokhtar Belmokhtar (l’auteur de la prise d’otages de la base pétro-gazière de Tiguentourine en janvier 2013 en Algérie), mais aussi des groupes armés affiliés au groupe État islamique (EI).
Cette semaine, un émir de l’EI en Libye a été arrêté près d’Illizi (Algérie) lors d’une opération militaire. Abou Oubaïda al-Mouhadjir, 28 ans, un Égyptien, est soupçonné par les services de renseignements d’avoir servi d’agent de liaison entre les groupes de Libye et de ceux d’Abou al-Walid al-Sahraoui au Niger.
« Que le nécessaire soit fait »
« Après l’enlèvement, un haut fonctionnaire italien est venu en Algérie pour demander aux autorités que "le nécessaire soit fait" », explique un haut-gradé proche des négociations avec les Libyens contacté par Middle East Eye.
Pourquoi les Algériens alors que le rapt a eu lien en Libye ? D’abord parce que les autorités entretiennent avec les tribus touarègues et toboues de la région d’étroites relations depuis longtemps. « Ensuite parce qu’assez rapidement, le cerveau de l’opération a été identifié », poursuit notre source.
Il s’appelle Abdellah Belakahal et est… algérien. Bien connu des services de renseignements, il est fiché comme un des cinq plus grands narcotrafiquants de la région.
À son passif : une série de condamnations dans neuf affaires dont trois peines d’emprisonnement à perpétuité. Et surtout, l’attaque le 18 mars dernier du site gazier de Kherchba, le troisième plus grand champ de gaz en Algérie, près de Ghardaïa.
« C’est d’ailleurs l’affaire de l’attaque de Kherchba qui a tout déclenché chez Belakahal, raconte à MEE une source sécuritaire à Alger. Car après l’assaut, des mandats d’arrêts ont été lancés contre ses parents et contre sa femme. Ils n’ont pas été arrêtés mais Belakahal a vécu cela comme une provocation. Tout comme la mort d’un de ses frères, incarcéré dans la prison de Lambèse, à Batna (est algérien), décédé quelques jours après l’attaque dans des conditions obscures. Officiellement, les autorités ont dit qu’il était malade. »
« Dans sa tête, le plan est simple »
Un autre source, civile, proche des négociations, poursuit : « Dans sa tête, le plan est simple : pour que sa famille puisse vivre tranquille, que son autre frère, aussi en prison, soit libéré et que la saisie de ses nombreux biens – Abdellah Belakahal est milliardaire et possède stations essence, fabriques, villas, terrains agricoles – soit levée, il doit faire pression, depuis la Libye où il se cache, sur les autorités algériennes. On peut dire qu’il a réussi un gros coup car pour tous les groupes armés et les barons de la contrebande la région, il est maintenant celui qui a pu enlever des étrangers. »
Seul revers : deux des hommes qui ont participé au kidnapping, deux narcotrafiquants, se sont rendus aux Algériens quelques jours avant la libération pour bénéficier du dispositif la Charte pour la paix et la réconciliation nationale – mesures de grâce pour tous les combattants islamistes armés qui choisissent de déposer les armes.
« Si vous comparez aux 100 millions d’euros demandés par l’EI pour la libération de James Foley, ce n’est pas grand chose »
« Ce sont eux qui ont précipité le dénouement de l’histoire », affirme le haut-gradé algérien. Lorsque les autorités algériennes ont obtenu la confirmation que les otages étaient vivants et en bonne santé, alors le frère de Belakahal, incarcéré, a été placé sous contrôle judiciaire. »
Selon lui, si le frère de Belakahal avait été un salafiste, condamné pour des faits de « terrorisme », Alger n’aurait jamais cédé. « Car devant les islamistes, on ne fait aucune concession », prétend-il.
« C’est sûr que ça aurait été plus compliqué, reconnaît une source sécuritaire. En gros, Belakahal ne demandait que la paix pour sa famille et un peu d’argent. C’est pour ça que les négociations ont été "rapides". »
Un peu d’argent ? Au départ, les négociations ont démarré à 10 millions d’euros. « Si vous comparez aux 100 millions d’euros demandés par l’EI pour la libération de James Foley, ce n’est pas grand chose », poursuit-elle.
À la fin, les négociations se seraient arrêtées sur 4 millions d’euros. Avec en plus, l’équivalent d’environ 1,5 million d’euros pour la katiba El Ténéré (une milice touareg proche de l'Armée nationale libyenne (ANL), proche du gouvernement de l'Est) et les milices toboues qui contrôlent la région d’Ubari [une oasis proche de Ghat] et qui ont permis d’ouvrir un canal pour faciliter les négociations, et pour les deux négociateurs, deux Touaregs, un notable libyen de Ghat et un notable algérien d’In Amenas.
Payer la fidélité des mercenaires pour contrer AQMI
« Abdellah Belakahal est milliardaire, il n’a pas besoin d’argent pour lui mais pour payer les hommes à qui il a fait appel pour le kidnapping, des mercenaires dont il fallait aussi payer la fidélité pour ne pas qu’ils vendent les otages à AQMI, souligne le militaire. Car Mokhtar Belmokhtar, au courant de l’enlèvement, a tout fait pour récupérer les trois étrangers. »
Selon la version donnée par les Libyens, rapportée le jour de la libération par l’Agence Anadolu, agence de presse turque, la libération a été le résultat d’une opération des forces spéciales sous le commandement du Conseil présidentiel libyen du Gouvernement d’union nationale (GNA) soutenu par les Nations unies.
Du côté algérien, où ont été dirigées les négociations, le haut-gradé ne peut s’empêcher se sourire à l’évocation de cette version de l’histoire.
« Une force militaire libyenne est bien intervenue sur ordre du GNA, mais sa mission consistait à amener les otages de l’endroit où ils ont été libérés, dans la région d’Ubari jusqu’à une ville sur la côte libyenne, et à assurer leur protection », explique-t-il.
« Mais si les otages ont été libérés, c’est parce que les négociations ont abouti, non pas grâce à une intervention militaire. »
Reste toutefois une inconnue de taille dans cette affaire : l’avenir d’Abdellah Belakahal. Le narcotrafiquant aurait demandé à bénéficier de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale pour rentrer en Algérie, une option pour l’instant rejetée par Alger.
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