EXCLUSIF : Le plan secret de la Russie en Libye
« Il faut se rendre à l’évidence. On ne va pas attendre indéfiniment que les partis politiques libyens parviennent à s’entendre. La Libye a besoin que la loi soit appliquée sur tout le territoire et, surtout, d’une armée forte capable d’assurer la sécurité jusqu’aux frontières. Et avec les Russes, nous avons la même vision des choses. »
Les confidences de ce militaire algérien à Middle East Eye en disent long sur le changement de ligne qui est doucement en train de s’opérer en Libye.
Face à la déroute du Gouvernement d’union nationale (GNA), certes soutenu par la communauté internationale, mais incapable de faire respecter son autorité ne serait-ce qu’à Tripoli, l’Algérie, médiateur incontournable de la région, et la Russie, forte de son rôle dans le conflit syrien, ont décidé de soutenir le maréchal Khalifa Haftar, allié du parlement de Tobrouk (rival du GNA) pour en faire l’homme fort de la Libye.
Comment ? En lui fournissant des armes – chars, véhicules blindés, munitions, appareils sophistiqués de reconnaissance et d’écoute – pour remplacer le matériel perdu dans la bataille contre les groupes islamistes armés. « C’est ce qu’Haftar est venu chercher à Moscou en novembre puis à Alger en décembre », rappelle une source diplomatique à MEE.
« En 2010, les Russes avaient demandé à l’Algérie un accès à la base navale de Mers el-Kebir, près d’Oran [ouest]. Mais à l’époque, on avait dit non. »
- une source militaire algérienne
Mais selon la chaîne Russia Today, la première sollicitation remonterait au 27 septembre. Le contact se serait fait via l’envoyé spécial du maréchal, l’ambassadeur de Libye en Arabie saoudite, Abdelbassat al-Badri, reçu à Moscou par l’envoyé spécial de Vladimir Poutine pour le Moyen-Orient et l’Afrique, le vice-ministre des Affaires étrangères Mikhaïl Bogdanov.
Problème : Moscou ne peut pas directement vendre de l’armement à Haftar puisque l’embargo sur les armes, décidé par l’ONU et en vigueur depuis 2011, n’a toujours pas été levé. « Haftar aurait pu se tourner vers ses alliés, l’Égypte et les Émirats arabes unis, mais leur armement est essentiellement américain. La solution naturelle, c’est donc l’Algérie, dont l’armement est à 90 % russe. Une partie pourrait passer en Libye. »
Un accès en Afrique du Nord
En décembre, MEE révélait que cette coopération militaire était toutefois conditionnée, les Algériens ayant mis en garde le maréchal auto-proclamé : l’armement ne devait en aucun cas servir à Haftar pour prendre le pouvoir de manière illégale, ni pour s’en servir contre des Libyens autres que les combattants de l’EI.
« Ce ne serait pas vraiment de la vente », défend avec un sourire le diplomate. « Disons plutôt une forme de soutien qui arrange tout le monde. »
En premier la Russie, qui aimerait retrouver en Libye l’influence dont elle pouvait se prévaloir avant la chute de Kadhafi. Car si elle n’avait en Libye quasiment aucun intérêt économique, les armes qu’elle vendait au guide libyen (un porte-parole du parlement de Tobrouk a évoqué des contrats de 4 milliards de dollars) et la formation qu’elle assurait aux militaires lui assuraient un allié.
Par ailleurs, Moscou pourrait enfin avoir cette entrée en Afrique du Nord qu’elle recherche depuis tant d’années. « En 2010, les Russes avaient demandé à l’Algérie un accès à la base navale de Mers el-Kebir, près d’Oran [ouest]. Mais à l’époque, on avait dit non. Ils pourraient donc maintenant avoir une entrée sur les côtes libyennes », poursuit une source militaire algérienne en précisant qu’un accord aurait été conclu dans ce sens lors de la visite d'Haftar sur le porte-avion russe, l’Amiral Kouznetsov, le 11 janvier.
« Il y aura dans les prochains mois une coordination plus poussée », assure également un ancien colonel de Kadhafi à MEE. « Haftar va faciliter l’accès des Russes en Libye, par les ports, mais aussi en ouvrant des pistes dans les aéroports. »
Ce soutien russe à Haftar arrange aussi l’Algérie. « Même si elle n’a pas une totale confiance en lui, elle sait qu’il est le seul aujourd’hui à pouvoir assurer un minimum de stabilité », reconnaît un civil proche des négociations qui se sont tenues à Alger entre les différents acteurs libyens.
Un interlocuteur politique à part entière
« Alger n’abandonne pas le processus politique : nous continuons à penser qu’il faut trouver un terrain d’entente entre toutes les parties, mais en parallèle, il faut faire de la reconstruction de l’armée libyenne une priorité », martèle un diplomate algérien. Cette obsession est liée en grande partie à la dégradation sécuritaire dans le sud libyen liée au repli des combattants de l’État islamique (EI) acculés dans les villes du nord.
Selon les informations recueillies par MEE, plus de 150 membres de Daech auraient déjà rejoint le sud-est du Fezzan, par les routes reliant le nord à Germa, Zawilah et Mourzouq. Face au risque de connexion avec d’autres groupes de l’EI et de Boko Haram, le Tchad a même fermé sa frontière avec la Libye le 5 janvier dernier.
« Dans une certaine mesure, les Russes souhaitent aussi sécuriser la zone. Car ils craignent qu’avec la défaite de l’EI en Syrie et en Irak, les terroristes russes et chinois du Turkestan oriental proches de Jabhat Fatah al-Sham, soit 2 000 à 3 000 hommes, se rabattent aussi en Libye », poursuit une source sécuritaire algérienne.
C’est donc à la faveur d’un contexte qui lui est particulièrement favorable, de décisions contestées mais efficaces (notamment la prise des ports du croissant pétrolier pour relancer les exportations) et sans doute aussi du nombre d’hommes derrière lui (de source libyenne, 60 000 hommes - de source algérienne, un peu moins), que Khalifa Haftar a pu s’imposer comme un interlocuteur politique à part entière.
« Il a été reçu comme un leader à Alger et à Moscou et s’est accordé avec les décideurs politiques et sécuritaires algériens pour nommer un représentant personnel qui maintient les communications en continu sur les questions de la lutte anti-terroriste », confie à MEE un proche des services de renseignements algériens. « Mais surtout, le laisser monter sur leur porte-avion était pour les Russes une manière de le reconnaître comme seul commandant de l’armée libyenne. »
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