Abdelhakim Belhadj : « La Libye ne sera jamais dirigée par un gouvernement militaire »
Abdelhakim Belhadj, célèbre opposant du guide libyen Mouammar Kadhafi, a été torturé pendant six ans après avoir été enlevé, avec sa femme, Fatima Bouchar, enceinte, et leurs quatre enfants, et transféré en Libye dans une opération conjointe entre le MI6 et la CIA en 2004.
Le 17 janvier, la Cour suprême britannique a jugé qu’Abdelhakim Belhadj était en droit d’intenter des poursuites contre le gouvernement britannique pour le rôle qu’il a joué dans son enlèvement, sa prétendue incarcération et les tortures qui lui ont été infligées. La Cour suprême a aussi rejeté les demandes de l’ancien ministre britannique des Affaires étrangères Jack Straw, et de l’ex-responsable du MI6 Mark Allen, pour classer l’affaire.
Dans un entretien exclusif accordé à Middle East Eye, Belhadj s’exprime sur son affaire contre le gouvernement britannique et la crise politique en Libye, qui, selon lui, ne peut être résolue que si les factions politiques rivales entament un dialogue.
MEE : Comment avez-vous réagi à la décision de la Cour suprême de vous permettre de poursuivre le gouvernement britannique ?
Abdelhakim Belhadj : Bien sûr, la décision de la Cour suprême était une bonne nouvelle. C’était une décision juste. J’avais incontestablement des preuves solides contre ceux qui m’ont infligé, à moi et à ma femme, beaucoup de peine et de douleur. J’espère que cette affaire continuera à avancer dans la bonne direction jusqu’à ce qu’une décision juste soit prise.
MEE : Qui exactement poursuivez-vous ? Le gouvernement de Tony Blair dans son ensemble ? Ou juste l’ancien chef du MI6 Mark Allen et l’ancien ministre des Affaires étrangères Jack Straw ?
AB : L’action en justice se base sur des documents trouvés dans les archives de l’immeuble des services de renseignements libyens. Ces documents montrent clairement que certaines personnes sont directement impliquées dans le fait que nous ayons, ma femme et moi, été livrés [à Kadhafi] et que nous ayons été torturés physiquement et psychologiquement. Cette expérience nous a causé, à ma famille et à moi, un profond préjudice.
L’action est menée contre les personnes dont les noms figurent dans les documents, dont Mark Allen, le chef du MI6, Jack Straw, à l’époque ministre des Affaires étrangères, et d’autres encore. Je ne sais pas, cependant, lesquelles de ces personnes pourront être jugées.
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MEE : Vous a-t-on offert une somme d’argent pour renoncer à ces poursuites ? Si oui, avez-vous envisagé de le prendre ?
AB : Ce que nous avons vécu nous a causé beaucoup de souffrance dont les effets se sont faits ressentir pendant de nombreuses années. Ma femme, en particulier, continue à en souffrir. Je ne peux pas accepter d’occulter cet incident ou juste de tourner la page sans veiller à ce que le processus judiciaire prenne le temps voulu et qu’il rende un jugement équitable dans cette affaire.
J’ai donc répété que si le gouvernement britannique et les personnes impliquées reconnaissaient ce qui s’est passé et présentaient des excuses, je serais heureux de mettre un terme à tout cela.
Ce n’est pas la vengeance qui m’intéresse. Je veux simplement que les responsables s’excusent. S’ils le font, je serais heureux de refermer ce chapitre et d’avancer.
En même temps, je ne permettrai pas à cette affaire de se dresser comme un obstacle sur le chemin d’une relation très forte avec le Royaume-Uni, basée sur la confiance mutuelle et le respect.
MEE : Est-il vraisemblable que vous puissiez gagner ? Êtes-vous en possession de preuves assez solides ?
AB : C’est une question à laquelle peuvent répondre les juges qui travaillent sur l’affaire. Ils sont plus au courant que moi de sa complexité. De mon point de vue, les documents découverts présentent des preuves tangibles et solides. Il y a par ailleurs, de nombreux documents.
Honnêtement, j’ai été très affecté et très déçu quand ces documents ont été découverts. J’ai été très choqué que l’on puisse trouver des preuves indiquant une complicité des renseignements britanniques avec une administration, qui en l’occurrence, est connue pour ne pas respecter les droits humains les plus basiques.
L’homme auquel j'ai été livré, à la tête des services de renseignements libyens à ce moment-là [Moussa Koussa] était recherché par la justice britannique
L’homme auquel j'ai été livré, à la tête des services de renseignements libyens à ce moment-là [Moussa Koussa] était recherché par la justice britannique. On le soupçonnait d’avoir assassiné l’agent de police britannique Yvonne Fletcher en 1984. Il est à la fois ironique et triste – bien que le gouvernement britannique ait été au courant de ces incidents – que j’ai été remis à ce régime. Car les actes d’agression et de terrorisme de Kadhafi ont notamment visé la discothèque de Berlin, le vol de la Pan-Am qui explosa au-dessus de Lockerbie en Écosse ou encore l’UTA français qui explosa dans le Sahara.
J’ai été sacrifié au nom d’un accord. Tony Blair a littéralement piétiné les valeurs et les principes que l’Occident et le Royaume-Uni respectent et défendent, c’est du moins ce que je pensais.
MEE : Qu’est-ce que votre histoire révèle de la relation Royaume-Uni – Libye à cette époque ?
AB : Je ne comprends ni la raison ni la justification de la torture que ma femme et moi avons subie. Je n’étais recherché par aucune justice, ni au Royaume-Uni ni aux États-Unis. Lorsque j’ai été kidnappé à Bangkok, j’ai dit : ‘’Si je suis recherché par le justice américaine, alors prenez-moi pour que je puisse être jugé’’. Mais on m’a clairement répondu que ce n’était pas le cas.
MEE : Vous prétendez que le fait que vous ayez été livré à Kadhafi faisait partie d’un accord entre le Royaume-Uni et la Libye. Selon vous, que comprenait cet accord ?
AB : J’ai été torturé dans les prisons de Kadhafi et sacrifié pour un accord. Quand Tony Blair a rendu visite à Kadhafi en 2005, j’ai été torturé en prison. J’ai découvert plus tard que cette visite était une tentative du gouvernement britannique de confirmer des accords avec British Petroleum, ou peut-être que Tony Blair a été nommé conseiller auprès de la firme. Mais comment est-il possible que les valeurs et les principes que vous prétendez défendre puissent être compromis pour des intérêts matériels ? C’est la question que Tony Blair devrait se poser et pour laquelle sa propre conscience devrait le juger.
MEE : Vous étiez responsable de la sécurité pendant la visite de David Cameron en Libye en 2011. L’avez-vous rencontré ? Si oui, de quoi avez-vous parlé ?
AB : Je ne l’ai pas rencontré pendant cette visite. Plusieurs délégations sont venues de Tripoli après la chute de Kadhafi. À ce moment-là, j’étais responsable du Conseil militaire de Tripoli. Il a atterri à l’aéroport de Tripoli, qui se trouvait sous la responsabilité du Conseil et nous avons donc été, tout naturellement, responsables de sa sécurité. Franchement, je n’étais pas intéressé à l’idée de le rencontrer ou de lui dire quoi que ce soit.
MEE : Voilà six ans que les révoltes de 2011 ont éclaté en Libye. Dans quelle situation est le pays aujourd’hui ?
Nous allons fêter le sixième anniversaire des soulèvements en Libye. Je souhaite la justice, la liberté et les droits de l’homme au peuple libyen. La révolte du 17 février a éclaté comme une révolte contre une dictature injuste et hégémonique qui n’autorisait aucun pluralisme ou diversité d’opinion ou d’expression. Mais six ans après, le peuple libyen essaie toujours de se libérer d’un système qui a été profondément enraciné pendant plus de quatre décennies.
La faiblesse apparente de tous les gouvernements qui ont pris le pouvoir après 2011 a exacerbé le chaos. Nous continuons à lutter pendant que la Libye continue à vivre des divisions politiques profondes. C’est ce qui nous a amenés à avoir deux gouvernements, deux parlements et deux armées. Qu’un dialogue se mette en place entre les différentes factions est la seule solution pour résoudre la crise. Nous devons établir des priorités dans les intérêts du peuple et assurer la mise en place d’une Libye sécurisée et souveraine.
À l’évidence, le Conseil s’est montré incapable de s’engager dans les véritables défis qui attendent le peuple libyen
MEE : Pensez-vous que le Gouvernement d’union nationale (GNA) à Tripoli est capable d’unifier les factions politiques de la Libye ?
AB : En tant que chef du parti Watan, j’ai participé au dialogue qui a abouti à la signature de l’accord de Skhirat duquel découlait la mise en place du Conseil présidentiel libyen. Ce Conseil disposait d’une année – jusqu’au 17 décembre 2016 – pour résoudre la situation mais il a échoué. À l’évidence, le Conseil s’est montré incapable de s’engager dans les véritables défis qui attendent le peuple libyen. L’absence de leadership fort [à l’intérieur du Conseil] ne lui a pas permis de fournir les services les plus basiques à la population. Nous avons à l’Est une guerre qui fait rage, des milices dans tout le pays et des divisions profondes parmi les dirigeants. La faiblesse de ce Conseil est à l’origine de tous ces échecs.
Aujourd’hui, la discussion tourne autour de l’idée qu’il faut repenser le rôle du Conseil présidentiel en termes de membres et de structure. Nous sommes en train de discuter de la possibilité de séparer la présidence et le gouvernement exécutif. Mais la rigidité du parlement de Tobrouk est un obstacle sur le chemin du progrès.
MEE : Il y a eu plusieurs initiatives régionales lancées par l’Algérie, la Tunisie et l’Égypte pour essayer de trouver une solution. Pensez-vous que l’une d’entre elles peut réussir ?
AB : Je voudrais remercier tous ceux qui espèrent trouver une solution à la crise libyenne. Sans solution, la stabilité des pays voisins sera inévitablement affectée. L’instabilité en Libye a permis à l’État islamique de prendre le contrôle de Syrte et le peuple libyen a fait de grands sacrifices pour la reprendre. Sans l’aide des pays voisins pour trouver une véritable solution, l’instabilité régionale va se poursuivre.
Malheureusement, certains pays de la région sont impliqués de manière injustifiée et se fichent de savoir si la Libye retrouve ou pas la paix et la stabilité. Le général Haftar à l’Est de la Libye continue à recevoir un soutien militaire de l’Égypte et des Émirats arabes unis, dont des armes et des avions qui bombardent Benghazi et détruisent les trois quarts de la ville. Pendant ce temps, la communauté internationale reste là à regarder. Nous ne voulons pas les destructions, nous ne voulons pas la guerre. La stabilité de la Libye se reflètera positivement sur toute la région et vice-versa. Nous sommes toujours dans l’attente de l’initiative soutenue par l’Algérie, la Tunisie et l’Égypte et nous espérons qu’elle se concrétisera par un vrai dialogue.
Il n’y a absolument aucune place pour Haftar. C’est ce que veut et ce que croit le peuple libyen
MEE : Vous dites que le général Haftar est soutenu par les Émirats arabes unis et l’Égypte. Est-ce que vous et vos partenaires politiques recevez de l’aide de pays étrangers ?
AB : Personne à part ceux que j’ai cités ne reçoivent un soutien militaire en Libye. Nous avons même documenté et présenté ces faits à une délégation des Nations unies. Nous savons tous que les Émirats arabes unis et l’Égypte fournissent une aide aux forces et aux milices de Haftar. Saqr al-Jaroushy, le responsable des forces aériennes basées à Tobrouk a dit lui-même qu’ils avaient reçu des tonnes de munitions de l’Égypte. Personne à l’Ouest de la Libye ne reçoit de soutien d’un quelconque pays étranger.
MEE : Voyez-vous une contradiction entre le rôle de Égypte dans ces initiatives régionales et son soutien à Haftar ?
AB : Nous avons appelé l’Égypte à revoir sa position. L’Égypte est un pays voisin et nous sommes liés par l’histoire, les tribus, la démographie et des intérêts communs. L’Égypte sera inévitablement impliquée dans la reconstruction de la Libye. Pourquoi ne valorisons-nous pas et ne préservons-nous pas ces liens qui nous rassemblent ? C’est ce à quoi nous appelons, à la valorisation et à l’exploitation de ces liens pour apporter la paix et la stabilité.
Nous n’avons jamais été affilié ou lié à aucun groupe, y compris al-Qaïda
Je condamne toute aide étrangère à une faction au détriment d’une autre. Je suis sûre que la Libye ne sera jamais dirigée par un gouvernement militaire. Il n’y a absolument aucune place pour Haftar. C’est ce que veut et ce que croit le peuple libyen et les jours qui vont venir le confirmeront.
MEE : Vous vous êtes battu en Afghanistan et vous avez été décrit comme un salafiste-djihadiste lié à al-Qaïda. Aujourd’hui, vous êtes à la tête du parti Watan en Libye. Comment cette transition s’est-elle faite et quel regard portez-vous sur votre passé ?
AB : Lorsque j’étais en Libye, dans les années 1980, j’ai observé les politiques de Kadhafi et vu les injustices envers le peuple libyen. J’ai commencé à penser à une façon de m’opposer à son régime. C’était l’objectif et le but du Groupe islamique combattant en Libye (GICL).
Nous n’avons jamais été affilié ou lié à aucun groupe, y compris al-Qaïda. Notre objectif était clair : débarrasser la Libye du régime de Kadhafi. Mais avant que nous y parvenions, le peuple libyen s’est révolté en 2011 et l’a renversé.
À ce stade, nous voulions avoir les mêmes droits et les mêmes responsabilités que tous les Libyens.
Nous nous sommes engagés sur la scène politique, publiquement et ouvertement, sans agenda occulte. Comme tous les autres partis politiques, nous avons estimé qu’il était essentiel de mettre en place un pluralisme politique et un État démocratique qui respectent les droits de l’homme et les libertés, et fournisse une plateforme pour un engagement politique libre et juste.
La transition était une étape, un bateau si vous voulez, sur lequel nous devions embarquer pour ne faire qu’un avec le peuple libyen.
Le GICL en tant qu’idéologie et en tant qu’organisation, n’existe plus. Il a été créé pour renverser le régime de Kadhafi et maintenant que le régime a été remis aux mains de tous les Libyens, pourquoi cette organisation aurait besoin de continuer ? En fait, avant que Kadhafi soit renversé, nous avions même entamé un dialogue avec lui.
Traduit de l'anglais (original).
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