Hasni Abidi : « À la Ligue arabe, des Brexits, il y en a tous les jours ! »
Rien de très nouveau sous le soleil de Jordanie où se tenait ce mercredi le 28e sommet de la Ligue arabe : les États membres ont « appelé au règlement des conflits qui déchirent la région » et à une relance « de négociations de paix sérieuses et productives entre Israéliens et Palestiniens », en renouvelant leur attachement à la solution de deux États.
Il y a aussi beaucoup été question d’« ingérence » : les dirigeants arabes ayant critiqué, cette fois sans le nommer, l'Iran, grand rival régional de l'Arabie saoudite. « Nous refusons toute ingérence dans les affaires internes arabes et toutes les tentatives visant à ébranler la sécurité, semer la dissension confessionnelle et attiser les conflits, en violation des relations de bon voisinage et des règlements internationaux », ont-ils affirmé dans leur déclaration finale.
Sur le conflit qui ravage la Syrie depuis six ans, le communiqué final met l'accent sur la nécessité de « redoubler d'efforts pour trouver une solution pacifique qui préserve l'unité du pays, sa souveraineté et son indépendance et mette fin à la présence de groupes terroristes ». Le Conseil ministériel de la Ligue arabe a été par ailleurs chargé de « trouver un mécanisme permettant d'aider les pays arabes qui accueillent des millions de réfugiés syriens », à l'instar du Liban et de la Jordanie.
Les recommandations arabes sont donc pratiquement les mêmes que celles adoptées lors des précédentes réunions. Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAM) à Genève décrypte cet immobilisme et revient sur les enjeux qui sous-tendent les relations au sein de la Ligue arabe.
Middle East Eye : Aujourd’hui s’est tenue le 28e sommet de la Ligue arabe avec toujours en toile de fond, des conflits embourbés en Syrie, au Yémen ou en Libye et des divisions entre les États membres. Dans ce contexte, comment ne pas penser que de telles réunions entre ces États sont plus que jamais nécessaires ?
Hasni Abidi : Il n’existe pas de lecture binaire de ce type de sommet, et je pense qu’il faut être minimaliste. Rien que le fait d’organiser ces sommets et de maintenir la régularité des rencontres est déjà un exploit.
Ensuite, il faut comprendre que la Ligue arabe ne peut avoir de solution magique aux défis et aux menaces actuelles parce qu’elles sont de nature structurelle et liées à la nature des régimes politiques arabes, à la gouvernance toujours en faillite dans cette région du monde, et à la non-participation du citoyen. S’il y a bien une organisation qui n’est pas populaire, c’est bien la Ligue arabe, les citoyens des États membres se sentant très peu concernés par ce qui s’y passe et ce qui s’y décide.
Au-delà du ton un peu plus ferme du communiqué final, ce qui est en question, c’est la capacité de la Ligue arabe et des États qui la composent à prendre des mesures sur les dossiers qui les concernent et à renforcer l’organisation, considérée comme la maison de tous les Arabes, qui est en question.
MEE : Mais pour cela, il a été souvent avancé que si les décisions prises par la Ligue arabe étaient appliquées à tous les États et pas seulement à ceux qui ont voté en faveur de ces décisions, l’influence de l’organisation serait plus importante…
HA : Je crois que les chefs d’État et les souverains, au fond, sont contents de la Ligue arabe. Car elle masque leur défaite sur la bataille du développement et sur les processus de réformes. En tant que miroir de la politique arabe, elle est un cache-misère de toutes leurs limites.
Elle n’est jamais parvenue à mettre en place un marché commun, ni un système de défense commun. On en est toujours au stade où on parle de la nécessité de lutter contre le terrorisme et de combattre l’ingérence. Comme si le récit de dénonciation avait pris le dessus sur la responsabilité des États à prendre les décisions qui s’imposent.
Il est vrai que toutes les résolutions sont prises de bonne foi et sont toutes ambitieuses. Mais l’organisation ne dispose pas des mécanismes pour leur suivi et leur réalisation. De toutes manières, aucun chef d’État ou souverain ne veut voir la Ligue arabe influer sur les politiques des États.
MEE : D’ingérence, il en a justement été beaucoup question à ce sommet, le roi de Jordanie Abdallah II ayant appelé les pays membres à « trouver des solutions à tous les défis afin d’éviter les ingérences étrangères dans nos affaires ». Mais certains États arabes font parfois appel à ces interventions étrangères…
HA : Le secrétaire général de la Ligue arabe a mis à l’ordre du jour les thèmes qui ne fâchent personne, mieux, qui ont le plus de chance de s’assurer de l’adhésion de tous.
Parler d’ingérence, c’est s’assurer l’approbation de l’Arabie saoudite qui a beaucoup dénoncé celle de l’Iran au Yémen. Sur la question palestinienne, par exemple, il n’y a rien eu de nouveau. Ils n’ont fait qu’insister sur ce qui avait été dit lors des réunions précédentes, et sur la nécessité d’une solution à deux États.
Chaque membre vient avec son projet de communiqué, le secrétaire général en assure le montage et l’organisation sort avec un communiqué final qui contente tout le monde.
La question de l’ingérence est pourtant une question cruciale. Parce que certains États la demandent, quand ils ne jouent pas un rôle d’intermédiaire. Parfois même, cette ingérence n’est pas forcément le fait de puissance étrangères mais d’autres pays arabes. On l’a vu avec l’Algérie qui a insisté après avant et l’accord de Skhirat [accord de paix en Libye signé au Maroc] sur la nécessité de poursuivre le processus de négociation avec une réconciliation nationale. Certains États arabes ont tout fait pour saboter ce processus. Le loup est dans la bergerie.
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MEE : Cet immobilisme ne veut pas dire pour autant qu’en coulisses, les chefs d’État et les monarques ne se parlent pas, ce qui s’apparente à une autre forme de diplomatie active…
HA : Bien sûr, on sait qu’en coulisses, des chefs d’État qui officiellement ne se parlent pas, se rencontrent. On l’a constaté à ce sommet : alors qu’entre l’Égypte et l’Arabie saoudite, le courant ne passait plus, Abdel Fattah al-Sissi s’est entretenu avec le roi Salmane qui l’a invité à Ryad.
L’émir du Koweit, par exemple, considéré comme un sage, qui a réussi une médiation entre l’Arabie saoudite et le Qatar, joue un grand rôle. C’est en coulisses que se fait le travail pour normaliser les relations les plus tendues ou du moins, éviter que certaines questions deviennent problématiques.
MEE : Toutes les grandes organisations interétatiques, comme l’Union européenne (UE), l’OPEP et même l’ONU sont traversées de remises en causes. De quoi cela est-il le symptôme ?
HA : Ce qui se passe dans l’Union européenne [UE] est un déficit démocratique, mais même en temps de crise, elle crée une régulation de ces crises. Elle a une immunité démocratique qui préserve les acquis. Le Brexit, par exemple, est géré de manière démocratique.
Entre États de la Ligue arabe, il y a des Brexits tous les jours ! Mais nous sommes incapables de l’avouer. Car un départ de l’organisation mettrait chaque État devant le fait accompli et devant l’absence même de gouvernance.
Le parallèle avec l’OPEP est intéressant aussi : le cartel a connu un âge d’or mais depuis qu’il s’est politisé, avec le conflit Iran-Arabie saoudite, sa capacité de peser sur les relations internationales, économiques et politiques est en déclin. Il a perdu de l’influence car il a été victime du même virus politique, celui qui fait que chaque État à l’intérieur lutte pour plus d’influence.
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J’ai été frappé de voir la photo de famille du sommet où étaient présentes quinze délégations ! Alors que l’an dernier à Nouakchott, en Mauritanie, pays du Maghreb et pays pauvre, il n’y en avait que neuf. Le roi de Jordanie a été très habile en couplant ce sommet à la visite d’État du roi d’Arabie saoudite, un poids lourd de la région, à la tête d’une coalition arabe au Yémen. Les autres chefs d’État ont bien compris qu’il fallait être présent.
Ce qui prouve que la Ligue arabe ne fédère pas des adhésions aux principes d’une intégration régionale, elle représente un moment où l’on marque un accord ou un désaccord avec une orientation politique donnée. Elle n’est qu’une synthèse d’États. On est loin de l’organisation régionale censée représenter les intérêts du monde arabe et loin du schéma européen.
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