Six ans, six envoyés : le prochain envoyé spécial de l'ONU en Libye peut-il changer la donne ?
Créée immédiatement après la Seconde guerre mondiale pour résoudre les conflits et maintenir la paix mondiale, l’ONU a plus de 70 ans d’existence.
Mais depuis toutes ces décennies, son bilan est loin d’être positif et certains dossiers, le conflit israélo-palestinien entre autres, restent sans solution depuis presque aussi longtemps qu’existe l’ONU.
Il est clair également qu’elle n’a pas réussi à atteindre l’un de ses principaux objectifs : éliminer « le fléau de guerre ». C’est en particulier le cas en Libye, où, après six années de guerre, le sixième envoyé spécial des Nations unies doit être nommé.
Brève histoire
Le premier représentant officiel de l’ONU en Libye fut Adrian Pelt, diplomate hollandais envoyé en 1949 pour superviser la transition entre le système colonial et l’indépendance. Pelt a aidé les Libyens à rédiger une nouvelle Constitution, avant leur déclaration d’indépendance, le 24 décembre 1951, sous un système monarchique dirigé par le roi Idriss Senoussi. L’ONU a continué à offrir une aide essentielle à la nouvelle monarchie libyenne, dans des domaines aussi importants que l’éducation, la santé et le renforcement des institutions.
Pendant les 42 ans de règne de Kadhafi, la construction de l’État établi après l’indépendance s’est arrêtée net, et les institutions bourgeonnantes de la nation ont été entièrement décimées
En 1969, le colonel Mouammar Kadhafi fomenta un coup d’État militaire et accéda au pouvoir en abolissant monarchie et Constitution. Pendant les 42 ans de règne de Kadhafi, la construction de l’État établi après l’indépendance s’est arrêtée et les institutions bourgeonnantes de la nation ont été entièrement décimées.
En 2011, 60 ans après la première participation de l’ONU aux affaires libyennes, l’organisation intervint encore une fois en vue d’aider des Libyens à construire un État sur de solides fondations, afin de concrétiser leurs aspirations.
Immédiatement après le début de la révolution libyenne, le 17 février 2011, Ban ki-Moon, secrétaire général de l’ONU à l’époque, nomma comme envoyé spécial en Libye le diplomate jordanien Abdelelah al-Khatib. Al Khatib devait servir de médiateur entre le Conseil de transition national (NTC), les dirigeants politiques de la révolution et le régime de Kadhafi, pour trouver une résolution paisible au conflit.
Le plus grand défi d’al-Khatib était de persuader Kadhafi de renoncer au pouvoir absolu et d’accepter la volonté du peuple à la faveur d’une transition politique paisible. Ses tentatives échouèrent puisque Kadhafi resta inflexible, réprima le soulèvement et s’accrocha au pouvoir.
Le 26 avril 2011, à peine quelques semaines après avoir fait d’al-Khatib son représentant spécial, Ban ki-Moon nomma alors le militant des droits de l’homme britannique, Ian Martin, conseiller spécial sur la Libye, avec pour mission de commencer la planification post-conflit, en collaboration avec al-Khatib. En août 2011, quand la capitale, Tripoli, tomba – et avec elle le régime de Kadhafi –, Martin « accepta d’amorcer la présence des Nations Unies en Lybie, tout en précisant qu’il resterait pour une période limitée, convaincu qu’il était que cette mission exigeait un locuteur arabe ». Plusieurs semaines plus tard, Martin arriva à Tripoli et assuma la charge d’installer la Mission de soutien de l’ONU en Libye (UNSMIL), toujours en fonction à ce jour.
Martin et al-Khatib s’étaient partagés les rôles. Si la médiation conduite par al-Khatib avait pris l’ampleur d’une négociation détaillée sur la transition politique, cette répartition aurait fonctionné. Mais en février de 2012, Khatib donna sa démission tandis que Martin resta à la tête de l’UNSMIL.
Les premières élections post-Kadhafi, en 2012, avaient été prématurées, affirme Mitri. Comment tenir des élections alors que les armes prolifèrent et en l’absence d’institutions ?
Comme s’il avait pris en compte l’avis de Martin, Ban ki-Moon le remplaça en octobre 2012 par Tarek Mitri, un universitaire libanais fort d’une expérience gouvernementale de niveau ministériel et, surtout, qui maîtrisait l’arabe. Mitri poursuivit le travail initié par Martin, en acquérant rapidement une compréhension profonde et exhaustive de la dynamique et des défis libyens.
Début 2014, Mitri essaya de négocier un accord inclusif de partage du pouvoir, associant toutes les forces politiques principales du pays. Ce fut une importante proposition visant à éviter un conflit armé, inévitable entre parties adverses avides du pouvoir et des richesses, mais son idée n’obtint pas le soutien escompté de certains acteurs clés.
Des sources fiables ont prétendu à l’époque que laïcs et libéraux refusaient de partager le pouvoir avec les islamistes (ce que Mitri avait proposé) tant ils étaient sûrs de remporter les élections législatives de juin de 2014.
Plusieurs mois plus tard, lors d’un entretien avec le quotidien arabe Al-Hayat, Mitri fit le bilan de son travail en Libye et rendit compte, avec la plus grande franchise, de certaines de ses erreurs. Les premières élections post-Kadhafi, en 2012, avaient été prématurées, concéda-t-il. Comment tenir des élections alors que les armes prolifèrent et en l’absence d’institutions ? On s’était focalisés sur les élections, ce qui avait fait passer au premier plan la lutte pour le pouvoir, au détriment du renforcement de l’État, alors qu’on aurait dû faire l’inverse, avoua-t-il.
Les frustrations de Mitri étaient claires et ses mises en garde contre une guerre civile inévitable eurent tôt fait de se concrétiser, quand, à l’été 2014, plusieurs conflits armés éclatèrent à l’est à Benghazi, et à l’ouest à Tripoli. Pour des raisons de sécurité, l’UNSMIL fut immédiatement contrainte d’évacuer la capitale et d’installer une base dans la Tunisie voisine.
De la construction de l’État à l’établissement de la paix
Le rôle de l’UNSMIL avait désormais radicalement changé. Il ne s’agissait plus d’aider la transition vers la démocratie et de mettre en place de nouvelles institutions publiques mais d’œuvrer au rétablissement de la paix et à la résolution des conflits. Cela mena à nouveau à un changement : Mitri fut remplacé par Bernardino León, diplomate espagnol bien ancré dans le paysage politique.
León prit le relais en août 2014 et s’attela tout de suite à lancer un nouveau processus inclusif de dialogue politique. Dès début septembre de nouvelles négociations furent entamées dans la ville libyenne de Ghadames, à la frontière algéro-libyenne. Le nouveau processus fut très mouvementé, et plusieurs processus parallèles se déroulèrent dans divers pays arabes et européens.
J’ai pu constater que León était un politicien perspicace, très habile à jeter des ponts entre des acteurs politiques opposés et à les rapprocher
Ce processus culmina avec la signature de l’accord de Skhirat, au Maroc, le 17 décembre 2015. Cependant, León n’a pas vu le résultat final de ses efforts : il démissionna deux mois plus tôt, victimes d’allégations l’accusant d’avoir été sensible à l’influence des Émiratis qui lui auraient offert un poste très bien payé aux Émirats dès la conclusion de sa mission d’envoyé spécial en Libye.
L’envoyé actuel de l’ONU en Libye, Martin Kobler, diplomate allemand, fut nommé fin octobre 2015 et prit son poste un mois plus tard. Pour garantir que le travail considérable effectué par León se matérialise, la tâche la plus urgente de Kobler fut de superviser la mise en œuvre sur le terrain de cet accord politique et de transformer une Libye en guerre en un pays en paix.
On avait toutes les bonnes raisons de craindre que la guerre civile en Libye pourrait mener à une partition du pays, et l’accord de Skhirat offrait aux Libyens l’espoir de retrouver leur unité, grâce au nouveau Gouvernement d’union nationale (GNA).
J’ai rejoint le dialogue politique libyen en mars 2015 et eu des contacts directs avec León et Kobler. J’ai pu constater que León était un politicien perspicace, très habile à jeter des ponts entre acteurs politiques opposés et les rapprocher, atout crucial à cette phase du dialogue.
Kobler s’est montré extrêmement énergique, instillant un sentiment d’urgence à la résolution des nombreux obstacles qui se présentèrent lors de la mise en place de l’accord. Cependant, bien que Kobler ait apporté un sentiment d’optimisme et œuvré à impliquer toutes les parties prenantes au conflit, il n’a toujours pas réussi à obtenir l’application de l’accord.
Soumise à d’incontestables pressions de la part d’Israël, la nouvelle administration Trump a rapidement mis son véto à la nomination de Fayyad
Parmi les obstacles à la mise en œuvre de l’accord : la réticence du parlement de Tobrouk (la Chambre des députés) à ratifier l’accord parce qu’il tenait plutôt à imposer plusieurs changements au préalable, l’insistance des pays arabes à enjoindre leurs mandataires en Libye de ne rien lâcher, le refus du général Khalifa Haftar de signer avant d’avoir obtenu des garanties sur son rôle en Libye, et enfin, la ferme opposition des islamistes à Tripoli.
Six ans, six envoyés
La Libye se prépare désormais à recevoir un nouvel envoyé spécial de l’ONU en Libye : c’est la sixième fois au cours de ces années.
Début février, le nouveau secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a, dans une lettre au Conseil de Sécurité, présenté son projet de faire de l’ancien Premier ministre palestinien, Salam Fayyad, économiste et technocrate palestinien très respecté, son représentant spécial pour la Libye. Soumise à d’incontestables pressions de la part d’Israël, la nouvelle administration Trump a rapidement mis son véto à la nomination de Fayyad.
La nomination d’un nouvel envoyé spécial en Libye, arabe ou pas, ne changera probablement pas grand-chose
On aurait gagné à se souvenir du conseil d’un des envoyés spéciaux précédents, Ian Martin : confier ce rôle à un locuteur arabe car, lors des longues réunions de dialogue, cela aurait au moins permis de ne pas perdre la moitié du temps en traductions.
Fayyad, ou un envoyé arabe du même calibre, fera gagner sur les deux tableaux : la compréhension de la culture et des sensibilités sociales locales ainsi que connaissance de la façon dont les dimensions internationales influencent la Libye et sa région.
Mais dans tous les cas, la nomination d’un nouvel envoyé spécial en Libye, arabe ou pas, ne changera probablement pas la donne. Le plus souvent, les envoyés spéciaux de l’ONU ne maîtrisent pas les facteurs essentiels à la réussite de leur mission : l’interférence en Libye d’autres pays, et les ressources financières et logistiques à leur disposition – le plus souvent limitées.
Rétablir la paix et la stabilité en Libye relève d’un défi, entravé, principalement, par les parties libyennes – enfermées dans leurs conflits et hermétiques à transiger pour entamer une authentique réconciliation pour parvenir au consensus. Cet effort est aussi contraint par des acteurs extérieurs aux interférences préjudiciables, ainsi que des stratégies régionales et internationales aux objectifs contradictoires.
La qualité de l’action de l’ONU ne saurait être supérieure à celle des pays qui la composent et elle ne réussira que dans la mesure où les acteurs les plus puissants et influents acceptent de s’aligner et manifestent la volonté de se mettre d’accord et mettre en œuvre des solutions communes.
- Guma El-Gamaty, universitaire et homme politique libyen, est à la tête du parti Taghyeer en Libye et membre du processus de dialogue politique libyen soutenu par l’ONU.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : En haut de gauche à droite : Abdelelah al-Khatib, Ian Martin et Tarek Mitri. En bas, de gauche à droite : Bernadino León, Martin Kobler (toutes les photos proviennent de l’AFP)
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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