Au Liban, les bédéistes n’ont pas dit leur dernier mot
En 2007, des jeunes passionnés lancent à Beyrouth Samandal, une association sans but lucratif dédiée à la publication de revues de bande dessinée au Liban et dans le reste du monde. Depuis dix ans, le collectif lutte à sa manière contre la censure et les préjugés qui pèsent encore trop souvent sur la bande dessinée.
« Al-samandal [la salamandre] vit entre deux mondes, la terre et la mer. Ainsi en est-il de la revue, qui vit elle aussi entre deux mondes, le texte et l’image, les beaux-arts et les arts populaires, le traditionnel et l’expérimental », peut-on lire sur le site du collectif.
Il y a quelques années seulement, au Liban, le neuvième art était encore assez méconnu du grand public et/ou limité aux rayons jeunesse. Depuis dix ans, outre la publication de BD collectives, Samandal organise de nombreux ateliers, des échanges internationaux et des conférences afin de se professionnaliser et de créer de véritables réseaux.
Faire découvrir la bande dessinée alternative aux Libanais
Nous avons rencontré Lena Merhej, l’une des membres de l’équipe éditoriale du collectif, dans son appartement de Geitawi à Beyrouth. Son amour pour la bande dessinée remonte à l’enfance. C’est à travers les revues Samir et Spiderman qu’elle découvre le neuvième art. Après ses études de graphisme au Liban, elle se rend à New-York pour poursuivre un master en « design and technology ». Aux États-Unis, elle découvre la bande dessinée pour adultes à travers (entre autres) Art Spiegelman et Chris Ware. C’est la révélation.
« On a financé le premier numéro nous-même. On ne pensait pas qu’on allait continuer mais tous les numéros sont partis, ça nous a donné du courage »
- Lena Merhej, l'une des fondatrices de Samandal
En 2007, à Beyrouth, la jeune femme fonde Samandal avec Omar Khouri, Hatem Imam, Tarek Nabaa et Fadi Baqi. « On voulait un espace pour publier de la bande dessinée. On voulait apprendre. Très peu de gens étaient publiés à ce moment-là, en fait, il n’y avait pas d’endroit pour les publier. On a financé le premier numéro nous-même. On ne pensait pas qu’on allait continuer mais tous les numéros sont partis, ça nous a donné du courage. »
Sous le coup de la censure
Malheureusement, au Liban, on ne peut pas dire ce qu’on veut et certainement pas à propos de religion. Le pays fait figure d’espace de liberté dans la région mais la réalité est nettement plus complexe. La censure a bien failli définitivement anéantir le collectif.
En 2009, paraît le 7e numéro de Samandal, intitulé « La Revanche », co-édité par L'employé du Moi, maison d’édition installée en Belgique. Quatre mois plus tard, trois des quatre membres de l’équipe éditoriale de ce numéro sont poursuivis pour incitation à la discorde confessionnelle, atteinte à la religion, publication de fausses informations, diffamation et calomnie.
L’objet du scandale ? Deux dessins. Le premier de l’auteur français Vallfret, montre un centurion romain qui après avoir eu une relation homosexuelle avec un légionnaire, le tue et fait porter le chapeau aux premiers chrétiens. Il lance à l’un d’entre eux, crucifié : « C’est toi qui es pédé ! ».
Le deuxième dessin est de Lena Merhej, elle a illustré au sens littéral des expressions courantes du dialecte libanais dont « Yahreek dinak », « que Dieu brûle ta religion », en représentant un prêtre et un imam en train de prendre feu. En fait, la question de la religion n’est abordée que de manière marginale dans ces planches, qui traitent sur le mode de la satire de sujets complètement différents.
« Le pire effet de la censure n’est pas de recevoir une amende, mais le fait de s’autocensurer pour éviter de recevoir une amende »
- Rana Saghieh, avocate de Samandal
Au bout de cinq longues années de procédure entachées d’irrégularités, fin 2015, le verdict tombe : chaque accusé se voit infliger une amende de près de 6 000 euros – 18 000 au total – ou, à défaut de paiement, à une peine de deux ans et neuf mois de prison.
Cette accusation met alors en question la survie de la publication. « Il fallait dissoudre l’organisation. C’était une énorme dette. On a vécu une période très difficile », explique à MEE Lena Merhej. Armés d’espoir et de détermination, les dessinateurs s’engagent dans une campagne de financement pour sauver le collectif. « Beaucoup d’artistes nous ont aidés, même [le bédéiste] Joe Sacco », confie la jeune femme.
Jeunesse, poésie et sexualité
En avril 2016, Samandal organise un colloque à l’Université américaine du Liban (LAU) de Beyrouth sur le thème « BD et censure ». Rana Saghieh, avocate de Samandal qui travaille sur la liberté artistique au Liban, expliquait alors que les artistes libanais doivent faire face à une recrudescence de cas de censure.
« Le pire effet de la censure n’est pas de recevoir une amende, mais le fait de s’autocensurer pour éviter de recevoir une amende », avançait-elle alors. Elle insistait sur l’importance des médias et de l’opinion publique pour endiguer le problème. En parler, transgresser les limites, dénoncer sembleraient être les seules possibilités pour que la liberté d’expression l’emporte sur l’obscurantisme.
Les Libanais sont nés dans un pays où la censure est une réalité, telle une épée de Damoclès qui menace leur existence. « On a perdu le procès, on n’a plus envie de revivre ça. C’est évident que maintenant, il y a de l’autocensure qui s’installe, même de manière indirecte », explique Barrack Rima, un membre du collectif vivant entre Bruxelles et Beyrouth.
Dans le dernier numéro de Samandal paru en novembre 2016, « Ça restera entre nous », le thème de la sexualité est décliné sur différents tons au fil des pages. Les artistes se sont rendus en résidence à Marseille pour réfléchir à la manière d’écrire et de dessiner cette thématique. Pour le lancement, Lena Merhej a choisi un cadre plus formel, en exposant les planches dans une galerie afin de garder la censure à distance. Malgré les appréhensions, le numéro n’a pas été incriminé.
Un futur prometteur
La benjamine de l’équipe, Raphaëlle Macaron, 27 ans, est en train de finaliser le prochain numéro autour de l’utopie, qui sortira à l’automne. « C’est le numéro qui coïncide avec les dix ans. Le thème colle bien avec cette célébration après tout ce qu’il s’est passé, c’est très inspirant. »
L’équipe éditoriale est aujourd’hui formée de Lena Merhej, Barrack Rima, Joseph Kai et Raphaëlle Macaron. « Il y a de plus en plus de BD au Liban et il y a plus de gens intéressés par la bande dessinée. Ce n’est plus quelque chose de marginal », se réjouit Lena Merhej.
« Nous avons sans doute contribué à créer une conscience adulte de la bande dessinée », explique Barrack Rima.
« Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est acquis… On remarque que les revues Samandal sont encore classées dans les rayons jeunesse des librairies alors qu’il est écrit + de 18 ans sur la couverture ironise Raphaëlle Macaron, cependant, la sensibilité a évolué, le public a grandi. »
Samandal a par ailleurs été nominé pour le prix de la BD alternative au dernier festival d’Angoulême.
Le monde arabe a la cote
Le succès du collectif libanais semble en inspirer plus d’un dans le monde arabe. Partout, des projets de BD prennent forme : TokTok en Égypte, lab619 en Tunisie ou Skefkef au Maroc. En Égypte, le Cairo Comics fêtera en septembre sa troisième édition.
Autre signe d’un changement dans les mentalités, depuis quelques années, des formations en bande dessinée sont dispensées dans les universités libanaises. Les jeunes ne sont donc plus obligés de quitter le pays pour se former.
« En partie à cause de ce qu’il se passe dans la région, il y a un énorme intérêt pour la BD du monde arabe à l’étranger, alors autant en profiter »
- Raphaëlle Macaron, membre de l'équipe éditoriale
La nouvelle équipe éditoriale souhaite tourner le projet en maison d’édition : « Il faut encourager les gens à faire de la BD en créant une structure qui permette aux auteurs de vraiment en faire un métier sans devoir quitter la région », avance la benjamine.
La bande dessinée du monde arabe connaît un succès grandissant en Europe et, à en croire la fine équipe, ce n’est que le début. « En partie à cause de ce qu’il se passe dans la région, il y un énorme intérêt pour la BD du monde arabe à l’étranger, alors autant en profiter », conclut en riant Raphaëlle Macaron.
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