3 juillet : la fin d’une révolution et le début d’une autre
Ce n’est pas un hasard si le Qatar avait jusqu’au 3 juillet pour se conformer aux treize exigences de l’Arabie saoudite, date du quatrième anniversaire du coup d’État militaire en Égypte qui a évincé le premier président démocratiquement élu du pays.
Le lien entre ces deux dates a été explicitement établi par les propagandistes des régimes saoudien et émirati. Le 2 juillet, Dhahi Khalfan Tamim, l’ancien chef de la police de Dubaï, a tweeté : « Morsi a été évincé un 3 juillet. Le Qatar sera évincé un 3 juillet. Coïncidence ? »
La semaine précédente, Abdulrahman al-Rasheed, ancien directeur général de la télévision saoudienne Al Arabiya, avait écrit à propos du Qatar : « Il menace et prévient que cette confrontation sera similaire à ce qui s’est passé dans la “tente de Safwan” [où les États-Unis ont décidé des termes du retrait irakien du Koweït en 1991] mais nous craignons pour Doha car cela pourrait ressembler à la “place Rabia”. »
Quand un allié commet des actes comme le massacre de la place Rabia al-Adawiya en août 2013, qui « s’apparente vraisemblablement à des crimes contre l’humanité » – ce sont les mots de Human Rights Watch pas les miens –, la réaction normale consiste à prendre ses distances.
Cependant, nous ne sommes pas en temps normal. Non seulement les sponsors du coup d’État en Égypte se vantent de ce qui s’est passé, mais menacent également de recourir à la même tactique contre leur désobéissant voisin du Golfe.
Ils sont devenus ivres de pouvoir. S’ils brandissent un gros bâton, ils s’attendent à ce que tout le monde batte en retraite. Bahreïn l’a fait. Le Qatar, jusqu’à présent, ne l’a pas fait.
Dernier chapitre
Le 3 juillet 2013 a constitué un événement crucial pour toutes les parties. Pour la jeunesse et les forces qui ont renversé deux dictateurs en Tunisie et en Égypte, ce fut un coup de force.
Pour les monarchies du Golfe qui ont financé Abdel Fattah al-Sissi, ce fut le début de la contre-révolution qui renforcerait leur pouvoir absolu, renverrait les élections libres ou toute forme de responsabilité parlementaire à la prochaine décennie et leur laisserait leur richesse.
La tentative de coup d’État en Turquie l’année dernière et la campagne contre le Qatar aujourd’hui ne marquent rien de moins que le dernier chapitre d’une opération commencée il y a quatre ans
La tentative de coup d’État en Turquie l’année dernière et la campagne contre le Qatar aujourd’hui ne marquent rien de moins que le dernier chapitre d’une opération commencée il y a quatre ans.
Le Qatar a soutenu l’opposition politique en Égypte et ailleurs dans la région. Il a donné une voix au Printemps arabe à travers la couverture médiatique d’Al Jazeera. Faire taire le Qatar est donc essentiel au succès de l’ensemble de l’opération initiée il y a quatre ans. C’est la raison du blocus et des sanctions d’aujourd’hui.
Plus l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte insistent sur le fait que leur campagne consiste à mettre un terme au financement du terrorisme, plus on trouve d’exemples de la collusion de leurs États avec al-Qaïda et le groupe État islamique (EI), preuves qu’ils sont désormais désireux de balayer sous le tapis.
J’ai déjà écrit au sujet de la libération par le prince saoudien Bandar ben Sultan de 1 239 détenus condamnés à mort, à la condition qu’ils « se rendent en Syrie faire le djihad », selon un document du ministère saoudien de l’Intérieur daté du 17 avril 2012.
Mercredi, Middle East Eye a publié des documents de l’ONU, en date du 3 février dernier, dans lesquels l’Égypte a bloqué une proposition américaine visant à ajouter des entités de l’EI en Arabie saoudite, au Yémen, en Libye et en Afghanistan-Pakistan à la liste des groupes sanctionnés par l’ONU. Elle l’a bloquée à nouveau en mai.
Comme l’a expliqué Madawi al-Rasheed, professeure invitée au Middle East Centre du LSE, il s’agissait d’un « cas classique » : l’Arabie saoudite ne voulait pas attirer l’attention sur son propre problème de terrorisme.
Faire revenir Moubarak
Il y a quatre ans, les Égyptiens qui sont descendus dans les rues le 30 juin 2013 pour exiger la démission de Morsi considéraient l’armée et Sissi comme une source de stabilité. Aujourd’hui, cependant, l’Égypte est plus instable, plus faible et plus pauvre.
Quand on demande désormais de faire revenir Moubarak – ou plutôt son fils Gamal – ce n’est pas ironique
Entre 30 % et 40 % du pays vit avec 2 dollars par jour ou moins. En mai, l’inflation a atteint 30 %, au plus haut depuis trente ans. Les prix des carburants ont augmenté de 200 % en trois ans. Le 3 juillet 2013, le dollar américain valait moins de six livres égyptiennes. Aujourd’hui, il en vaut plus de 18. Même le taux de chômage officiel – 12,4 % – grimpe en flèche, et le taux réel est beaucoup plus élevé.
Tout cela alors que le pays a reçu au moins 50 milliards de dollars de trois États du Golfe (Arabie saoudite, Émirats arabes unis et Koweït) et un package de 12 milliards de dollars supplémentaires de la part du FMI.
Quatre ans plus tard, le coût humain de la poigne de fer de Sissi est élevé. Voici un aperçu de sa répression, dressé à partir de chiffres tirés de l’Organisation arabe pour les droits de l’homme : 2 934 exécutions extrajudiciaires, 58 966 détentions arbitraires dont plus de 1 000 de mineurs ; 30 177 condamnations judiciaires ; 6 863 procès militaires ; 8 exécutions pour des motifs politiques ; 11 autres personnes dans le couloir de la mort. Au Sinaï, 3 446 civils ont été tués et 5 571 arrêtés, et plus de 2 500 maisons ont été démolies pour établir une zone tampon à la frontière avec Gaza.
Beaucoup de ceux qui ont soutenu Sissi dans son coup d’État contre Morsi ont fui en exil ou ont été emprisonnés. Le clivage entre les forces laïques et les forces islamistes qui ont rempli la place Tahrir, clivage qui s’était particulièrement renforcé pendant le mandat de Morsi, a perdu toute importance aujourd’hui car toutes deux ont rejoint les rangs des opprimés politiques. Lorsque l’Égypte a bloqué l’accès à 21 sites web, le journal indépendant de gauche Mada Masr était notamment l’un d’entre eux. Ce n’était pas un partisan de la confrérie.
L’ennemi de l’État aujourd’hui est un célèbre avocat des droits de l’homme, Khalid Ali, qui s’est mis sur le devant de la scène en défendant une affaire en janvier contre le projet du gouvernement de transférer deux îles inhabitées de la mer Rouge à l’Arabie saoudite. Il a été arrêté pour « offense à la décence publique », de même que huit membres de son parti Pain et liberté pour « abus des réseaux sociaux afin d’inciter au soulèvement contre l’État » et « insulte contre le président », selon le conseiller juridique du parti.
Quand on demande désormais de faire revenir Moubarak, ou plutôt son fils Gamal, ce n’est pas ironique. On se souvient de Moubarak comme d’un oligarque compétent par rapport à un Sissi vénal, stupide et aux mains tâchées de sang.
L’autre pan de l’histoire
Aujourd’hui, l’Égypte est à genoux, si affaiblie par une mauvaise administration qu’elle pourrait ne jamais s’en remettre. Mais ce n’est qu’un pan de l’histoire.
La principale ligne de faille dans le monde arabe, que les soulèvements de 2011 n’ont pas su surmonter, résulte de la répartition des richesses. À l’exception de l’Irak et de l’Algérie riches en pétrole, tous deux paralysés par le clientélisme et la corruption, la richesse est d’un côté du monde arabe tandis que les masses sont de l’autre. Le Printemps arabe était condamné par l’absence d’investissement de la partie riche du monde arabe dans son peuple. Cela se ressent aussi vivement aujourd’hui qu’en 2011.
La question centrale que le gouvernement américain s’est posée sur son allié saoudien : combien au juste peut-on tirer de la maison des Saoud ?
Observer les pays arabes les plus riches, c’est être horrifié par l’argent qu’il y a et pour qui il est dépensé. Le classement des fonds souverains révèle une chose intéressante. Tout d’abord, il existe une richesse immense – le fonds des richesses souveraines du CCG s’élève à 2,8 milliards de dollars. Avec 320 milliards de dollars, le Qatar est un acteur modeste, bien que sa population soit très peu nombreuse. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Koweït et Bahreïn ont des actifs évalués à 2,53 milliards de dollars.
En regardant de plus près, il y a quelque chose qui n’a pas de sens concernant la taille relative de ces fonds. Les fonds détenus par six fonds souverains émiratis s’élèvent à un peu moins de 1,3 milliard de dollars tandis que les deux principaux fonds saoudiens sont évalués à 679 milliards de dollars, soit seulement la moitié. On s’attendrait à ce que ce soit l’inverse. Cinq familles élargies du Moyen-Orient possèdent environ 60 % du pétrole mondial et la famille Saoud en contrôle plus d’un tiers.
Suivre l’argent saoudien
Il s’agit d’un casse-tête et la réponse se trouve peut-être dans le trou noir de la comptabilité de l’État saoudien, sur laquelle les avocats de la bourse de New York et de Londres auront intérêt à enquêter maintenant que jusqu’à 5 % d’Aramco, la compagnie pétrolière nationale saoudienne, va être mis en vente.
En 2003, Robert Baer, un ancien agent de la CIA qui a écrit un livre sur le sujet, a estimé que la famille comptait 30 000 personnes dont, avait-il noté alors, entre 10 000 et 12 000 recevaient des émoluments royaux allant de 800 dollars à 270 000 dollars par mois. Ces chiffres ont quatorze ans et auraient considérablement augmenté depuis.
D’énormes sommes d’argent disparaissent des coffres de l’État saoudien –133 milliards de dollars annuellement en moyenne
Le coût du financement de la famille Saoud aujourd’hui peut être entraperçu à travers les chiffres des recettes publiques fournis par l’annuaire de l’Autorité générale des statistiques (GAS). Dans son examen de ces chiffres, qui semblent changer constamment comme par magie, l’Arab Digest a affirmé en mai que d’énormes sommes d’argent disparaissaient des caisses de l’État – une moyenne de 133 milliards de dollars annuellement.
La transparence requise aux bourses de New York et de Londres concernant la vente à venir d’actions d’Aramco met en évidence de manière inopportune la question centrale que le gouvernement américain s’est posée sur son allié saoudien – combien au juste peut-on tirer de la maison des Saoud ?
Taxer les travailleurs étrangers
Ils ne dépensent certainement pas cet argent pour leur population et ils cherchent d’autres sources de revenus, comme les travailleurs étrangers. Quelque 11 millions de travailleurs étrangers seront contraints de payer à l’avance pour que les personnes à leur charge puissent vivre dans le pays, condition pour obtenir leur visa d’entrée. Chaque étranger paiera 319 dollars pour chaque personne à sa charge cette année, somme qui passera à 1 070 dollars d’ici 2020.
Contrairement au cliché, la plupart d’entre eux ne sont pas de riches expatriés britanniques, mais des travailleurs peu rémunérés du monde arabe et du sous-continent indien. Plutôt que de payer ces sommes, ils renverront leurs familles au pays, tout comme leurs salaires. L’État saoudien y perdra deux fois.
Les actifs extérieurs nets ont diminué de 36 milliards de dollars au premier trimestre de cette année et sont passés de 737 milliards de dollars en août 2014 à 529 milliards de dollars en décembre 2016.
Cela témoigne d’une corruption à grande échelle et suggère que les caisses de l’État sont des fonds hémorragiques ayant pour vocation de permettre à la famille royale de conserver le style de vie auquel elle s’est habituée.
La révolution se profile
Maintenant, imaginez qu’en 2011, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, les pays les plus riches du monde arabe, aient pris une décision différente. Imaginez qu’au lieu d’investir dans une contre-révolution et dans une autre décennie de répression, ils aient choisi d’investir dans la démocratie et le peuple.
Pour une culture qui utilise fréquemment le mot frère, la fraternité manque à l’appel
Imaginez que lorsque les gouvernements ont été élus après les premières élections libres que la région a connues, ils n’ont pas eu besoin de conférences de donateurs. Ni d’un plan Marshall. L’argent était déjà là. Il suffisait qu’une partie du monde arabe croie et investisse dans l’autre partie. Pour une culture qui utilise fréquemment le mot frère, la fraternité manque à l’appel.
Les Saoudiens se sont engagés à dépenser jusqu’à 500 milliards de dollars pour acheter des armes aux États-Unis. Donald Trump en est très reconnaissant, à tel point qu’il a réduit l’aide à la Tunisie, le seul État arabe où il y a de véritables élections, un véritable parlement et une démocratie qui fonctionne, bien qu’elle soit vacillante. La Tunisie manque désespérément d’investissements étrangers. Au lieu d’obtenir un montant négligeable de 177 millions de dollars, elle recevra désormais une somme dérisoire de 54,4 millions de dollars. L’aide américaine aux régimes autocratiques d’Égypte et de Jordanie ne diminue que légèrement, alors qu’Israël continue d’obtenir ses 3,1 milliards de dollars. Comme expression des valeurs américaines sous Trump, ces chiffres sont difficiles à battre.
Les riches et les puissants ont préféré investir dans la répression. Quatre ans plus tard, des millions de sunnites sont devenus des sans-abri. Mossoul, la deuxième ville d’Irak, est en ruines. Le choléra s’est déclaré au Yémen, à la porte de l’Arabie saoudite. Dévasté par une guerre de 27 mois menée par la coalition saoudienne, le pays compte au moins 10 000 personnes tuées, 3,1 millions de personnes déplacées à l’intérieur et 14,1 millions de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire.
À LIRE : Yémen, une nation détruite par l’agressivité de ben Salmane
Est-ce que ce carnage rend la frontière sud du royaume plus sûre ? Les Yéménites se sentent-ils redevables aux Saoudiens après ce qu’ils ont connu ?
Il en va de l’Égypte comme de la région dans son ensemble. Là où les Saoudiens et les Émiratis semblent victorieux, ils sèment les graines d’une nouvelle vague révolutionnaire de proportion colossale. Cette fois, elle ne sera pas basée sur la démocratie, l’État de droit et la non-violence. Elle ne sera pas non plus limitée ou contrôlable. Mais elle viendra.
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : (de gauche à droite) le ministre saoudien des Affaires étrangères, Adel al-Joubeir, le ministre des Affaires étrangères des Émirats arabes unis, Abdallah ben Zayed al-Nahyane, le ministre égyptien des Affaires étrangères Sameh al-Shoukry et le ministre bahreïni des Affaires étrangères Khalid ben Ahmed al-Khalifa, au Caire le 5 juillet (Reuters).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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