France : contre les discriminations, les femmes voilées choisissent de créer leur entreprise
PARIS – Les candidats perçus comme musulmans ont trois fois moins de chance d’obtenir un entretien d’embauche. C’est ce qu’indique une enquête menée en octobre 2015 par l’Institut Montaigne (think tank), intitulée « Discrimination religieuse à l’embauche, une réalité » relevant que « les discriminations dramatiques constatées sur le marché de l’emploi ne sont qu’un reflet de celles présentes dans l’ensemble de la société ».
Si le port du voile apparaît comme une problématique sociétale depuis la fin des années 1980 (affaire de Creil en 1989), les récents attentats terroristes qui ont touché la France et l’Europe ont renforcé le regard négatif porté sur l’islam en France ces dernières années. L’entreprise, comme microsociété, est ainsi devenu un espace dans lequel le fait religieux fait désormais débat.
« Le chef d’entreprise est soumis à deux principes, la liberté et la non-discrimination »
- Séfora Slimani, juriste
Si la loi est claire dans le secteur public, où la laïcité impose aux fonctionnaires de ne pas arborer de signe d’une quelconque appartenance religieuse, dans le secteur privé la situation est régie par deux principes fondamentaux maintes fois rappelés dans diverses décisions de justice ces dix dernières années, au niveau national comme au niveau européen.
« La règle est que cela ne doit pas perturber le travail et le fonctionnement dans l’entreprise. Le chef d’entreprise ne peut pas interdire la pratique religieuse si elle ne porte pas atteinte à la tâche à accomplir ou au but à poursuivre », rappelle à Middle East Eye Séfora Slimani. Cette juriste et doctorante en droit prépare à Lyon une thèse sur le fait religieux dans l’entreprise.
« Les sanctions ou restrictions doivent être proportionnelles aux buts. On ne peut pas dire dans un règlement intérieur que le voile ou la kippa sont strictement interdits. Car le chef d’entreprise est soumis à deux principes, la liberté et la non-discrimination »
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Elle explique également que l’entreprise fonctionne comme une microsociété et le chef d’entreprise doit se placer au-dessus de la mêlée. « Il doit permettre l’apaisement et gérer les convictions et sensibilités différentes qui peuvent être antagoniques. Par exemple une employée féministe face à une femme voilée. Il y a à ce niveau-là un vide juridique, et c’est au chef d’entreprise de gérer la situation. C’est ce que rappelle la loi El Khomri sur le travail, privilégiant des négociations collectives à l’échelon de l’entreprise » poursuit la doctorante.
L’entreprise, reflet de la société
La France est signataire de conventions internationales qui garantissent la liberté de culte. Quant à la loi de 1905 qui instaure la laïcité, celle-ci est pensée comme une émancipation de l’État face au poids de l’Église, omniprésente au sein des groupes sociaux au début du XXe siècle.
La laïcité est présentée alors comme une libération du citoyen dans la mesure où celui-ci dispose d’une liberté de pratique et de croyance. L’État quant à lui se veut neutre et n’intervient dans les affaires religieuses que pour aider à son organisation.
Cependant, un siècle plus tard, la société française est traversée par de nombreux bouleversements et questionnements. L’islam, sortie des espaces dans lesquels il était relégué, le plus souvent en banlieue, suscite à nouveau la controverse, une fois arrivé dans la sphère publique. L’entreprise n’étant que le reflet de la société et des courants qui la traverse.
« Ces dernières années, les Directeurs de ressources humaines [DRH] sont confrontés à la question de la confession sur le lieu de travail, directement liée à une mutation de la société française. Une question qu’ils tentent de gérer. Aujourd’hui il faudrait parler de directeur des relations humaines plus que des ressources humaines », ajoute Séfora Slimani.
La loi El Khomri introduit le principe de neutralité mais elle reste floue à ce propos
De plus en plus d’entreprises tentent de trouver des solutions en se tournant notamment vers l’élaboration de chartes de la laïcité, sortes de codes déontologiques moins contraignants.
« Le droit ne peut pas être déconnecté de la réalité. Le législateur, depuis un certain temps, a oublié qu’il légifère pour la société. On ne légifère pas pour le moment présent. Il est devenu un communicant qui ne voit pas les conséquences de ses décisions. Il y a des garde-fous comme la liberté et la non-discrimination. La loi El Khomri introduit le principe de neutralité mais elle reste floue à ce propos. C’est à l’entrepreneur de trouver des solutions. Notamment au sein du règlement intérieur de l’entreprise qui doit être élaboré en concertation avec les employés », conclut la spécialiste du fait religieux dans l’entreprise.
Femmes entrepreneures et musulmanes
Malgré une réflexion qui s’amorce ces dernières années au sein des entreprises, les discriminations à l’égard du voile persistent. Moins d’un employeur sur deux est ouvert au port du voile selon cette autre enquête réalisée au printemps 2015 par l’agence de consulting In Agora, spécialisée dans le fait religieux, dans laquelle la parole est donnée à 250 femmes musulmanes de région parisienne par un cabinet d’étude privé.
De fait, de plus en plus de femmes tentent de trouver des voies alternatives pour concilier pratiques religieuses et vie professionnelle.
« Je n’ai jamais eu de problème avec mes clients. Pour eux, avec ou sans voile, c’est pareil »
- Kalthoum B
Kalthoum B, jeune maman trentenaire, est décoratrice d’intérieur en région lyonnaise. Lorsqu’elle a créé son entreprise, il y a quelques années, elle portait déjà le voile : « Je n’ai jamais eu de problème avec mes clients. Pour eux, avec ou sans voile, c’est pareil. J’ai alors compris que je devais être et rester chef d’entreprise. J’ai retourné la situation à mon avantage. Le voile n’est pas forcément un obstacle. Ça oblige à ne pas être oisif et à travailler pour rester indépendante en se bougeant et créant son propre emploi », confie-t-elle.
Si pour elle, l’entrepreneuriat a été la solution, elle reconnaît qu’être une femme voilée qui travaille n’est pas aisée pour toutes.
« J’ai une amie infirmière à domicile qui porte le voile. Lorsqu’elle doit se rendre seule chez des patients, elle est parfois terrifiée. Elle a peur de ne pas savoir sur qui elle va tomber. Elle a très peur d’être agressée. C’est un sujet qui fait mal. Elle refuse catégoriquement d’en parler ».
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Pour Zeyneb L., assistante maternelle, également à son compte, les expériences malheureuses en lien avec son voile se sont déjà produites dans le cadre du travail. Elle fait le choix de rester professionnelle en toutes circonstances et de répondre par l’humour à des remarques ou à des actes qu’elle ressent comme étant de l’islamophobie.
« Dans mon travail j’ai eu affaire deux fois à des parents compliqués. La première fois, j’étais au téléphone avec le papa, tout se passait bien. Puis arrivé devant chez moi, j’ouvre la porte et là, il me dit : ‘’Ha mais vous êtes voilée !?’’. ‘’Ha mais vous, vous êtes tatoué !?’’, lui ai-je renvoyé. Il répond : ‘’Mais vous êtes voilée et vous ne me l’avez pas dit !?’’ Et là, je l’ai regardé : ‘’Mais vous êtes tatoué, vous ne me l’avez pas dit non plus !’’ Et du coup on s’est retrouvé bêtes devant la porte. Et là j’ai senti que ça n’allait pas être possible ».
Le fait d’être sa propre patronne lui permet ainsi de choisir les familles avec lesquelles Zeyneb travaillera.
Face aux discriminations, les musulmanes s’organisent, des réseaux se créent. Internet joue un rôle crucial : des blogs de conseils et des forums de discussion émergent, ainsi que des groupes Facebook d’entraide, dont l’un des plus actifs compte presque 6 000 membres, Réseaux des professionnelles musulmanes de France, qui a « vocation à rassembler les professionnelles musulmanes autour de sujet tels que l'autonomisation, la lutte contre les discriminations, la solidarité et l'entreprenariat ».
Des offres et demandes d’emplois y sont régulièrement postées mais également des témoignages de femmes, cibles de discrimination, ou encore des parcours de réussite pour en encourager d’autres.
Femmes voilées, femmes « soumises », un cliché qui a la peau dure
L'islamophobie, quand elle s’exprime, cible les femmes voilées plus particulièrement. Souvent au cœur des controverses (voile à l'école en 2004 et niqab en 2011), elles ont rarement la parole au sein du débat politico-médiatique.
Selon une étude, 35 % des musulmanes portent le voile soit environ 500 000 femmes en France.
Si le port du voile en entreprise et dans les lieux publics n’est pas formellement interdit par la loi, son acceptation a encore du mal à passer aux yeux d’une partie de l’opinion, et particulièrement dans la France post 13-novembre-2015.
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« Elles sont perçues comme actrices d’une forme de prosélytisme. Et quand bien même elles sont libres de porter le voile, les libertés ne sont jamais absolues. Il s’agit d’une question de norme de la société qui est parfois plus puissante que le droit », développe El Yamine Soum, sociologue et chercheur sur les questions de diversité en France.
Dans son traitement médiatique, le voile est souvent présenté comme une forme de soumission de la femme envers l'homme, un héritage du patriarcat arabe, perçu comme en opposition au combat féministe européen. Pourtant, nombre de femmes, diplômées et actives, disent se voiler par choix personnel.
« Le voile n’est plus le signe d’une soumission aveugle à la tradition »
- Farhad Khoroskhavar, sociologue franco-iranien
Ce que vient rappeler Farhad Khoroskhavar, sociologue franco-iranien et directeur d'études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) : « Le voile n’est plus le signe d’une soumission aveugle à la tradition, ni l’expression de l’enfermement dans l’espace de la féminité ancestrale, en retrait sur l’espace public. C’est un voile qui légitime l’extériorisation de la femme et simultanément donne un sens moral à sa vie, en l’absence de solution de rechange dans une société française où n’existe plus d’entreprise collective d’instauration du sens. Ce type de voile reflète la volonté d’auto-affirmation, non seulement face aux parents mais aussi vis-à-vis de la société française qui refoule au nom de l’universel ».
Porté le plus souvent par des descendantes de l'immigration maghrébine en France, le voile peut aussi s'inscrire dans une autre continuité historique : celui du passé colonial de la France notamment en Algérie.
Traduction : « N’êtes-vous pas jolie ? Enlevez votre voile ! Affiche coloniale française pendant la révolution algérienne »
Ce que décrit Franz Fanon, psychiatre devenu en partie célèbre pour son engagement anticolonialiste en Algérie, dans son analyse intitulé « La Bataille du voile ». Durant la guerre d’indépendance algérienne, le dévoilement des femmes en public était une stratégie utilisée par l’armée française comme un outil de la guerre psychologique contre le Front de libération nationale (FLN) algérien.
La femme algérienne était devenue un enjeu de la lutte. « Il y a chez l’Européen cristallisation d’une agressivité, mise en tension d’une violence en face de la femme algérienne. Dévoiler cette femme, c’est mettre en évidence la beauté, c’est mettre à nu son secret, briser sa résistance, la faire disponible pour l’aventure. […] Volonté de mettre cette femme à portée de soi, d’en faire un objet éventuel de possession. Cette femme qui voit sans être vue frustre le colonisateur. Il n’y a pas de réciprocité. Elle ne se livre pas, ne se donne pas, ne s’offre pas. L’Européen face à l’Algérienne veut voir. Il réagit de façon agressive devant cette limitation de sa perception. Une frustration qui naît chez l’Européen du fait que l’Algérienne peut, avec son haïk, [un large tissu blanc couvrant tout le corps y compris le visage], le voir sans que lui ne puisse le faire en retour.
Un bras de fer entre le voile et la République qui se poursuit
Ce premier bras de fer entre le voile et la République française se poursuit donc jusqu’à nos jours.
« La visibilité est bien ce qui était, est reproché aux porteuses de voile et/ou de ‘’burqa’’ ; mais c’est parce que leur présence est construite comme illégitime, et qu’elle est ainsi construite non par une xénophobie qui se situerait à l’échelle interindividuelle, mais par un racisme d’État, que leur simple prétention à participer au politique au même titre que d’autres citoyens expose, fait de leur visibilité de l’ostentation et les désigne à la vindicte publique. Il y a lieu de se demander, et on y reviendra, dans quelle mesure c’est aussi parce qu’il réveille des passions coloniales que le voile est si controversé », décrypte Claire Hancock, chercheuse en géographie post coloniale et féminisme à l’École normale supérieure (ENS), dans une analyse géopolitique du voile.
« L’enjeu du voile se place donc dans la continuité des enjeux du colonialisme »
- Claire Hancock, chercheuse en géographie post coloniale et féminisme
Elle ajoute : « Il s’agit de réveiller la frustration et d’évoquer une ‘’agression’’ aux (hommes) suisses et français, en soulignant l’indisponibilité sexuelle de ces femmes qui se couvrent les cheveux, le corps et le visage. L’enjeu du voile se place donc dans la continuité des enjeux du colonialisme, mais ‘’ce n’est plus la conquête d’un nouveau territoire qui est en jeu, mais la défense [agressive] de la patrie” ».
Dans un contexte sociétal post attentats, le voile est perçu par l'extrême droite française ainsi que par certains mouvements laïcistes comme une « invasion » dans l’espace public qui justifie de fait l’exclusion des femmes des sphères professionnelles et académiques.
Pourtant, l’émancipation et l’épanouissement des individus se caractérisent justement par l’accès au savoir et à un moyen de subsistance. Accès de plus en plus refusé aux femmes voilées car considérées comme soumises, dans une logique paradoxale qui porte en elle-même toute sa contradiction.
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