Au Liban, l’Achoura encore et toujours commémorée dans le sang et les larmes
NABATIEH, Liban – « Viens ici toi », hurle un homme, rasoir coupe-choux à la main. Il parle à un garçon d’environ 8 ans, sous le regard de sa mère et de ses amis. Il lui donne deux coups secs sur le crâne, le garçon sautille, se frappe la tête. « Haydar ! Haydar ! », entonne-t-il pour se donner du courage. Haydar signifie « lion », c’est le surnom de l’imam Ali, que les chiites considèrent comme successeur légitime du prophète Mohammed.
Nous sommes au dixième jour de l’Achoura, dans la ville libanaise de Nabatieh, 70 kilomètres au sud de Beyrouth. Ce dimanche, les chiites ont commémoré la mort de l’imam Hussein, petit-fils du prophète Mohammed, tué pour avoir refusé de prêter allégeance au calife omeyyade Yazid. Ils revivent sa mort, ainsi que celle de ses 72 compagnons, en se flagellant et en s’infligeant des blessures.
« La ville est bloquée »
Sur la route qui mène à Nabatieh, des jeunes hommes circulent seuls, à moto, ou accompagnés de leur famille, en bus, vêtus de tabliers blancs, prêts à souffrir pour Hussein. Ils sont des milliers dans les rues de cette ville, transformée pour l’occasion. « Certains ont commencé à 7 heures du matin, cela fait quatre jours que la ville est bloquée », explique Rima Demanins, jeune journaliste basée à Beyrouth qui est revenue à Nabatieh pour le week-end.
En effet, des mesures drastiques ont été prises. Les deux partis chiites libanais, le Hezbollah et Amal, ont travaillé main dans la main avec l’armé et la police nationale pour encadrer l’événement, fouiller les participants et accorder les autorisations aux groupes de presse sur place. Une organisation millimétrée, mise à mal par quelques incidents, notamment une bagarre qui a éclaté entre militants des deux partis, provoquant un mouvement de panique.
Wael, membre de l’équipe de secours de l’association Beit al-Talaba, le confirme à Middle East Eye : « Avec les problèmes de sécurité, je vois moins de monde ces dernières années qu’il y a vingt, trente ans. »
« Le plus jeune [blessé] était un bébé d’un an à peine, on ne sait pas pourquoi ils font cela, c’est une cérémonie religieuse… On ne se demande pas pourquoi, cela se passe, c’est tout »
Sous sa tente médicalisée, ils sont « entre 500 et 600 sur ces cinq heures de commémoration » à défiler ; « le plus jeune était un bébé d’un an à peine, on ne sait pas pourquoi ils font cela, c’est une cérémonie religieuse… On ne se demande pas pourquoi, cela se passe, c’est tout ».
Le « tatbir », pratique controversée
Ce dimanche, ils étaient des milliers dans les rues, avec une idée en tête : le tatbir. Cette pratique consiste à se taillader le crâne à l’aide d’une lame ou d’une épée, puis à frapper l’entaille à plusieurs reprises pour que le saignement se poursuive. D’autres pratiquent l’auto-flagellation à l’aide de chaînes.
« En 1994, l’ayatollah Khamenei a déclaré illicites les flagellations à l’aide d’objets tranchants, depuis, une minorité de traditionalistes s’y adonnent dans le plus grand secret », explique à MEE la sociologue Amélie-Myriam Chelly, auteure de Iran, autopsie du chiisme politique. Une fatwa qui a eu des conséquences sur les pays chiites aux alentours, en premier lieu, le Liban.
Le Hezbollah a ainsi interdit l’effusion de sang dans ses commémorations, et très peu de ses militants s’y livrent. Le parti chiite fait défiler ses partisans, autorisés à se frapper le torse, et leur conseille de donner leur sang plutôt que de le faire couler.
En voyant les milliers d’hommes et de femmes qui entretiennent cette ambiance surchauffée entremêlée de cris, de larmes et de prières, difficile cependant de croire que le tatbir ne soit pratiqué que par une infime minorité de chiites.
« Donner son sang ou se faire saigner revient à donner de nous, c’est la même chose »
Pour Nivine, jeune femme originaire de Nabatieh dont la famille ne s’adonne pas à ces pratiques, « donner son sang ou se faire saigner revient à donner de nous, c’est la même chose. Ils font cela car la sœur de l’imam Hussein, en apprenant sa mort, aurait crié ‘’Haydar !’’ en se frappant la tête, et du sang aurait coulé sur son visage », explique-t-elle entre deux conseils chuchotés par des proches.
Sur les trottoirs jonchés de détritus, certains hommes se lavent le visage et les bras ; la chaleur de la journée fait sécher le sang rapidement. Des draps blancs imbibés de rouge sont jetés sur le côté, avec le reste des ordures. « Tout sera nettoyé dans l’après-midi, assure Rima, c’est pareil chaque année. »
Malak, elle, est venue avec ses copines, toutes parfaitement apprêtées. Elles regardent les défilés d’hommes en sang d’un air détaché, presque absent. Le groupe de trentenaires détonne dans la foule salie.
« Personnellement, je suis contre cette pratique, il y a des maladies qui se transmettent par le sang, le sida ou d’autres. Il est possible de participer d’une autre manière : aider les pauvres par exemple, donner son sang, bref faire quelque chose de bien pour la société »
« Personnellement, je suis contre cette pratique, confie-t-elle, il y a des maladies qui se transmettent par le sang, le sida ou d’autres. Il est possible de participer d’une autre manière : aider les pauvres par exemple, donner son sang, bref faire quelque chose de bien pour la société. »
Un avis que partage à demi-mot l’un des membres du conseil municipal de la ville, Abbas Wehbe, qui précise à MEE : « Ce n’est pas une obligation, c’est une habitude. Une habitude que je n’aime pas ». Il rappelle toutefois qu’il « respecte ce que font les autres », et exprime « son soutien à la résistance du Hezbollah contre Israël ».
Nabatieh est l’un des derniers bastions chiites libanais qui pratiquent le tatbir – et le plus grand, selon ses habitants. La ville de 75 000 habitants compte une majorité de partisans du parti Amal, dirigé par le chef du parlement libanais, Nabih Berry. Amal tolère la pratique du tatbir, une « revendication identitaire, ainsi qu’une volonté de se singulariser [du Hezbollah] », explique Amélie-Myriam Chelly.
« La victoire du sang sur l’épée »
Mohammed lui, est venu malgré l’insécurité et son handicap. « Je le fais tous les ans, depuis 1983 », précise cet homme âgé pourtant de seulement 38 ans. Pour lui, c’est plus qu’une simple commémoration, c’est « la victoire du sang sur l’épée », un hommage rendu pour montrer que malgré la mort de Hussein, les chiites sont toujours présents, et ne comptent pas se laisser abattre.
Selon Amélie-Myriam Chelly, certains des participants font partie « d’une population qui revendique son chiisme en mettant en avant une identité résistante par rapport à l’identité sunnite », laquelle représente environ 90 % des musulmans à travers le monde.
Mohammed finira sa commémoration sans avoir besoin d’assistance médicale. Mais ce n’est pas le cas de tous.
Le comité sanitaire islamique de la ville a dressé, sur un parking, un poste de don du sang avec vingt lits disponibles pour les donneurs.
Des dizaines d’ambulances ont sillonné la foule toute la journée, envoyant les cas les plus graves aux hôpitaux alentours. « On donne de nombreux soins de première urgence, je fais des points de suture sur place, on élimine les saignements avec des compresses », explique à MEE le docteur Raed, chirurgien facial, autre volontaire de l’association Beit al-Talaba.
À peine sa phrase terminée, un collègue l’appelle. Un homme pris de convulsions est allongé sur une civière, le médecin se dépêche, prend sa tension, lui parle pour le maintenir éveillé. Il sera évacué par ambulance vers l’hôpital.
« C’est paradoxal quand même, de nombreuses personnes donnent leur sang pour d’autres qui se mutilent, alors qu’on a du mal à en trouver pour les malades... », résume une habitante de Nabatieh.
Bientôt, les cicatrices se refermeront, les tâches de sang disparaîtront, et la vie reprendra son cours.
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