L’islam « modéré » de Salmane ? Un Disneyland pour robots, plutôt qu’une société ouverte
Le prince héritier, Mohammed ben Salmane, a provoqué l’étonnement des lecteurs avec un entretien accordé au Guardian pour saluer un autre ambitieux projet économique : « Neom City ». Hypermoderne, ce projet d’un montant de 500 milliards de dollars, doit être installé sur la mer Rouge entre l’Arabie saoudite, l’Égypte et la Jordanie.
Évoquant la success story qu’est censée devenir la diversification économique fondée sur Vision 2030, il a annoncé l’importance d’une réforme simultanément économique et sociale. « Je vais ramener l’Arabie saoudite vers un islam modéré », a-t-il promis.
Objectifs farfelus
Objectif principal : appeler la communauté internationale à aider l’Arabie saoudite à redevenir une société ouverte – comme si, dans son histoire récente, le royaume avait un jour été une société véritablement ouverte, au sein d’un islam modéré florissant.
Le prince semble être passé à côté de certains des aspects importants tant de l’islam modéré que des principes d’une société ouverte. En fait, le régime saoudien a toujours été, et est encore aujourd’hui, l’ennemi juré de l’un comme de l’autre. L’avènement d’un islam réformé d’en haut et d’une société ouverte par le bas sont des objectifs farfelus, compte tenu de la réalité et des pratiques actuelles du régime.
Le prince semble désormais souhaiter un islam politiquement oppressif, qui criminalise la désobéissance aux autocrates, tout en prônant une mentalité libérale qui accepte et célèbre danse et musique pop
Tout au long des 80 dernières années, le régime s’est appuyé sur des interprétations radicales de l’islam pour domestiquer, contrôler et soumettre la grande diversité de la population arabe.
C’était la première fois dans l’histoire islamique que l’on rencontre une tradition religieuse radicale et confessionnelle du nom de wahhabisme devenue religion d’État, soutenue par la puissante épée du pouvoir et les pétrodollars.
Les prêtres du wahhabisme
Historiquement, les interprétations radicales marginales de l’islam ont seulement survécu dans les coins désertiques et montagneux reculés et isolés du monde musulman, d’où ces mouvements ont été expulsés. Ces tendances radicales telles que le kharidjisme – dissidence qui a défié les autocrates musulmans et a dégénéré en une extension d’une secte violente – se sont effondrées et dissoutes faute d’avoir pu séduire les musulmans.
Néanmoins, en Arabie saoudite, persiste depuis le milieu du XVIIIe siècle une tendance confessionnelle unique, du nom de wahhabisme, à tort appelée « islam réformiste » ou « mouvement unitaire ». La population saoudienne, si diverse, a été forcée de se soumettre, au nom d’un Dieu, présenté sous les traits d’une divinité puissante, impitoyable, et sujette à de terribles accès de colère.
Pour qu’une réforme religieuse ait une chance de s’enraciner, elle doit être, au sein des cercles islamiques, le fruit de débats, totalement libres de tout contrôle étatique venu d’en haut
Ceux qui interprétèrent les paroles divines devinrent des notables d’État, haute caste sacerdotale investie du pouvoir d'excommunier des communautés entières et des individus, pour avoir pratiqué des rituels prétendument peu orthodoxes.
Pour éviter de contrarier encore plus les grands prêtres du wahhabisme, les dirigeants saoudiens ont pris pour cible et réprimé le mouvement de la Sahwa – mouvement d’éveil islamique aux courants divers qui, dans les années 1990, appelait l'État saoudien contemporain à revenir à l’islam.
La Sahwa ne se résumait pas à une simple affaire de djihadistes radicaux. Cette doctrine rassemblait des personnes qui voulaient échapper pacifiquement au lourd héritage du dogme wahhabite – et en particulier la soumission totale aux dirigeants autocratiques qu’étaient devenus les rois saoudiens.
Parmi les membres de la Sahwa, il en était d’autres qui voulaient un retour au pacte originel entre wahhabites et les Al-Saoud, aux termes duquel les premiers étaient chargés d’entretenir la piété populaire et les seconds de s’occuper de politique et d’économie.
Réforme religieuse
On se demande bien comment une véritable réforme religieuse pourrait être instaurée par le régime saoudien, surtout quand on sait qu’un grand nombre d'activistes, de religieux, de professionnels et même de poètes – pas tous de dangereux radicaux ni mêmes des critiques de sa nouvelle vision – ont été emprisonnés lors de la dernière vague de détentions il y a quelques mois.
Pour qu’une réforme religieuse puisse s’enraciner, elle doit être le fruit, au sein des cercles islamiques, de débats totalement libres de tout contrôle étatique venu d’en haut. La théologie de la libération n’est pas toujours née dans la cour des monarques et des jeunes princes autocratiques. Mais le prince actuel a autre chose en tête – une théologie royale qui criminalise la critique, la dissidence et même l’activisme pacifique.
Si elle refuse de donner la parole au peuple, l’Arabie saoudite restera une société fermée dans laquelle l’État contrôle la religion
L’une des spécificités de l’islam, c’est principalement sa capacité à se réformer de lui-même. Ses multiples écoles de jurisprudence, dédiées à éclairer l’interprétation de la charia – des textes si riches de sens qu’ils se prêtent à l’ijtihad humain (interprétations juridiques), ainsi que la tradition du kalam (débat dans des cercles d'étude) – ont pratiquement toutes disparu sous le règne de l’Al-Saoud.
Avec pour résultat final l’imposition d’une interprétation unique de l’islam et la fermeture des portes de l'ijtihad, dans le but de préserver la monarchie absolue. Le prince semble désormais appeler de ses vœux un islam politiquement oppressif, qui criminalise toute désobéissance aux autocrates, tout en adoptant une attitude libérale qui accepte et célèbre même danse et musique pop.
Qu’est-ce que l’islam modéré ?
Cet islam modéré signifie-t-il l’abolition de la peine de mort, l’interdiction de la polygamie, l’autorisation du débat religieux sur le pouvoir héréditaire, la nature du gouvernement islamique et l’illégitimité de la monarchie dans l’islam ? L’islam modéré signifie-t-il permettre à la société civile et aux syndicats de prospérer, puisque ce sont les versions modernes des anciennes confréries islamiques, elles qui protégeaient société, professionnels et artisans contre tout excès de pouvoir et autres abus ?
Ce projet d’islam modéré signifie-t-il l’avènement d’une véritable consultation, de la choura, qui se traduit par une assemblée nationale élue, un gouvernement représentatif, et une Constitution telle que définie dans les antiques documents de Médine, où le prophète Mohammed établit le premier État islamique ?
Loin de là. L’islam modéré du prince est un nouveau projet spécifique, dans lequel les voix dissidentes sont réduites au silence, les activistes enfermés derrière les barreaux et les critiques forcés de se soumettre. C’est un islam modéré qui, ironiquement, justifie, sanctionne et célèbre les pratiques gouvernementales les plus radicales. Mais notez que cette religion modérée laisse amplement place aux divertissements, plaisirs et loisirs.
La mainmise du pouvoir saoudien sur la religion a altéré l’islam et en a fait un instrument de légitimité adoptant une perspective des plus radicales
Dernièrement, la nouvelle religion a autorisé les femmes à conduire, et peut-être aussi à se rendre en prison toutes seules en voiture, si elles se risquaient à remettre en question la politique économique ou la ligne sociale du régime. Pourtant, elles ont de bonnes raisons de se réjouir : elles pourront bientôt danser dans les rues et se mêler aux hommes en public.
Une telle réforme est considérée comme essentielle pour la renaissance économique et une économie basée sur la technologie aux accents de Disneyland.
Le robot Sofia, dernier-né de la panoplie de l’économie des gadgets qui nous est promise, vient de recevoir la citoyenneté saoudienne, en symbole des changements radicaux qui attendent les Saoudiens modérés qui ont renaît. Sofia n’est pas obligée de porter le voile, au contraire des poupées en plastique et mannequins décapités trônant dans les vitrines des magasins de mode d’autrefois.
À l’avenir, le régime pourrait envisager de transformer les citoyens saoudiens en robots béni-oui-oui, qui approuveront et apprécieront de bon cœur et avec soumission non seulement cet islam soi-disant modéré, mais aussi cette promesse d’un nouveau Disneyland.
Une utopie annoncée
La « société ouverte » fait partie de ces utopies promises par le prince, dont le projet est de remplacer l’utopie islamique d’antan, fondée sur les interprétations les plus extrêmes de l’islam. La plupart des personnes raisonnables estiment que cette société ouverte est une démocratie à part entière, où droits civils et politiques seraient protégés de leurs ennemis.
Or, jusqu’à présent, le régime a prouvé à maintes reprises que la dernière chose qu’il souhaite, c’est une société ouverte. Avec ces sérieuses restrictions sur les droits de l’homme, les libertés d'expression, d’association et même de religion et de non-religion, cette société ouverte et modérée qu’on nous annonce ressemble plutôt à une caricature d’elle-même.
Certes, l’Arabie saoudite est ouverte au capital international, afin de se protéger des dangers de la dépendance à un produit unique et aux prix fluctuants, le pétrole. Elle est également ouverte aux entreprises internationales, qu’elle autorise à s’implanter dans le royaume. Les produits de grande consommation inondent les marchés, riches de promesses, comme celle de former les femmes à l’art du maquillage, créant ainsi de nouvelles opportunités d’emploi. Mais l’objectif premier de Vision 2030, n’est certainement pas de tendre vers une société ouverte, pas plus que de réformer l’islam.
Au-delà du battage publicitaire qui accompagne ce prince médiatique et ses multiples utopies, nous devons modérer nos attentes et nos espoirs. Si elle refuse de donner une voix au peuple, l’Arabie saoudite restera une société fermée dans laquelle l’État contrôle la religion – vieux projet qui n’a pas insufflé à l'État des principes moraux et justes ni réformé la religion.
En fait, le contrôle saoudien de la religion a altéré l’islam et en a fait un outil de légitimité adoptant une perspective des plus radicales.
Il a donné mauvaise réputation à I’islam et aux musulmans.
Des mendiants à la porte du palais
La communauté internationale des affaires se tient comme des mendiants aux portes du palais, à l’affut d’autres annonces, pour en profiter. Il semble que cette communauté n’est pas assez consciente de sa force : elle seule, en effet, pourra réaliser le rêve du prince.
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Sans entamer leurs bénéfices, les entreprises doivent honorer leur responsabilité et faire pression pour obtenir une véritable ouverture, et non entretenir les promesses illusoires du prince. Leur environnement de travail ne pourra que se trouver mieux d’un royaume acquis aux droits de l’homme et à la bonne gouvernance, voire à la démocratie, ne serait-ce que certains de ses aspects les plus rudimentaires. Si leurs activités se déroulent dans un contexte de répression et d’opacité, leur vie et celle de leurs employés seront en danger.
Sous une dictature, tout peut sembler aller pour le mieux dans le meilleur des mondes des affaires, en tout cas à court terme ; mais à long terme, c’est une utopie insoutenable, entachée de répression. Rappelons-nous qu’on risque de se faire expulser du pays à tout moment car, ici, l’État de droit n’existe pas : seule prévaut la domination du prince.
- Madawi Al-Rasheed est professeure invitée à l’Institut du Moyen-Orient de la London School of Economics. Elle a beaucoup écrit sur la péninsule arabique, les migrations arabes, la mondialisation, le transnationalisme religieux et les questions de genre. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MadawiDr.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : De jeunes Saoudiens peignent une fresque murale représentant le prince héritier, Mohammed ben Salmane d’Arabie saoudite, lors d’un événement national consacré aux œuvres picturales, à Djeddah, le 29 octobre 2015 (Reuters).
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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