Le divorce est-il proche entre les États-Unis et la Turquie ?
Lorsque le vice-président des États-Unis Mike Pence a rencontré le Premier ministre turc, Binali Yıldırım, à la Maison-Blanche vendredi dernier, il n’y avait pas grand-chose à attendre de ce tête-à-tête.
L’ambiance était cordiale mais il semble qu’il n’y ait pas eu d’amélioration dans la résolution des différends politiques et judiciaires entre les deux alliés, autrefois proches. De nombreuses personnes, dans les deux pays, pensent que l’alliance entre la Turquie et les Etats-Unis, qui remonte à la fin des années 1940, est en train de se désintégrer.
Un nouveau chapitre
À première vue, la rencontre ne s’est pas si mal déroulée. Les deux hommes ont parlé vingt minutes de plus que ce qui était prévu. Yıldırım (au comportement toujours enjoué) en est sorti vraisemblablement assez content. À l’évidence, ils ont évité une confrontation de points de vue dans la mauvaise humeur. Anatolia, l’agence de presse officielle turque, a diffusé un message optimiste en déclarant que les deux bords « espéraient » qu’un « nouveau chapitre » allait s’ouvrir dans leur relation.
Ce commentaire léger a semblé encourageant comparé au ton injurieux utilisé par les médias turcs progouvernementaux contre l’ambassade américain sortant John Bass, il y a à peine quelques semaines.
À LIRE : États-Unis et Turquie, une course vers la rupture alimentée par une décennie de tensions
Le vice-président américain dans une rapide déclaration après la rencontre a exprimé la même aspiration. Mais son évocation du partenariat stratégique de longue date entre les deux pays a été contrebalancé par une allusion très marquée à son inquiétude au sujet « des arrestations de citoyens américains, du personnel local de la mission américaine en Turquie, de journalistes et de membres de la société civile sous l’état d’urgence. »
La question de Gülen et de ses partisans a été abordée pendant la rencontre, mais une nouvelle fois, il semblerait que l’administration américaine ait bloqué toute mesure effective à l’encontre des gulénistes
Un communiqué au sujet de discussions entre leaders de deux pays membres de l’OTAN n’avait probablement jamais fait mention d’une telle remarque. Celle-ci, faite par un dirigeant américain tenant de l’aile droite radicale, était particulièrement étonnante.
Comme pour mettre en évidence la faible probabilité que les autorités turques cèdent du terrain sur le sujet, peu après la rencontre, un tribunal turc a émis un mandat d’arrestation et un mandat de dépôt contre Henri Barkey, un éminent spécialiste américano-turc, enseignant à l’université de Lehigh, près de Washington, et ancien fonctionnaire du Département d’État.
Barkey, qui ne vit pas en Turquie, a régulièrement été accusé par les médias turcs d’avoir été impliqué dans le coup d’État en Turquie le 15 juillet dernier.
La question de Gülen
Peu de temps après, il a été rapporté que des officiels turcs anonymes et le général Michael Flynn – choisi à l’origine par le président Trump comme conseiller à la sécurité nationale mais obligé de se retirer, mis en cause pour ses contacts avec l’ambassadeur russe aux États-Unis –auraient discuté de l’idée de kidnapper Fethullah Gülen, le religieux soufi accusé par le président Erdoğan d’avoir fomenté la tentative de coup d’État de 2016.
Ces allégations ont été vigoureusement démenties par Flynn.
Alors qu’ont bien pu se dire Pence et Yıldırım ? La question de Gülen et de ses partisans a été abordée pendant la rencontre, mais une nouvelle fois, il semblerait que l’administration américaine ait bloqué toute mesure effective à l’encontre des gulénistes. Ce qui est surprenant puisque certains diplomates reconnaissent aujourd’hui que l’implication des gulénistes dans le putsch est quasi certaine.
En retour, la partie américaine a évoqué la liste des Américains et des employés consulaires locaux incarcérés en Turquie, dans l’attente d’un procès pour des crimes terroristes présumés que Washington rejette fermement.
Pence a joué la seule carte qui restait aux États-Unis en promettant que les Américains continueraient à s’engager aux côtés de la Turquie contre le terrorisme du PKK
L’impasse sur de tels sujets, d’une importance de premier plan aux yeux de l’opinion publique, empêche les progrès sur d’autres questions comme la levée des restrictions concernant les visas de voyage entre les deux pays, ou des questions plus vastes comme la coopération stratégique en Syrie et la fin de la coopération américaine avec les enclaves kurdes en Syrie.
Pence a joué la seule carte qui restait aux États-Unis en promettant que les Américains continueraient à s’engager aux côtés de la Turquie contre le terrorisme du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Toutefois, cette garantie ne signifie pas grand-chose, le PKK, sans parler d’autres combattants marxistes en Turquie, étant des frères d’armes des forces soutenues par les Américains en Syrie, les Forces démocratiques syriennes (FDS), dans le combat contre le groupe État islamique.
Le cas de Reza Zarrab
Le fait que les affaires judiciaires et les procès soient continuels en Turquie et aux États-Unis à l’encontre des citoyens de l’autre pays rend les choses de plus en plus ingérables pour les politiques qui essaient de résoudre les problèmes. Mais l’horizon pourrait s’éclaircir à la fin du mois, quand l’affaire judiciaire la plus importante s’ouvrira après 21 mois d’attente.
Le 27 novembre à Manhattan débutera le procès de Reza Zarrab, un homme d’affaires turco-iranien et d’un banquier étatique turc, tous les deux accusés d’avoir violé des sanctions en commerçant avec l’Iran de l’or contre du pétrole.
Zarrab a été associé de manière très proche aux cercles politiques les plus élevés en Turquie et récompensé par ces mêmes cercles. Le président Erdoğan a plusieurs fois soulevé le cas avec l’administration Trump, notamment l’an dernier avec l’ancien vice-président Joe Biden sous le mandat d’Obama.
Mais aux États-Unis, les pouvoir exécutifs sont clairement séparés, ce qui empêche tout type d’accord.
Zarrab, le principal accusé, ne devrait pas se présenter au tribunal : seul un banquier solitaire sera présent. La stratégie des avocats de Zarrab suscite de la perplexité dans la profession puisqu’il serait normal pour l’accusé, dans de telles circonstances, de faire l’objet de fortes pressions.
Il est très probable que le président Trump et les généraux autour de lui veuillent mettre fin à la dérive menant à la rupture de la relation stratégique entre les États-Unis et la Turquie
Peut-être, comme le suggère la presse américaine, Zarrab négociera sa peine. Il semble donc que Pence et Yıldırım se soient mis d’accord sur le fait que tout rabibochage entre Washington et Ankara est exclu tant que l’affaire Zarrab ne prend pas une tournure précise.
Cela ne veut pas dire que rien ne peut être entrepris pour alléger l’atmosphère. À n’importe quel moment, la Turquie pourrait relâcher les prisonniers qu’elle détient, une décision qui permettrait de redonner un nouveau souffle, de la bonne volonté et un peu de normalité à ces relations. Les États-Unis pourraient aussi montrer qu’ils n’arment pas le PKK. Ankara considère que les YPG (un mouvement kurde en Syrie qui se bat aux côtés des FDS contre l’EI) sont affiliés au PKK. Récemment, le ministre turc de la Défense, Nurettin Canikli, a déclaré que les États-Unis fournissaient des armes aux YPG.
Il est très probable que le président Trump et les généraux autour de lui veuillent mettre fin à la dérive menant à la rupture de la relation stratégique entre les États-Unis et la Turquie. Mais les circonstances actuelles leur donnent peu de marge pour le faire. Et pour couronner le tout, héberger le mouvement guléniste représente un prix exorbitant pour les États-Unis.
Les choses auraient pu se passer très différemment si les autorités américaines avaient sévi contre les gulénistes et montré des signes d’une volonté d’enquêter aussi sérieusement qu’ils l’auraient fait pour n’importe quelle autre organisation possiblement accusée de terrorisme international.
Les deux parties semblent aujourd’hui enfermées dans une dispute aux accents de divorce et les discussions entre Pence et Yıldırım ont fait peu de différence.
- David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Rencontre entre le président turc Recep Tayyip Erdoğan (à gauche) et le président américain Donald Trump, en mai 2017 (Reuters).
Traduit de l’anglais (original).
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].