Le football tunisien, otage de la violence dans les stades
TUNIS – Un joueur qui bouscule un arbitre, des bouteilles d’eau jetées par les supporters sur le terrain, sans compter les voitures caillassées ou encore les 100 000 dinars (33 000 euros) de dégâts régulièrement perdus par le stade de Radès, en banlieue sud de Tunis, après un match : la saison des derbys et des Classicos s’est achevée en décembre sur un très lourd bilan.
Résultat : les trois grands clubs – l’Espérance de Tunis, le Club africain et l’Étoile sportive du Sahel – ont écopé de matchs à huis clos et de nombreuses sanctions par la Fédération tunisienne de football. Le milieu a été secoué par la démission (encore non officielle) de Ridha Charfeddine, le président de l’Étoile et le limogeage de Faouzi Benzarti, entraîneur de l’Espérance. L’Espérance sportive de Zarzis et l’US Ben Guerdane ont eu des altercations avec un arbitre et l’équipe de Zarzis a menacé de se retirer du championnat.
Uniques lieux de liberté d’expression sous la dictature de Ben Ali, les stades sont encore aujourd’hui un défouloir pour la jeunesse en manque de perspectives. « Bourguiba déjà, avait dissous l’Étoile du Sahel en 1961 et l’Espérance sportive de Tunis en 1971, deux des clubs les plus prestigieux, à chaque fois pour des violences », se souvient Mourad Zeghidi, célèbre journaliste sportif pour Canal + dans les années 1990, sollicité par Middle East Eye.
Mais depuis la révolution, les rivalités de toujours entre les clubs historiques ont été aggravées par d’autres problèmes, comme l’abandon des stades et l’appauvrissement des clubs provoqués par la succession de matchs à huis clos et les problèmes de gestion. Selon son rapport financier, le Club africain, par exemple, cumule près de 86 millions de dinars (28 millions d’euros) de dettes.
Des violences depuis toujours
Si à l’époque de Ben Ali, les violences existaient déjà mais n’étaient pas médiatisées, la période post-révolution a mis au grand jour les problèmes de violence, régulièrement filmés et relatés.
« En Tunisie, vous ne pouvez pas vraiment connaître le football et ses coulisses sans parler aux supporters, car il existe très peu d’archives sur la période de la dictature et ceux qui savent le mieux ce qu’il s’y passait sont ceux qui allaient au stade », raconte à MEE Houssem, supporter et abonné de l’Espérance de Tunis. « Sous Ben Ali, parfois, quand les passages à tabac commençaient, les caméras de télévision pointaient tout d’un coup vers le ciel. »
Après la révolution, les stades sont devenus une menace pour une police fragilisée et en manque d’effectifs. Par un contrôle sur la vente des billets et les entrées, le ministère de l’Intérieur a pu réguler la situation et n’a plus besoin de mobiliser le même nombre d’agents que lors d’un match avec 50 000 supporters.
« Parfois, on passe des heures à faire les banderoles et à l’entrée du stade, on nous interdit d’entrer »
- Un membre des Brigades rouges
Mais pour les amateurs de football, aller au stade n’a plus la même saveur. Les violences commencent à lasser les spectateurs en manque d’ambiance festive.
« Avant, les équipes rivalisaient de chansons et d’insultes, il y avait une concurrence au sein du stade, chacun se répondait », raconte à MEE Akrem, un autre supporter de l’Espérance. « Maintenant, ce n’est que contrôle et contrôle. Parfois, on passe des heures à faire les banderoles et à l’entrée du stade, on nous interdit d’entrer, ou alors les policiers commencent à nous insulter dès que l’on rentre au stade », témoigne un membre des Brigades rouges, l’un des groupes de supporters de l’Étoile du Sahel à Sousse.
Mais Sami Mahdi Ladjimi, président de la section football de l'Étoile, rappelle que les violences viennent parfois des supporters eux-mêmes. « Au sein de l'Étoile, nous n'avons pas de problèmes entre les supporters, mais d'autres équipes sont confrontées à des rivalités parmi leurs groupes ultras », avance-t-il. Cette théorie vaut notamment pour le Club africain, où deux groupes ultras, les Dodgers et les Vandals, ont eu toute la saison des altercations.
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« Avec la naissance des groupes ultras dans les années 2000, nous avons vu naître, si ce n’est une contestation du régime, une vraie protestation contre la ‘’république des flics’’ », commente Mourad Zeghidi.
Un dimanche de décembre 2017, lors d’un match décisif entre le Club africain et l’Étoile sportive du Sahel, la tension est palpable. À l’entrée du stade de Radès, il faut passer près de cinq contrôles de police avant d’accéder à l’enceinte d’honneur, pleine à craquer, de nombreux supporters n’osant plus aller dans les gradins où se retrouvent souvent les groupes ultras.
Regroupés avec leurs banderoles, ils commencent à chanter avant le match sous l’œil des policiers qui les encerclent. « Je ne vais plus aussi souvent au stade qu’avant, en partie à cause des violences », reconnaît Saber Houssem, 27 ans, vêtu du maillot du club africain. « Ici ça va, c’est l’enceinte d’honneur, c’est plus sécurisé, mais les places sont plus chères. »
Des tensions liées à la politique et au régionalisme
« Les violences entre les jeunes et la police ne sont pas le seul problème. Le rapport au football est aussi devenu très politique depuis les années 1990 et à partir du moment où le gendre de l’ancien président Ben Ali, Slim Chiboub, a pris les rênes de l’un des principaux clubs. Au Club Africain, nous estimons qu’il y a aussi un problème avec les arbitres, un vrai manque de neutralité lié à des enjeux politiques, qui influe donc sur notre rapport au jeu en tant que supporter », explique Souhail Hafouf.
Cet ingénieur se souvient qu’avant la révolution, les matchs de Classico se jouaient à guichet fermé. Mais cette fois, sur les 23 000 places disponibles pour le Club africain, seuls 11 000 supporters sont venus. Du côté de l’Étoile, seules 1 200 places ont été attribuées, avec une entrée au stade et au parking séparée de celle du Club africain.
Les Brigades rouges attribuent une bonne part des violences au fait que de nombreux Tunisiens « détestent la région du Sahel, et donc l’Étoile »
Le match entre le club Gafsien et Hammam-Lif en 2013 montre combien l’intrusion de la politique a accentué la violence dans le football. Après un match nul, le président du club gafsien avait accusé l’arbitre d’être influencé par le président du club rival, cadre du parti Ennahdha (islamistes). Le club s’était même retiré du championnat de Tunisie.
D’autres clubs, comme le Club africain, ont également souffert de la présidence de Slim Riahi entre 2012 et 2017. Homme d’affaires et député, il préside le parti de l’Union patriotique libre (libéral).
Parfois, le ton monte entre les clubs à cause du régionalisme. Les Brigades rouges attribuent par exemple, une bonne part des violences au fait que de nombreux Tunisiens « détestent la région du Sahel, et donc l’Étoile » – le Sahel étant la région des hommes d’affaires et des gouvernants qui se sont enrichis sous les différents gouvernements.
Lors de matchs qui se sont tenus en décembre à Sousse par exemple, les équipes rivales avaient interdiction, sur ordre du ministère de l’Intérieur, d’envoyer des supporters à Sousse. « Les Swehlya (Sahéliens) ont l’habitude d’être toujours les premiers, présents dans tous les domaines. Cela a provoqué une haine vers le Sahel. Nous avons toujours eu des problèmes avec les médias et la police », affirme à MEE Issam, un membre des Brigades rouges.
La persistance de la violence policière et du sentiment anti-police
En face, les policiers savent que la situation peut rapidement leur échapper. « Pour un match, nous pouvons solliciter entre 1 000 et 5 000 policiers, sous tension, car il y a toujours un risque de dérapage. Dès qu’un gaz ou qu’un fumigène tombe trop près d’un policier, cela peut entraîner une réaction », admet Lassad Kchaw, secrétaire général du Syndicat des unités d’intervention.
Les fumigènes sont interdits dans les stades tunisiens, pourtant chaque match trouve son lot de flammes rouges qui vacillent dans les gradins. Certains arrivent souvent à la limite du terrain, d’autres entraînent des bousculades avec des mouvements de foule.
« Certains supporters cachent les fumigènes dans les caniveaux ou dans les tunnels des câblages électriques qui se trouvent dans le stade »
- Lassad Kchaw, secrétaire général du Syndicat des unités d’intervention
« Le 10 janvier 2011, alors que la révolution avait déjà commencé, il y a eu un match de Classico entre l’Espérance et l’Étoile, avec cinq buts à un pour l’Étoile, au stade de Sousse. On sentait la tension monter et des bagarres ont éclaté entre les spectateurs et la police », raconte Lassad Kchaw. « Cinq agents ont perdu un œil à cause des fumigènes. Pourtant, nous avions arrêté un de nos agents qui avait accepté de laisser passer des jeunes avec des gaz. Il est difficile de tout contrôler. Certains supporters les cachent dans les caniveaux ou dans les tunnels des câblages électriques qui se trouvent dans le stade. D’autres profitent des mouvements de foule juste avant que le match commence pour faire passer les choses interdites. »
Pour lui, le sentiment anti-police existe toujours en Tunisie et les stades en sont le reflet, surtout avec la jeunesse qui les fréquente, et bien que les moins de 18 ans n’y ont plus accès depuis la révolution.
« Une chose a changé, toutefois, depuis la révolution : les supporters auparavant arrêtés en masse à l’issue d’un match, et parfois condamnés à un an ou dix mois d’emprisonnement, sont plus facilement relâchés, soit grâce à la pression des clubs, soit parce que la police a d’autres choses à gérer », témoigne à MEE Ghazi Mrabet, avocat et supporter du Club africain.
Toutes les saisons entre 2011 et 2013 ont été ponctuées de matchs à huis clos
« La responsabilité n’est pas seulement celle des clubs ou de la police. En Tunisie, nous n’avons pas de stadiers comme il en existe en Europe. Seule une présence policière est assurée. Peut-être qu’il y a un manque d’encadrement, peut-être que nous devrions faire comme l’Angleterre, interdire le stade aux éléments trop perturbateurs », s’interroge Ali Aloulou, directeur médias du Club Africain.
Reprise du championnat fin janvier
Pour Farouk Kattou, secrétaire général de l’Espérance, la seule solution reste l’autorégulation. « Les supporters savent se tenir quand ils savent que le huis clos les menace. Nous devons donc davantage nous accorder avec les supporters », avance-t-il.
Certains observateurs estiment que la révolution tunisienne avait été en partie déclenchée par le football, les slogans et les chansons des supporters étant principalement anti-police. Mais la situation ne s’est pas arrangée : toutes les saisons entre 2011 et 2013 ont été ponctuées de matchs à huis clos, jusqu’à ce que le ministère de l’Intérieur et la Fédération tunisienne de football laissent progressivement les supporters revenir. Mais sous conditions.
« Mais dès qu’il y a des rixes dans les tribunes ou des violences, la sanction est collective. En tant que Fédération, bien que nous puissions négocier parfois, nous sommes obligés de sévir », souligne Amine Mougou, avocat et porte-parole de la Fédération tunisienne de football.
« Aujourd’hui encore, quand un derby se joue, il n’y a plus un chat en ville. Cela montre l’importance du football pour les Tunisiens »
- Zied Tlemçani, ancien joueur et homme d'affaires
Le code disciplinaire des règlements sportifs prévoit de nombreuses sanctions allant de 1 000 à 5 000 dinars (entre 333 et 1666 euros) avec l’obligation de huis clos pour des faits comme intrusion des supporters dans le stade, agression de l’arbitre, jets de projectiles, etc.
Alors que le championnat reprend fin janvier avec les matchs retour, les menaces de sanctions pèsent lourdement sur les clubs qui peinent à maîtriser leurs supporters.
« Aujourd’hui encore, quand un derby se joue, il n’y a plus un chat en ville. Cela montre l’importance du football pour les Tunisiens. Il faut donc absolument établir un lien avec la jeunesse via ce sport, et non la rejeter », conclut Zied Tlemçani, ancien joueur et homme d'affaires. « Car la plupart des jeunes vont au stade pour se défouler. »
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