La bataille pour l’âme de l’Arabie saoudite
Conformément à la nouvelle Vision (saoudienne) 2030 – ce plan de développement pour sortir le pays de la dépendance pétrolière – a été créée une Autorité générale du divertissement, visant à superviser l’introduction du divertissement dans le royaume. Mais, comme on s’y attendait, cette agence gouvernementale est devenue une pomme de discorde.
Au nord du pays, dans la ville d’Haïl, un groupe de Saoudiens a pris la spectaculaire initiative de faire une descente dans un concert et d’en disperser public et musiciens.
Fruits interdits
La presse officielle décrit ce genre de perturbations comme un signe de la résistance d’une société conservatrice à l’émergence d’un royaume moderne. Les perturbations régulières de ces spectacles constituent toutefois des actes de résistance à une vision imposée par le haut et qui, visiblement, n’est pas en phase avec les aspirations de la base.
Les Saoudiens sont maintenant initiés à des concerts et spectacles inhabituels, qui violent l’interdiction de la mixité entre les hommes et les femmes dans l’espace public. Jusqu’à une date récente, de plus, les femmes n’étaient jamais invitées à danser à proximité d’inconnus – jusqu’à point d’heure, dans la nuit et en plein air, sous le ciel étoilé du désert.
Si la célébration occasionnelle de la Fête nationale est souvent une occasion de liesse populaire, un concert de musique moderne constitue une grande nouveauté.
Tant que le citoyen politisé restera les bras croisés, Mohammed ben Salmane aura tout loisir de persister à imposer sa modernité tronquée, qui ne s’accompagne même pas d’un semblant de liberté politique
Pendant plusieurs décennies, un comité, nommé « Défense du bien et interdiction du mal », avait mandat de restreindre la frivolité et surveiller la moralité, non seulement dans la sphère publique, mais aussi au sein des limites intimes de la vie privée. Par conséquent, ce revirement brutal de la politique gouvernementale quant au contrôle de la vie personnelle a maintenant besoin d’encourager les gens à se divertir sans se cacher.
Le gouvernement saoudien a toujours contrôlé bonheur, plaisirs et divertissement du peuple, et s’appliquait jusqu’à maintenant à saboter toutes les activités de ce type. Aujourd'hui, ce contrôle reste de rigueur mais l’objectif consiste désormais à orienter les activités ludiques en vue de revitaliser une économie au point mort et de canaliser les revendications de la jeunesse de manière à lui faire oublier de développer des aspirations politiques.
Depuis des millénaires, le désir du fruit défendu demeure pour l’humanité une question controversée : à lire certains récits religieux, ce désir a provoqué le péché originel et par conséquent la chute – la privation de la grâce de Dieu. Les Saoudiens ne font pas exception à cette poursuite éternelle des fruits interdits.
Un choix calculé
Le gouvernement a pendant si longtemps entravé les distractions des Saoudiens que nombre d’entre eux ont sauté sur la première occasion de se livrer aux divertissements ultimes qui leur étaient interdits jusqu’à maintenant. La nouvelle Autorité du divertissement créée par le gouvernement serait la stratégie magique d’un dopage censé garantir un consensus général. Or, toute manifestation de puissance entraîne immanquablement des résistances.
Cette résistance aux activités ludiques offertes par le gouvernement ne relève pas seulement d’une société conservatrice et arriérée, réfractaire à la culture de masse moderne, mais aussi d’une bataille pour l’âme de l’Arabie saoudite.
Maintenant qu’a été étouffée l’opposition ouverte à la nouvelle direction, avec l’arrestation de centaines de militants depuis septembre, les Saoudiens sont déterminés à contrecarrer la vision sociale de Mohammed ben Salmane. Il semble qu’il s’agisse là d’un choix délibéré qui ne risque pas d’entraîner une répression sévère, semblable à celle infligée aux dissidents et aux militants.
Critiquer ouvertement les choix politiques et économiques du régime mène automatiquement à la tristement célèbre prison d’Al Hayer, où nombre des personnes sont restées indéfiniment en garde à vue, sans même avoir eu droit à un procès. Mais cette indignation collective contre un concert est estimée moins problématique pour le pouvoir, qui peut taxer les détenus d’agitateurs plutôt que de dissidents.
C’est cette différence importante qui a incité de nombreux jeunes gens à faire une descente au concert de Haïl, sans craindre de se heurter aux services de sécurité du prince héritier. Ils avaient l’appui de classes sociales qui vivent sous une main de fer, et dont même le silence est taxé d’acte criminel.
Dans un État rentier comme l’Arabie saoudite, l’opposition des années 1960 a surnommé le royaume « suppôt de l’impérialisme », sans trop s’occuper des questions de divertissement
Refuser de chanter les louanges des initiatives gouvernementales tient d’un acte de trahison qui mène à la case prison, surtout si la personne ainsi muselée est une figure publique pouvant se targuer d’un grand nombre de soutiens.
Il ne faudrait pas non plus en conclure que cette société stoïque abhorre divertissement, amusement et plaisirs. Ni la musique ni la danse ne sont étrangères à la culture saoudienne. En fait, une scène musicale locale florissante a toujours existé, dont certains de ses chanteurs célèbres – Talal Madah et Mohammed Abduh, entre autres – ont acquis le statut de célébrités régionales dans le Golfe et tout le monde arabe.
Dans les années 1970, la chanteuse Itab a enchanté les Saoudiens avec ses mélodies et concerts, souvent des occasions de faire la fête lors de mariages entre personnes du même sexe. Elle s’installa ensuite au Caire pour poursuivre une carrière musicale réussie.
Sérieuse confrontation
Pour la plupart, les Saoudiens ne sont pas rabat-joie. Même aujourd'hui, les anciennes récitations bédouines racontant le désir pour les femmes, les chameaux et les voitures de sport, coexistent avec des genres plus virils et martiaux, qui culminent avec la célèbre danse de l’épée.
La visite d’un politique étranger à Riyad ne serait jamais complète sans un spectacle masculin comme l’Ardah, dans lequel les hommes célèbrent une virilité imaginaire suggérée pour impressionner les convives. Dans tous les cas, on attend des femmes qu’elles se contentent de regarder, pas de participer.
Peu d’hommes tolèreraient de voir leurs femmes rouler des hanches en public devant d’autres hommes, et encore moins chanter à tue-tête pendant un concert – selon l’islam wahhabite et ses interprétations rigoristes, la voix des femmes est awrah (interdite).
Aujourd’hui, Mohammed ben Salmane tente d’inverser la tendance. Dans un État rentier tel que l’Arabie saoudite, l’opposition des années 1960 avait taxé le royaume de « suppôt de l’impérialisme », sans trop se soucier de questions de divertissement
Or, depuis les années 1970, les islamistes accusent le régime de saper la moralité de la nation et sa piété. Depuis l’occupation de la mosquée de La Mecque par Juhayman al-Otaibi en 1979, les islamistes se sont focalisés sur la façon dont les Saoud corrompent la nation et égarent les femmes.
À LIRE : L’islam « modéré » de Salmane ? Un Disneyland pour robots, plutôt qu’une société ouverte
Le gouvernement laissait parfois faire, par crainte d’une rébellion de masse, mais les gens sont maintenant affaiblis, démoralisés, incapables de se tenir la tête hors de l’eau, et ne savent plus que faire pour résister sans s’attirer trop d’ennuis.
Le prince héritier prend des mesures pour museler rapidement les islamistes et leur imposer des concerts à l’occidentale.
Mais il a peut-être sous-estimé l’avis des non-islamistes de la société saoudienne, dont un grand nombre ne sont guère enthousiastes à la perspective de rassemblements mixtes, tout en appréciant néanmoins, parfois, la culture de masse moderne – tant qu’elle reste dans un cadre qu’ils estiment approprié : à l’exclusion de scènes du genre de celles qui se sont déroulées pendant les nouveaux concerts saoudiens récemment présentés.
Si ces personnes se laissent entraîner dans une nouvelle vague islamiste, ben Salmane risque de ne pas parvenir à contenir le raz de marée. Jusqu’où le prince pourra-il donc aller sans provoquer de graves réactions contre l’introduction de divertissements venus de l’extérieur ?
Modernité muselée
La vraie bataille, en Arabie saoudite aujourd’hui, n’a rien à voir avec des concerts mais a tout à voir avec celle que mène une monarchie absolue s’efforçant d’éradiquer le citoyen politisé : celui qui réfléchit à son avenir et s’inquiète de son gagne-pain.
Tant que le citoyen politisé restera les bras croisés, Mohammed ben Salmane aura tout loisir de persister à imposer sa modernité tronquée, qui ne se cache même pas sous un semblant de liberté politique.
Les concerts pourraient donc devenir le futur champ de bataille sur lequel les Saoudiens apprendront à organiser des manifestations de masse, qui finiront par miner sa vision. Il a violé plusieurs tabous, avec de graves conséquences.
- Madawi Al-Rasheed est professeure invitée à l’Institut du Moyen-Orient de la London School of Economics. Elle a beaucoup écrit sur la péninsule arabique, les migrations arabes, la mondialisation, le transnationalisme religieux et les questions de genre. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MadawiDr.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Cité sportive du Roi-Abdallah à Djeddah, le 12 janvier 2018 : des supportrices saoudiennes d’Al-Ahli assistent au match de football de leur équipe contre Al-Batin, lors d’un match de la Ligue professionnelle saoudienne (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].