La question à 106 milliards de dollars qui plane sur le royaume saoudien
Alors que les chambres à 650 dollars la nuit du Ritz-Carlton de Riyad retrouvent leurs clients, une enquête menée par MEE soulève des doutes quant à l’ampleur réelle des mesures de répression de la corruption engagées par l’Arabie saoudite.
Tandis qu’Apple et Amazon sonnent la charge pour investir dans le royaume, le prince héritier Mohammed ben Salmane s’apprête à entamer une « tournée de promotion du royaume » pour galvaniser les investisseurs dans les capitales financières occidentales au cours des semaines à venir.
L’enquête de MEE révèle toutefois que des questions fondamentales subsistent au sujet des événements qui ont débuté le 4 novembre, lorsque plusieurs membres de la famille royale et hommes d’affaires saoudiens ont été convoqués dans l’hôtel cinq étoiles pour ce qu’ils croyaient être une réunion nocturne avec Mohammed ben Salmane.
Au lieu de cela, ils ont été arrêtés et détenus dans l’hôtel de luxe. Certains membres haut placés de la famille royale ont été battus et torturés afin qu’ils révèlent les données de leurs comptes bancaires et ont dû être hospitalisés.
Dans une déclaration datée du 30 janvier, après la libération de la majorité des princes et des magnats, le procureur général d’Arabie saoudite, le cheikh Saoud al-Mojeb, a déclaré que plus de 106 milliards de dollars avaient été saisis à 381 citoyens saoudiens.
L’enquête de MEE montre néanmoins que l’on sait très peu de choses sur la majorité de ceux qui ont été enfermés, sur le genre d’actifs qu’ils ont pu être contraints de céder, pas plus que l’on ne sait si – ou dans quelle mesure – le chiffre final coïncide avec la réalité.
« Les chiffres ne collent pas », a affirmé un conseiller financier du Golfe qui connaît bien plusieurs des détenus.
Mohammed ben Salmane et ses partisans soutiennent que la répression était une sorte de « thérapie de choc » nécessaire pour freiner des décennies de corruption de haut vol qui ont causé au royaume un déficit de 52 milliards de dollars.
« C’est désordonné, c’est perturbant, cela a des implications négatives à court terme, mais sur le long terme, c’est une évolution très positive », a déclaré à CNBC Ali Shihabi, directeur de l’Arabia Foundation basée à Washington, D.C.
Mais le manque de transparence autour de la campagne laisse entendre que l’on retrouvera à l’avenir les mêmes acteurs et les mêmes pratiques qu’avant la purge.
« S’il s’agissait d’une véritable enquête sur des pratiques de corruption, le gouvernement aurait tout intérêt à s’assurer de montrer à tout le monde qui a été arrêté et quels étaient les chefs d’accusation », a déclaré Bruce Riedel, ancien analyste au sein de la CIA et directeur du Brookings Intelligence Project.
« Si ces informations ne sont pas disponibles, c’est parce que le gouvernement saoudien essaie de couvrir quelque chose et qu’il n’était pas du tout question de corruption. Il s’agit ici de lever des fonds pour un pays confronté à un grave problème économique. »
Qui étaient les 350 autres détenus ?
L’identité d’une trentaine de personnes parmi les Saoudiens arrêtés lors de la campagne de novembre a été bien documentée. Le plus important – et le plus riche – est le prince al-Walid ben Talal, qui a été libéré le mois dernier et qui avait affirmé, au cours d’une interview accordée alors qu’il se trouvait encore au Ritz, que tout cela n’avait été qu’un « malentendu ».
« La majorité des gens ? Personne ne sait rien à leur sujet »
- Yahya Assiri, fondateur d’ALQST
Parmi les autres personnes arrêtées figuraient d’éminents hommes d’affaires de divers secteurs, des membres de la famille royale, dont le prince Miteb ben Abdallah qui était autrefois candidat au trône saoudien, ou encore plusieurs responsables anciennement ou actuellement en poste au sein du gouvernement.
L’un des détenus – Ibrahim al-Assaf, actuel ministre d’État et conseiller du roi Salmane – a conservé son poste et a dirigé après sa libération la délégation saoudienne au Forum économique mondial de Davos en janvier.
MEE a identifié 30 détenus. Mais si 381 personnes ont été arrêtées, comme l’a affirmé al-Mojeb, alors qui sont les autres ?
Quelques semaines seulement avant la purge de novembre, plus de 60 ecclésiastiques, activistes des droits de l’homme, journalistes et poètes ont été arrêtés.
Si ces arrestations ont beaucoup moins attiré l’attention des médias, l’identité des détenus est largement connue des organisations de défense des droits de l’homme et ces données ont été compilées dans une liste par ALQST, une organisation saoudienne de défense des droits de l’homme qui dispose d’un réseau clandestin d’activistes dans le royaume.
Ce n’est pas le cas de ceux qui ont été appréhendés en novembre. MEE a contacté quatre des principales organisations de défense des droits de l’homme qui surveillent l’Arabie saoudite – Human Rights Watch, Amnesty International, la Fondation Alkarama et ALQST – pour savoir si celles-ci étaient en mesure de fournir une liste des détenus.
Seule ALQST travaillait sur une liste – et même celle-ci ne comptait qu’une trentaine de personnes, comme l’a affirmé Yahya Assiri, fondateur d’ALQST.
« La majorité des gens ? Personne ne sait rien à leur sujet », a souligné Assiri.
Quelle somme se trouve véritablement dans les caisses de l’État ?
Quelques jours après les premières arrestations en novembre, les responsables saoudiens ont déclaré qu’ils avaient pour objectif de saisir 800 milliards de dollars d’argent liquide et autres actifs. Dix jours plus tard, ce chiffre a diminué de moitié pour se situer entre 300 et 400 milliards de dollars. Aujourd’hui, il s’élève à 106 milliards de dollars.
« Cela montre que ce n’était pas très bien planifié, et ce n’est pas une surprise », a déclaré Riedel.
Cette estimation revue à la baisse pourrait notamment s’expliquer par les difficultés rencontrées par les autorités saoudiennes pour saisir des actifs en dehors du royaume. Certains ont en effet été ficelés dans des accords juridiques qui compliquent tout changement de propriétaire ou se trouvent dans des banques suisses, où les tentatives de saisie de fonds ont été rejetées, selon le Financial Times.
Pourtant, même le chiffre de 106 milliards de dollars soulève des questions. Des chiffres en dollars n’ont été rapportés que pour deux accords – ceux qui ont été conclus par le prince al-Walid ben Talal (6 milliards de dollars) et le prince Miteb ben Abdallah (1 milliard de dollars) – qui s’élèvent à 7 milliards de dollars. Cependant, al-Walid ben Talal a contesté ce montant et a déclaré dans une interview accordée le mois dernier à Reuters qu’il ne s’attendait pas à céder « quoi que ce soit ».
En plus des deux princes, sept autres personnes auraient trouvé un accord :
- Bakr ben Laden (qui aurait transféré, avec des membres de sa famille, certaines actions du Saudi Binladin Group à l’État, mais dont la société demeure privée)
- Walid al-Ibrahim (qui a reçu l’ordre de céder une participation majoritaire d’une valeur de plus de 2 milliards de dollars dans le groupe de médias MBC)
- Mohammad al-Tobaishi (qui a cédé une somme non spécifiée d’argent et de biens)
- Mohammed ben Hamoud al-Mazyad
- Saoud al-Daweesh
- Saleh Kamel
- Le prince Turki ben Khaled
Aucune information n’a été rapportée sur les actifs que les cinq autres ont proposé le cas échéant.
Les autorités saoudiennes ont déclaré qu’elles s’attendaient à voir 13,3 milliards de dollars entrer dans les finances de l’État d’ici la fin de l’année sur les 106 milliards de dollars.
Néanmoins, le conseiller financier du Golfe qui connaît bien les acteurs, et qui a souhaité conserver l’anonymat dans la mesure où il travaille toujours dans la région, a soutenu que les chiffres n’avaient pas de sens.
Au-delà d’al-Walid ben Talal et de Mohammed al-Amoudi, a-t-il indiqué, les autres détenus « sont tous beaucoup moins importants ». Si al-Walid ben Talal donnait 6 milliards de dollars – et encore une fois, c’est un chiffre qu’il conteste –, alors comment est-il possible de prendre 99 milliards de dollars aux autres ?
« Il y a des gens ici qui valent un milliard, peut-être 100 millions. Même si vous faites une moyenne – il y a 350 personnes, et chacune d’entre elles vaut en gros 500 millions de dollars –, ça fait 175 milliards de dollars. Je ne crois pas qu’ils leur aient pris environ la moitié de leur richesse », a estimé le conseiller.
Une façon d’obtenir 100 milliards de dollars, a-t-il expliqué, consiste à prendre en compte la valeur des propriétés saisies par les autorités – mais cela n’amène pas nécessairement de l’argent dans les coffres.
« À qui allez-vous les vendre ? », a poursuivi le conseiller. « C’est un endroit désertique, ce serait donc très difficile. »
L’autre explication est que le gouvernement ait éventuellement annoncé aux entreprises à qui il doit de l’argent – comme le Saudi Binladin Group, à qui il devrait environ 30 milliards de dollars – qu’il ne remboursera pas ses dettes.
Encore une fois, c’est de l’argent économisé – mais ce n’est pas la même chose qu’avoir les fonds à la banque.
Pourquoi n’en savons-nous pas plus ?
Julia Legner, juriste pour la région du Golfe à la Fondation Alkarama, a expliqué que les personnes arrêtées en novembre dépendent, pour opérer, de ceux qui sont au pouvoir – et ont toujours besoin de leur soutien pour continuer à le faire. Ceci contraste avec les personnes arrêtées en septembre, qui s’étaient opposées publiquement à l’État.
« Si vous êtes un homme d’affaires ou un membre de la famille royale, vous avez besoin d’un réseau. Vous ne pouvez pas simplement les dénoncer », a-t-elle observé. « Il y a beaucoup d’argent et d’existence en jeu. »
Assiri et Legner ont tous deux déclaré que si les disparitions et les arrestations étaient monnaie courante en Arabie saoudite, le grand nombre d’arrestations effectuées en novembre, associé au manque d’informations sur les personnes impliquées, était inédit.
« Tout le monde en Arabie saoudite se demande maintenant : suis-je le prochain sur la liste ? », a commenté Assiri.
D’autres questions demeurent sans réponse, a indiqué Bruce Riedel. Quelles conditions, par exemple, ont été fixées à ceux qui ont été libérés ? Sont-ils notamment libres de déplacer leurs actifs ?
« L’hypothèse évidente serait que tous ceux qui ont subi cette expérience, une fois libérés, rentreront chez eux et essaieront de transférer la totalité de leurs biens hors du royaume, vers les États-Unis et le Royaume-Uni, où ils seraient en sécurité », a-t-il observé.
Il y a toujours en outre la réponse manquante à la question ultime : où sont ces 106 milliards de dollars à présent ?
MEE a contacté les ambassades d’Arabie saoudite à Londres et aux États-Unis pour obtenir leurs commentaires, mais n’a pas reçu de réponse au moment de la publication de cet article.
Traduit de l'anglais (original).
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