Comment les Émirats se sont unis à l’AIPAC pour s’emparer de Washington
Face à l’obsession médiatique pour l’ingérence présumée de la Russie dans les élections présidentielles américaines de 2016, l’influence exercée par un acteur du Moyen-Orient sur les cercles néoconservateurs de Washington en général et sur la Maison-Blanche de Trump en particulier a quelque peu échappé à l’attention du public.
Alors que la conférence 2018 de l’AIPAC, un lobby pro-israélien, est au centre d’un débat intense, les activités d’influence exercées par les Émirats arabes unis aux États-Unis au cours de la dernière décennie sont passées largement inaperçues.
En effet, comme l’indique l’élargissement de l’enquête menée par le procureur spécial américain Robert Mueller, les Émirats pourraient être devenus le plus puissant acteur d’influence à Washington – à égalité avec l’AIPAC – en ce qui concerne la politique américaine au Moyen-Orient.
Imiter le message du lobby pro-israélien
De manière plus subtile, Abou Dabi a créé aux États-Unis un puissant réseau de décideurs politiques, de think tanks, d’experts et de trolls sur les réseaux sociaux qui, à bien des égards, imite le message du lobby pro-israélien.
La stratégie déployée par les Émirats pour acheter de l’influence à Washington a vu le jour en 2008 après la débâcle de Dubai Ports World, lorsque des décideurs politiques américains haut placés se sont opposés à la prise de contrôle de grands ports américains par une société basée aux Émirats arabes unis. En réponse à la controverse, les Émirats désiraient se défaire de l’image largement négative qui leur collait à la peau, à savoir celle d’« un pays du Moyen-Orient comme les autres ».
Sous le patronage direct du prince héritier émirati Mohammed ben Zayed, Yousef al-Otaiba, à l’époque nouvel ambassadeur émirati aux États-Unis – qui s’est depuis fait une réputation sulfureuse –, a été chargé de créer un nouveau discours présentant les Émirats comme un partenaire tolérant au Moyen-Orient qui partage les préoccupations des États-Unis en matière de sécurité.
Comme l’indique l’élargissement de l’enquête menée par le procureur spécial américain Robert Mueller, les Émirats pourraient être devenus le plus puissant acteur d’influence à Washington – à égalité avec l’AIPAC – en ce qui concerne la politique américaine au Moyen-Orient
Le fait que ce discours ait été dernièrement repris par les conférenciers de l’AIPAC ne devrait pas surprendre. Otaiba a constamment investi dans le même réseau néoconservateur de think tanks et de décideurs politiques que le lobby pro-israélien.
Le vaste réseau de connaissances personnelles de l’ambassadeur émirati à Capitol Hill, dans les médias et dans la communauté des think tanks lui a permis d’implanter de manière stratégique le discours émirati dans la chambre de résonance conservatrice à Washington.
Le discours émirati s’est inspiré des craintes conservatrices au sujet de l’islam politique et de l’Iran – des craintes alimentées par les associés de l’AIPAC depuis des décennies. Attisant les craintes relatives à l’expansionnisme islamiste et iranien, les Émirats arabes unis se sont présentés comme un modèle d’« autoritarisme libéral » formant un rempart face à ces deux questions.
Une stratégie de plus en plus offensive
En plus de forger des relations personnelles avec des élites majoritairement conservatrices à Washington, Otaiba a reconnu que le fait de bénéficier du discours des experts de la communauté fortement polarisée des think tanks de Washington serait gage de crédibilité et de légitimité pour le discours émirati.
Des dizaines de millions de dollars ont été investis par les Émirats arabes unis non seulement pour acheter de l’influence au sein de think tanks conservateurs existants, tels que le Center for Strategic and International Studies, l’Atlantic Council ou le Middle East Institute, mais aussi pour créer son propre Arab Gulf States Institute. La proximité des membres de think tanks avec des décideurs politiques de Capitol Hill a complété le cercle de l’infrastructure de diffusion du discours émirati au cœur du pouvoir américain.
Si par nature, la mission d’Otaiba était à l’origine largement défensive, l’éclosion du Printemps arabe a fait passer la stratégie d’information émiratie à Washington à l’offensive.
Lorsqu’une vague de changements de régime a balayé la région en 2011, le discours émirati prônant la stabilité autoritaire a en effet été durement mis à mal – surtout par son voisin, le Qatar, qui a soutenu l’appel populaire à la justice sociale et au pluralisme politique.
Les Émirats arabes unis ont stratégiquement employé leur infrastructure d’influence non seulement pour mobiliser des discours contre la politique de l’administration Obama au Moyen-Orient, mais aussi et surtout pour salir la réputation du Qatar.
Souffrant d’un manque d’expérience criant, gorgée d’idéologie néoconservatrice et adepte du sensationnalisme face au terrorisme, la campagne de Donald Trump s’est avérée très sensible aux avances des Émirats
Le message antiqatari des Émirats arabes unis est devenu de plus en plus agressif après la crise du Golfe en 2014. Son armée de trolls et de bots propulsée par des algorithmes s’est mise à diffuser des allégations non concluantes et non fondées émises par des think tanks et des experts proches des Émirats arabes unis au sujet d’un soutien du Qatar au terrorisme – un discours qui a repris la théorie simpliste du « tapis roulant » propagée par les think tanks conservateurs américains, associant toute forme d’islam politique avec le djihadisme salafiste de type État islamique.
L’aide humanitaire accordée par le Qatar au Hamas dans la bande de Gaza a été tout autant définie comme un soutien au terrorisme que l’appui apporté par le Qatar à des dissidents politiques au cœur du Printemps arabe – un discours qui a trouvé un écho considérable auprès du réseau pro-israélien, dont les agissements sont motivés par la peur.
Vulnérable à la manipulation
Avançons jusqu’en 2016, lorsque les Émirats arabes unis ont senti l’opportunité unique d’étendre leur emprise au sein de la Maison-Blanche. Souffrant d’un manque d’expérience criant, gorgée d’idéologie néoconservatrice et adepte du sensationnalisme face au terrorisme, la campagne de Donald Trump s’est avérée très sensible aux avances faites par les Émirats par le biais d’intermédiaires tels qu’Erik Prince et Elliott Broidy, des individus qui entretiennent de profondes relations commerciales avec les Émirats arabes unis.
Le gendre de Trump, Jared Kushner, proche de l’AIPAC et en proie à des difficultés financières, s’est notamment montré vulnérable à la manipulation après le refus du Qatar de lui octroyer un sauvetage financier.
À LIRE : L’étrange cas de Jared Kushner et du lobby israélien
Grâce à des messages ciblés, une expertise rémunérée et des relations personnelles et commerciales développées, Abou Dabi est non seulement parvenu à dominer le discours de Washington sur les affaires du Moyen-Orient, mais aussi et surtout à façonner l’approche initiale de l’administration Trump vis-à-vis du blocus du Qatar lorsque Kushner est devenu le nouveau conseiller principal du président pour la région.
La relation personnelle entretenue par Kushner avec l’homme fort émirati Mohammed ben Zayed et le lobby émirati, ainsi que sa proximité avec l’AIPAC l’ont rendu vulnérable au plan des Émirats visant à poursuivre le blocus du Qatar. Kushner a apparemment pu disqualifier les objections formulées à la fois par le secrétaire d’État et le secrétaire à la Défense sur ce blocus. Le discours de Trump dans le Rose Garden de la Maison-Blanche a repris le fond et la forme de la version émiratie.
Malgré l’enquête de Mueller sur la collusion potentielle de la campagne de Trump avec les Émirats arabes unis, ce réseau de néoconservateurs étroitement liés aux lobbyistes israéliens et aux représentants de l’État arabe du Golfe a créé une puissante chambre de résonance que ni les républicains, ni la Maison-Blanche ne peuvent ignorer
Les Émirats arabes unis ont créé leur propre machine informelle de lobbying qui, contrairement à l’AIPAC, utilise les moyens de la guerre de l’information de cinquième génération pour altérer non seulement les perceptions des décideurs politiques aux États-Unis, mais aussi l’ensemble de la direction prise par les politiques américaines à l’égard du Moyen-Orient.
– Andreas Krieg est professeur assistant au département d’études de la défense du King’s College de Londres et consultant spécialisé dans les risques stratégiques pour des clients gouvernementaux et commerciaux au Moyen-Orient. Il a récemment publié un livre intitulé Socio-Political Order and Security in the Arab World.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Jared Kushner est aperçu à la cour royale saoudienne après que le président américain Donald Trump s’est vu décerner la médaille de l’Ordre du roi Abdelaziz al-Saoud, à Riyad (Arabie saoudite), le 20 mai 2017 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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