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Françoise Vergès : « La République française reste un espace de colonialité du pouvoir »

« Repolitiser le féminisme » pour enfin prendre en compte la question raciale et coloniale, c’est l’appel de la politologue féministe dans son dernier ouvrage
Françoise Vergès, féministe et politologue, au Festival International du Film des Droits de l'Homme de Guadeloupe (Facebook/Françoise Vergès)

Dans Le Ventre des femmes, Françoise Vergès, célèbre politologue et historienne du fait colonial, revient sur le scandale des milliers d’avortements et de stérilisations sans consentement à l’île de La Réunion, département français d’outre-mer, rendu public en juin 1970. D’abord dénoncé par la presse locale réunionnaise, en particulier Témoignages, journal du Parti communiste réunionnais (PCR), le scandale fait l’objet de plusieurs articles de la presse nationale, avant d’être rapidement oublié.

Fille de militants communistes anticolonialistes et féministes, Françoise Vergès, elle, a la mémoire longue. L’auteure part de ce dramatique événement pour retracer la continuité coloniale républicaine bien après les indépendances nationales et notamment la cécité d’un féminisme blanc à l’égard de la condition réelle des femmes racisées. MEE a interviewé celle qui se définit comme une féministe anti-raciste autour des problématiques liées à ce féminisme blanc républicain à géométrie variable.

MEE : Vous soulignez dans votre livre le double discours de la République française sur la question de l’avortement selon qu’il s’adresse aux femmes de la métropole ou à celles de la Réunion. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Françoise Vergès : L’avortement reste un crime dans la loi française jusqu’en 1975 et il est sévèrement puni. Pourtant, à La Réunion, dès les années 1960, le gouvernement encourage le contrôle des naissances : pilules, stérilets, piqûres anti-fertilité sont largement distribués et des avortements sont pratiqués sans le consentement des femmes.

Tous les jours, radios et journaux font de la publicité pour le contrôle des naissances. Les centres de planning familial, les centres de protection maternelle et infantile, des assistantes sociales, des médecins envoient sciemment les femmes des classes populaires se faire avorter à cette clinique [clinique orthopédique de Saint-Benoît] agréée par l’État et dont le directeur est une figure importante de la droite coloniale, raciste et anticommuniste.

Je préfère parler de « colonialité républicaine » pour décrire ces reconfigurations discursives et pratiques qui ont pour but à la fois de préserver les intérêts capitalistes et impérialistes français

C’est donc un scandale d’État qui révèle une double politique : il y a des femmes encouragées à faire des enfants – les femmes blanches françaises – et des femmes qui ne doivent pas donner naissance – les femmes racisées des anciennes colonies. C’est un choix politique, ce n’est pas un paradoxe. Bien sûr, aucun décret ne dit « avortez les femmes pauvres et racisées de La Réunion », mais c’est tout un ensemble de discours, de représentations mêlant mépris, racisme et paternalisme colonial, qui encourage ces pratiques.

Un autre scandale concerne le détournement massif d’argent public : la population était en très mauvaise santé mais aussi très pauvre et ne pouvait payer les soins. L’Assistance médicale gratuite (AMG) est instituée sous la pression des forces progressistes mais la mesure est rapidement détournée par médecins et pharmaciens.

Le patient apportait un bon d’AMG, le médecin y inscrivait sa note et l’envoyait à la Sécurité sociale, puis donnait un bon pour la pharmacie. L’avortement étant interdit, les médecins, tous blancs et mâles, déclaraient une autre opération qu’ils surfacturaient souvent. Ils sont devenus ainsi millionnaires. Sous la pression des autorités postcoloniales, ce détournement de plusieurs millions n’a jamais été jugé car cela aurait signifié mettre en cause des Français et des représentants de la droite locale.

Une femme participe à une manifestation organisée par « Stand up to Racism » devant l’ambassade française à Londres, le 26 août 2016 (AFP)

Je rappelle que nous sommes en 1970, c’est important. La guerre en Algérie est terminée, la société française pense s’être « libérée » du colonialisme. Avant cette date, en 1968, la société change profondément, mais les pratiques discriminatoires et racistes persistent, quoiqu’avec l’illusion que l’Empire colonial a vécu et que la société est devenue « moderne ». Or, il y a une continuité du colonialisme et du racisme, appelé néocolonialisme ou postcolonialisme.

Je préfère parler de « colonialité républicaine » pour décrire ces reconfigurations discursives et pratiques qui ont pour but à la fois de préserver les intérêts capitalistes et impérialistes français, et de pacifier et écraser les luttes via l’offre d’une idéologie républicaine de l’égalité.

MEE : Aujourd’hui, la « trop grande natalité » au sein de populations d’origine africaine, ou de culture musulmane, est perçue chez une partie de la gauche française comme une forme d’oppression de la femme ghettoïsée dans la condition de mère. À droite, ça serait pour profiter des allocations. En tant que féministe et antiraciste, quel est votre avis sur la question ?

FV : Le discours sur la surpopulation dans ce qui s’appelait alors le Tiers monde date de l’après Seconde Guerre mondiale. Le contexte : un nouvel ordre mondial régi par les États-Unis, la guerre froide, de nouvelles formes de capitalisme, une condamnation universelle (dans la rhétorique) du racisme, et des luttes de libération nationale. L’Occident accuse les femmes du Tiers monde de faire trop d’enfants et d’être dès lors responsables de la misère et du sous-développement.

Dans les Congrès sur la population mondiale organisés par les Nations unies, les représentants des États-Unis énoncent clairement la politique qui devrait être adoptée : des programmes massifs de contrôle des naissances. La trop grande fertilité des femmes du Sud global devient, dans ce discours, non seulement un frein au développement mais une menace au « monde libre » et à la planète.

En tant que féministe résolument antiraciste, anticapitaliste et anti-impérialiste, je suis pour que le choix des femmes soit garanti. Les femmes savent ce qu’elles veulent

Le lien entre taux de natalité, migrations incontrôlées et, bientôt, destruction de l’environnement se consolide. Le ventre des femmes racisées doit être contrôlé par les États riches de l’Occident. Notons cependant que des États du Sud global vont adopter cette politique (Inde, Chine, Pérou, etc.). Les femmes du Sud deviennent les otages des politiques nationales natalistes et des politiques internationales antinatalistes.

En tant que féministe résolument antiraciste, anticapitaliste et anti-impérialiste, je suis pour que le choix des femmes soit garanti. Les femmes savent ce qu’elles veulent ! Elles tiennent compte de plusieurs éléments dans leur vie face à la pression sociale, culturelle et étatique mais trop souvent, elles n’ont pas la garantie du choix, que ce soit à cause du manque d’infrastructures médicales et d’accès à des moyens contraceptifs sûrs pour leur santé ou des injonctions sociales et culturelles du patriarcat.

Depuis toujours, les femmes ont cherché à échapper à ces normes, codes et lois, on le sait, partout les femmes connaissent des méthodes abortives et contraceptives (herbes et concoctions) qu’elles se transmettent entre elles.

MEE : À travers votre livre, et l’affaire des avortements forcés à La Réunion, vous questionnez le féminisme blanc, aveugle, selon vous, à la condition des femmes réunionnaises racisées. Pourriez-vous éclaircir pour nous ce que vous appelez féminisme blanc et en quoi il pose problème ?

FV : Ce que j’appelle le « féminisme blanc », c’est celui qui a fait d’une analyse d’une situation localisée et contextualisée (l’Europe) un fait universel et qui ne se penche pas sur la manière dont des femmes ont été fabriquées comme « blanches », c’est-à-dire comme bénéficiant de privilèges qui sont le produit de siècles de colonisation et d’impérialisme.

C’est celui qui prône l’égalité avec les hommes, ce qui signifie l’intégration dans un monde profondément injuste et inégal car les « hommes » en question, qui sont-ils sinon ceux qui construisent un monde injuste et inégal ?

Blair Imani, activiste américaine afroféministe (muslimgirl.com)

Pourquoi des femmes voudraient-elles participer à un pouvoir masculin qui a institué la guerre et le meurtre comme politique ? Qui a produit des discours comme l’orientalisme, qui a longtemps soutenu l’Apartheid en Afrique du Sud, a justifié les interventions impérialistes partout dans le monde et les politiques coloniales et d’Apartheid d’Israël, qui maintient un axe Nord/Sud, où le capitalisme règne ? Un féminisme qui a une approche punitive et carcérale ? Qui veut faire passer de plus en plus de lois donnant à la police et au tribunal le rôle de « protéger » les femmes ? Où la classe, la race et l’ethnicité n’ont pas de place. Un système qui vise la parité dans l’injustice. C’est alors un féminisme étatique.

Prenons par exemple la question du voile, c’est-à-dire la focalisation de féministes françaises sur une certaine manière de s’habiller. Celle-ci est emblématique d’une énième tentative de dicter ce que serait l’émancipation et la libération, de garder la main sur ces processus, de faire de l’Europe le berceau unique du féminisme, celui qui serait seul légitime. C’est une réécriture de l’histoire des luttes des femmes, une volonté de maintenir la suprématie blanche. C’est un des symptômes d’une longue histoire coloniale où la France se veut détentrice du seul universalisme qui garantirait un humanisme.

À LIRE : Le féminisme musulman en France : « Ne me libérez pas, je m’en charge ! »

D’ailleurs Frantz Fanon, parlant de la politique française coloniale en Algérie, écrivait : « Ciblez les femmes, le reste suivra ». Ce qui veut dire qu’il faut analyser la politique étatique et fémonationaliste [les tentatives des partis européens de droite (entre autres) d’intégrer les idéaux féministes dans des campagnes anti-immigrés et anti-islam] envers les femmes en tenant compte de ses différentes expressions : condamnation du voile et célébration de la « beurette », de la femme musulmane « moderne » qui veut s’intégrer à la culture dominante.

Un des exemples récents de cette politique étatique « féministe » est l’instrumentalisation par la monarchie pétrolière saoudienne des droits des femmes pour un « rebranding » de son régime répressif et réactionnaire. Applaudi par les gouvernements occidentaux au nom de la « modernité », la monarchie masque ainsi sa guerre au Yémen qui a fait de nombreuses victimes civiles et détruit le pays, son ingérence dans les affaires de la région, ses politiques racistes…

Pour contrer ce féminisme blanc, des groupes afroféministes et féministes musulmans émergent en France depuis quelques années. Mais je rappelle, car on l’oublie trop souvent, que des groupes de femmes racisées ont existé dans les années 1970

Pour contrer ce féminisme blanc, des groupes afroféministes et féministes musulmans émergent en France depuis quelques années. Mais je rappelle, car on l’oublie trop souvent, que des groupes de femmes racisées ont existé dans les années 1970. Le Mouvement de libération des femmes était divers et très politique, avec des groupes résolument anticapitalistes. Mais la question coloniale/raciale française a été ignorée. L’impérialisme était dénoncé mais seulement celui des États-Unis. Ce que le féminisme devait à l’impérialisme n’a pas du tout été analysé.

Il faut écrire cette histoire, sinon on ne va pas comprendre grand-chose et on aura l’illusion que tout commence aujourd’hui. Il y a nécessité et urgence à repolitiser le féminisme, et c’est ce que certains de ces groupes font. C’est très encourageant. Je trouve ça formidable.

MEE : Pourriez-vous expliquer le lien que vous établissez dans votre livre entre les politiques menées dans les Outre-mer post-esclavagistes et celles appliquées dans les banlieues françaises ?

FV : La République reste un espace de colonialité du pouvoir – j’emprunte à Enrique Dussel et ses amis la définition de la colonialité comme analyse de la persistance de la classification en « races » et cela malgré les indépendances et la fin des Empires coloniaux du XIXe siècle. Il est évident qu’il faut en analyser tous les espaces : quartiers populaires en France tout comme les « Outre-mer », et voir comment les pratiques s’entrecroisent, se répondent.

En général, en France, même dans les milieux militants, il n’y a pas une grande compréhension de ces phénomènes ni de l’histoire contemporaine des Outre-mer, notamment de la répression des révoltes. On connaît les images de la répression dans les quartiers populaires en France, des analyses ont été faites – sur la fabrication de l’ennemi intérieur, l’islamophobie, les crimes policiers – mais on n’intègre pas les grandes révoltes de 1967 en Guadeloupe, des années 1980 à La Réunion, les formes de censure, de répression, les assassinats.

Des personnes de confession musulmane manifestent le 14 février 2004 dans les rues de Marseille afin de protester contre l'adoption du projet de loi interdisant le port du voile dans les écoles publiques (AFP)

La situation actuelle des anciennes colonies esclavagistes – Martinique, Guadeloupe, Guyane, La Réunion – est certes un héritage de l’esclavagisme : après 1848, date de l’abolition de l’esclavage, aucune réparation n’est envisagée, et il y a toujours une racisation du monde du travail, la pauvreté, le barrage à l’accès au foncier et au capital des populations racisées, la dépendance à la France, les monocultures…

Il y a nécessité et urgence à repolitiser le féminisme, et c’est ce que certains de ces groupes font. C’est très encourageant. Je trouve ça formidable

Mais il faut aussi considérer le siècle de statut colonial (1848-1946) qui maintient la colonie en totale dépendance, sous la coupe des usiniers et grands propriétaires, et le refus étatique de développer ces colonies après 1946 quand celles-ci deviennent des départements. Ce choix politique clairement exprimé de ne pas développer ces terres, la rhétorique de la « surpopulation » et de la « démographie galopante » contribuent à poser comme inévitables l’organisation de l’émigration de la jeunesse et le contrôle des naissances.

Les terres sont désindustrialisées, une économie de consommation est installée qui enrichit les grandes compagnies françaises et leurs représentants locaux. Dès lors, les inégalités augmentent, et ces terres sont transformées en terres d’accueil pour les Français en mal de vie coloniale et pour les grandes compagnies françaises.

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Il y a également des responsabilités locales, car il y a une droite dure, raciste, constituée par les héritiers de propriétaires esclavagistes et d’usiniers, qui s’est ensuite diversifiée, et une politique gouvernementale de gauche et de droite qui a consisté à maintenir ce dernier empire. Car ces terres permettent à la France d’avoir une présence culturelle, militaire, scientifique, économique et politique à travers le monde, elles font de la France le second empire maritime au monde, ce que certains ignorent ou minorent comme si cela n’avait pas d’importance ! 

MEE : À l’heure du #Metoo, comment parler de violence sexuelle dans les communautés racisées sans rentrer dans le jeu des mécaniques racistes pointant du doigt les jeunes hommes racisés comme des violeurs par essence ?

FV : On ne peut pas accepter des violences sexuelles sous prétexte que des hommes sont meurtris par le système raciste, mais on ne peut également pas accepter le discours sur la « bonne » féminité et masculinité qui souhaite transformer celles et ceux qui ne se comportent pas comme le veulent les normes occidentales.

La République reste un espace de colonialité du pouvoir – j’emprunte à Enrique Dussel et ses amis la définition de la colonialité comme analyse de la persistance de la classification en « races »

En fait, la question qui se pose est la suivante : qui « protège » les femmes des violences et comment ? C’est aux femmes elles-mêmes de développer des stratégies d’autodéfense et de protection. Or, un certain féminisme a clairement choisi la loi, c’est-à-dire de demander à l’État et ses institutions – police, tribunal, services sociaux – d’organiser la protection des femmes et des enfants. Je reconnais l’utilité des lois – leur rôle imparfait et limité mais nécessaire. Mais les lois sociales ont été adoptées sous la poussée des luttes et on voit bien à quel point les gouvernements actuels œuvrent à les annuler.

Avons-nous pour but de multiplier les prisons, de confier à la police et au tribunal – deux institutions contaminées par le racisme et le sexisme – le soin d’intervenir ? Pour ma part, c’est non. Je ne vais pas militer pour une multiplication des prisons et une augmentation de la répression ! Pour demander de jeter en prison des jeunes hommes racisés !

Des musulmanes ont lancé le hashtag #MosqueMeToo pour parler des agressions sexuelles à La Mecque (Islam4everyone)

Je suis sur la position d’Angela Davis, à savoir l’abolition des prisons. C’est-à-dire oser penser un monde sans prison. Ce qui ne veut pas dire laisser impunies les violences sexuelles. Mais comment penser l’arrêt de la violence ? Laisser à l’État, seul, le soin de répondre est une erreur.

On ne peut pas accepter des violences sexuelles sous prétexte que des hommes sont meurtris par le système raciste, mais on ne peut également pas accepter le discours sur la « bonne » féminité et masculinité

Le monde façonné par le capitalisme (financier ou d’État) et par l’impérialisme est d’une violence inouïe : destruction systématique des conditions de vie pour des milliards de personnes (destruction de la planète, privatisation de l’eau, industries polluantes, militarisation accélérée), fabrication d’une vulnérabilité à la mort de milliards de personnes, politiques gouvernementales racistes envers migrants et réfugiés, féminicides, discriminations contre les LGTBIQ [lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres, intersexués, queers], dépossession…

Il faut réfléchir à la vie « sociale », ou plutôt à l’absence de vie que crée une telle machine de destruction. Sortir la question de la violence sexuelle de l’intimité, la rendre politique et sociale. Ce n’est pas facile mais il faut le faire.

À LIRE : INTERVIEW – Malika Hamidi : « Il existe bel et bien un féminisme musulman »

Maintenant, je ne nie pas les formes de domination masculine qui ne sont pas exclusivement le résultat du capitalisme mais aussi de normes et de codes sociaux et culturels inventés pour préserver cette domination. Renverser ces systèmes, c’est une longue lutte. Même si des hommes sont malheureux de vivre selon ces codes et ces normes (« d’honneur », de « masculinité »), c’est difficile même pour eux de s’en sortir. Les autres hommes feront pression. On le voit avec la répression homophobe, anti-trans, etc. contre des hommes qui défient l’hétéronormativité.

Féminité, masculinité et toute autre manière de se vivre et de vivre sa sexualité sont dynamiques, rien n’est figé et l’hétéronormativité ne finira qu’être un moment dans l’histoire.

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