Arabie saoudite : importer Jean-Paul Gaultier après avoir exporté ben Laden
Il y a quelque chose de malsain dans ces échanges entre le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane et ses hôtes occidentaux qui se pâment devant sa « modernité » et sa « jeunesse ». Le président français Emmanuel Macron n’hésite pas à demander qu’on « lui laisse une chance ».
Américains et Européens, donneurs de leçons en matière de droits de l’homme, s’épanchent en compliments et en salamalecs hypocrites devant ce jeune futur monarque, figure de l’un des régimes les plus rétrogrades du monde. Ce n’est pas si grave, n’est-ce pas ? Les autocrates et les chefs de guerre « autochtones » ont toujours eu l’intelligence de bien « se vendre » à l’Occident.
La monarchie marocaine peut bien rafler les militants du hirak du Rif à sa guise (le roi est si « modéré », si « moderne »), Sissi peut bien mettre la moitié de l’Égypte en prison (il combat fermement le « terrorisme »), Bouteflika peut interdire toute manifestation publique depuis près de vingt ans et s’éterniser au pouvoir (il assure la « stabilité » aux confins du sud de l’Europe et de la civilisation).
N’oublions le passé récent aussi : l’autocrate tunisien Ben Ali n’était-il pas toléré, sinon choyé, parce qu’il assurait le farniente paisible et exotique aux touristes blancs ?!
C’est exactement que qu’a compris le prince héritier saoudien : il faut « vendre » aux Occidentaux l’image de la modération, de la stabilité et de la… modernité.
La modernité. Oui, le mot paraît déplacé, indécent même dans une monarchie où on coupe les têtes à coup de sabre et où les femmes ont le statut antéislamique d’une infra-humanité.
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Et pourtant, Mohammed ben Salmane est bien décidé à l’importer, cette modernité. Une fashion week à Riyad (réservée uniquement aux femmes, tout de même) est organisée du 10 au 14 avril avec comme invités Jean-Paul Gaultier et Roberto Cavalli. Dwayne Johnson « The Rock » aurait pu y animer des conférences pour expliquer la « vision profonde mais moderne du monde » du prince, pour reprendre ses propres termes. Mais on verra s’il pourra ouvrir un bar à téquila au pays du cheikh fanatique Abdelwahab !
Walt Disney Company et l’AMC Entertainment Holdings, qui doit ouvrir 40 salles à travers le royaume, feront exploser leur chiffre d’affaires en projetant des productions passées sans aucun état d’âme par le filtre rigoriste.
Des archéologues français s’enthousiasment (et les tour-opérateurs derrière eux) autour des sites nabatéens d’Al-‘Ula offerts par le prince héritier à la boulimie touristique – mais personne ne dit rien du massacre archéologique à la Mecque et Médine.
Voici comment on importe la « modernité », selon la vision du jeune prince saoudien et ses complices occidentaux. La modernité importée, imposée d’en haut : au moment où la liberté et la dignité humaine sont payés, au mieux, au prix carcéral.
« Périlleux chemin de crête »
On nous explique, dans les chancelleries européennes, qu’il faudra « continuer à emprunter ce chemin de crête, entre deux précipices, condamner les dérives mais encourager les réformes ». Soit. Mais attention tout de même, ce chemin de crête est en haut d’une dune de sable mouvant.
Human Rights Watch rappelle que « les Saoudiennes ne peuvent toujours pas voyager, obtenir un passeport, ni se marier sans l’autorisation d’un homme de la famille. Par ailleurs, les militants saoudiens défendant les droits des femmes, y compris le droit de conduire, continuent d’être harcelés et réduits au silence. Sans compter que l’Arabie saoudite détient toujours l’un des records mondiaux d’exécutions capitales ».
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La même ONG explique également que « la répression à l’encontre des défenseurs des droits humains et de toute forme de dissidence n’a fait que s’accroître sous l’autorité du prince héritier ». Mais de cela, les grands médias occidentaux s’en passent.
On « importe » donc une modernité de façade, de spectacle (rappelons les concerts de raï de l’algérien Khaled récemment), mais qu’en est-il de ce que le royaume des Saoud a exporté ? Ne cherchons pas trop loin, Mohammed ben Salmane nous fait la gentillesse de nous révéler lui-même l’autre côté de la balance commerciale.
« L’investissement dans les mosquées et les medersas à l’étranger était enraciné dans la guerre froide quand nos alliés [occidentaux] avaient demandé à l’Arabie saoudite de mobiliser ses ressources pour contrer l’incursion de l’Union soviétique dans les pays musulmans ». Cette déclaration du prince héritier au Washington Post le 22 mars dernier, est historique.
Elle vient confirmer les milliers de preuves, d’études, de récits politiques et historiques sur le coup d’accélérateur qu’a donné le royaume saoudien au « djihad » mondial dès le début des années 1980, d’abord dans l’Afghanistan envahi par l’ex-URSS pour se propager ensuite à travers le croissant des crises du Pakistan à la Mauritanie.
Des milliards de dollars et des milliers d’imams et d’activistes ont été mobilisés dans la grande offensive wahhabite. On se souviendra très bien de l’un de ses « ambassadeurs » : un certain Oussama ben Laden débarquant à Peshawar dans les années 1980 dans le cadre de ce « djihad » anticommuniste.
Une éditorialiste algérienne, Hadda Hazem, a estimé, que « l’Algérie, qui a été détruite par le terrorisme, devrait porter plainte contre l’Arabie saoudite et exiger des indemnités suite aux déclarations de ben Salmane ».
Ici, un rappel s’impose : selon les estimations des officiers du renseignement algérien, quelques 12 000 « volontaires » algériens ont rejoint les camps d’entraînement au Pakistan durant la période des années 1980, répondant aux appels au « djihad » des prédicateurs saoudiens, dont le plus célèbre Abou Bakr al-Jazaïri.
« J'ai juré avec quelques amis de rejoindre le djihad [en Afghanistan]. La plupart de ces amis sont d'ailleurs morts au combat. Depuis ce jour, je ne rêve que d'une chose : mourir en martyr... J'avais 19 ans » : l’auteur cette déclaration n’est autre que Mokhtar Belmokhtar, vétéran de l’Afghanistan, chef algérien des groupes armés islamistes activant jusqu’à aujourd’hui dans le Sahel.
Un des premiers « émirs » du GIA, Djaffar al-Afghani, de son vrai nom Sid Ahmed Mourad, avait combattu en Afghanistan sous les ordres de Gulbuddin Hekmatyar. Les services algériens avaient bien connu ces commandos qui, de retour d’Afghanistan, constituaient les noyaux les plus durs et les plus aguerris du Groupe islamique armé (GIA), auteur de nombreux massacres.
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Mais les connexions prouvées entre les « Afghans » algériens et les têtes montantes du « djihadisme » international, dont ben Laden, ont été « ignorées » par les services de sécurité occidentaux.
On peut citer une partie des « Afghans » algériens passés par les camps au Pakistan financés par la CIA et l’internationale wahhabite : Qamareddine Kherbane, « représentant » du GIA en France ; Amar Makhlouf, alias Abou Doha, arrêté à Londres avant d'être libéré sous caution en 2001, impliqué dans la préparation de l'attentat contre l'aéroport de Los Angeles ; Djamel Beghal, qui a connu ben Laden en Afghanistan [dans les années 2000, avant l'intervention américaine], incarcéré en France pour la préparation de plusieurs attentats et soupçonné d’être le mentor des frères Kouachi auteur de l’attentat contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo en janvier 2015… On continue ?
Il ne s’agit pas de bannir à jamais Riyad ou son jeune prince fougueux de la scène mondiale : mais il faut leur tenir un langage de vérité et de fermeté, sans cela, les criminelles complicités renaîtront de plus belle
Je n’évoque ici que le cas algérien, sans parler des medersas et autres associations « caritatives » wahhabites activant dans la région sahélo-saharienne et en Afrique, et qui ont contribué à faire le lit des Boko Haram et autres mouvances extrémistes violentes.
Difficile de s’en tenir au « chemin de crête » et de jouer les faux ingénus face à une monarchie théologique et rétrograde. Les Saoud, empêtrés dans la sale guerre au Yémen, veulent acheter une nouvelle respectabilité à coup de milliards de dollars dépensés dans des campagnes de communication massives.
Il ne s’agit pas de bannir à jamais Riyad ou son jeune prince fougueux de la scène mondiale : mais il faut leur tenir un langage de vérité et de fermeté, sans cela, les criminelles complicités renaîtront de plus belle.
- Adlène Meddi est écrivain algérien et journaliste pour Middle East Eye. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a signé trois thrillers politiques sur l’Algérie et co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese. Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.
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Photo : Le prince héritier d'Arabie saoudite Mohammed ben Salmane à Washington, en mars 2018 (AFP).
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