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Joe Biden, le nouveau cauchemar des alliés de Trump au Moyen-Orient

Les actions du président élu au Moyen-Orient seront dictées par les événements. Mais la perte de Trump représente un coup d’arrêt pour les ambitions et les aspirations des puissances hégémoniques du Golfe
Joe Biden, alors vice-président, en visite en Arabie Saoudite en 2011 (Reuters)

On peut voir l’ombre de Donald Trump s’effacer au Moyen-Orient à travers les gesticulations nerveuses de ses plus proches alliés.

Le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou accélère la colonisation avant le gel – ou la mise sur pause – des constructions qui surviendra inévitablement en janvier lorsque le président élu Joe Biden prendra le pouvoir.

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi ne libère qu’une fraction des quelque 60 000 prisonniers politiques qu’il a cachés dans ses prisons. 

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Les présentateurs de télévision de Sissi reçoivent d’un jour à l’autre différents scénarios à lire. Prenez le triste cas de Nashaat al-Deehy. Lorsque Biden était candidat, al-Deehy l’a démoli : « Joseph Biden deviendra le plus vieux président de l’histoire des États-Unis d’Amérique. Le 20 novembre, il aura 78 ans. Cela aura un impact sur sa santé mentale. Il souffre d’Alzheimer et n’est donc pas apte à être président des États-Unis d’Amérique. »

Mais une fois que les médias américains ont annoncé que Biden avait été élu président, al-Deehy est devenu respectueux à son égard. « Nous venons d’apprendre que le président Abdel Fattah al-Sissi a envoyé un câble de félicitations au président élu des États-Unis, Joe Biden. Cet homme éprouve un grand respect pour l’Égypte, il est connu pour sa sagesse et il est à l’écoute. Il ne prend pas de décisions frénétiques. Il ne prend pas de décisions sous le coup de la colère. Tout cela manquait à Donald Trump, qui était violent, têtu et arrogant. Tout cela, nous le voyons. »

Des petits gestes

L’ambassadeur d’Arabie saoudite à Londres est tout aussi troublé. Un jour, il laisse entendre au Guardian que des activistes féministes emprisonnées pourraient être libérées lors du sommet du G20 des 21 et 22 novembre.

« Le G20 est-il une opportunité pour nous de faire preuve de clémence ? Peut-être. C’est un jugement qui revient à quelqu’un d’autre que moi », a déclaré Khaled ben Bandar ben Sultan ben Abdelaziz al-Saoud. « Les gens se demandent : est-ce que cela vaut les dommages que cela nous cause, quoi qu’elles aient fait ? C’est un argument juste et c’est une discussion que nous avons chez nous, au sein de notre système politique et de notre ministère. »

Le lendemain, il appelle la BBC pour démentir ce qu’il vient de dire. 

Pauvre ambassadeur. 

Le roi en personne n’est nullement à l’abri des revirements politiques. Il a commencé à se montrer attentionné envers la Turquie.

Une semaine après le séisme à Izmir, Salmane ordonne l’envoi d’une « aide d’urgence » à la ville. On apprend ensuite que le roi de Bahreïn Hamad ben Issa al-Khalifa a discuté avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan, qui lui a présenté ses condoléances pour la mort du Premier ministre bahreïni, le prince Khalifa ben Salmane al-Khalifa. Un contact direct avec un satellite de Riyad aurait été impossible sans le feu vert du diwan, la cour royale saoudienne.

Depuis qu’il a refusé de laisser passer l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi à Istanbul, Erdoğan inspire la haine à Riyad. La Turquie a – sans cesse – été présentée comme une menace régionale sur les réseaux sociaux saoudiens et les produits turcs ont fait l’objet d’un boycott croissant. Aujourd’hui, tout a changé. Vendredi soir, Erdoğan et le roi Salmane se sont parlé au téléphone en amont du sommet du G20, évoquant les moyens d’améliorer leurs relations.

Ce sont de petits gestes, mais ils sont révélateurs au moment où Trump quitte ses fonctions. 

Le retour de bâton de la CIA

Tout en haut de la liste des alliés nerveux se trouve l’homme qui s’est servi de Trump pour façonner son ascension vers le pouvoir.

Pour devenir prince héritier, Mohammed ben Salmane (MBS) a dû se débarrasser – et salir la réputation – de son cousin plus âgé Mohammed ben Nayef, qui était à l’époque le principal atout de la CIA dans le pays et la région du Golfe. Avant cela, MBS avait téléphoné à Jared Kushner, gendre et conseiller pour le Moyen-Orient de Trump, pour lui demander la permission. Permission qu’il a reçue, ont indiqué à Middle East Eye des sources ayant connaissance de l’appel. 

Biden a tout intérêt à encourager les nombreux ennemis de MBS au sein de la famille royale à s’avancer d’un pas pour empêcher le prince trop ambitieux de devenir roi

Biden connaît personnellement Mohammed ben Nayef. L’ancien chef d’état-major et ministre de l’Intérieur de Mohammed ben Nayef, Saad al-Jabri, s’est enfui à Toronto. Quelques jours après l’assassinat de Khashoggi au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul en octobre 2018, MBS a envoyé une autre équipe de l’Escadron du Tigre pour tuer al-Jabri, selon une action en justice intentée en vertu du Torture Victim Protection Act dans le district américain de Columbia. 

Al-Jabri a eu de la chance. Les gardes-frontières de l’aéroport international de Toronto ont détecté et refoulé l’opération. Il s’agit là de preuves encore actives. Rien de tout cela n’a été traité. La propre évaluation de la CIA selon laquelle MBS a ordonné l’assassinat de Khashoggi n’a jamais été publiée. 

Le prince héritier ne doit pas seulement craindre Biden lui-même, même si le candidat à la présidence a réservé ses paroles les plus dures à l’assassinat de Khashoggi : il doit également s’inquiéter du retour de la CIA à la table des décisions de la Maison-Blanche.

Du jour au lendemain, MBS passe d’un président à la Maison-Blanche qui lui a « sauvé les fesses », comme l’a affirmé Trump, à un successeur tout sauf disposé à faire de même. Biden a tout intérêt à encourager les nombreux ennemis de MBS au sein de la famille royale à avancer d’un pas pour empêcher le prince trop ambitieux de devenir roi. Ils sont à présent assez nombreux. 

La carte « Vous êtes libéré de prison »

Le nouveau leadership au Bureau ovale laisse relativement peu d’options à MBS.

Il pourrait utiliser Israël comme sa carte « Vous êtes libéré de prison », en faisant pression pour sa reconnaissance et la normalisation des relations. Les accords d’Abraham signés entre les Émirats arabes unis, Bahreïn et Israël bénéficient du soutien des deux partis au Congrès. 

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Même si la nouvelle administration Biden mettra davantage l’accent sur la reprise des négociations directes entre l’Autorité palestinienne et Israël, elle n’empêchera pas un autre grand État arabe comme l’Arabie saoudite de se joindre à la fête.

L’opposition à la normalisation des relations saoudiennes avec Israël se manifesterait à l’intérieur du pays et non à l’étranger. À l’échelle nationale, reconnaître Israël serait quelque chose de périlleux. Même si les trolls de Saoud al-Qahtani intimident l’opinion publique saoudienne sur les réseaux sociaux, celle-ci est farouchement pro-palestinienne et antisioniste.   

Plus que jamais, la Palestine reste la principale source d’instabilité au Moyen-Orient, le conflit qui le définit, le conflit qui perdure comme un symbole de la colonisation européenne et de l’humiliation des Arabes.

Une reconnaissance d’Israël par le Gardien des deux saintes mosquées ? Il faudra marcher sur le corps de nombreux musulmans.

Chaque fois que MBS a dû revenir sur son souhait de reconnaître Israël (et il était tout proche de s’envoler pour Washington afin d’endosser le rôle du parrain souriant lors de la cérémonie de signature à la Maison-Blanche, avant d’annuler à la dernière minute), il s’est tourné vers son père, le roi, pour que celui-ci affirme que rien n’avait changé et confirme la politique officielle de l’État – à savoir l’Initiative de paix arabe émise en 2002 par son prédécesseur, le roi Abdallah, qui ne permet la reconnaissance d’Israël que si une solution négociée est trouvée sur la base des frontières de 1967.

Le président américain Donald Trump salue ses partisans, le 15 novembre (Reuters)
Le président américain Donald Trump salue ses partisans, le 15 novembre (Reuters)

Avec la perte du « крыша » – toit protecteur – apporté par Trump et l’arrivée d’un président hostile en la personne de Biden, MBS aura encore plus besoin qu’auparavant de son père au poste de roi. Nous savons de sources saoudiennes qu’à un moment donné, MBS envisageait de forcer l’abdication prématurée de son père pour des raisons de santé et de s’emparer lui-même de la couronne. 

Avec la perte du toit protecteur apporté par Trump et l’arrivée d’un président hostile en la personne de Biden, MBS aura encore plus besoin qu’auparavant de son père au poste de roi

Dans sa dernière série de purges, MBS a ciblé des dirigeants du Hayat al-Beyaa, le Conseil d’allégeance, dont le rôle est d’approuver les successions royales et la nomination d’un nouveau prince héritier.

Ces dernières arrestations visant à évincer ses détracteurs au sein du Conseil d’allégeance n’auraient eu de sens que si MBS avait lui-même l’intention de devenir roi. Mais ce n’était possible que dans les bons moments, lorsque MBS était une étoile montante qui pouvait encore se rendre à Londres et à Washington sans déclencher d’attroupements de manifestants prônant la défense des droits de l’homme.

Dans les mauvais moments, le roi reste le chef de tribu, qui commande la loyauté de la famille royale et du royaume. Quel que soit l’état mental réel de Salmane, il demeure le chef de famille et il n’y aura pas de rébellion contre lui. Il n’en serait pas de même pour son fils s’il venait à évincer son père et à s’emparer de la couronne. Il serait une proie idéale pour un coup d’État royal. C’est probablement la raison principale pour laquelle le père est toujours roi.

Une alliance régionale

Le sort de l’alliance régionale qu’un futur roi Mohammed tentait de construire autour de lui est également en jeu. Le véritable combat qui se déroule dans le monde arabe sunnite porte sur la question de savoir qui prendra la relève en tant que chef et en tant qu’intermédiaire de l’Occident. 

Aux yeux des Émiratis, le but d’une alliance avec Israël n’est pas d’accroître leurs richesses mais leur pouvoir, celui de devenir la puissance hégémonique régionale aux côtés de l’Arabie saoudite sous le roi Mohammed.

Cette ambition existe toujours. 

Mais le rôle qu’une « OTAN arabe » devait jouer pour combattre et freiner l’Iran sera désormais diminué par les efforts que déploiera Biden pour rétablir l’accord sur le nucléaire avec Téhéran. Les dirigeants iraniens ont regardé Trump droit dans les yeux et refusé de cligner des yeux en premier. Ils ont survécu à ce président américain comme à Jimmy Carter et à tous les présidents qui lui ont succédé.

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L’accord sur le nucléaire (ou plan d’action conjoint) a été le couronnement de la politique étrangère de Barack Obama – bien qu’il ait été l’aboutissement d’années de négociations impliquant de nombreux pays et d’anciens ministres en charge des affaires étrangères – le « P5+1 », soit les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies plus l’Allemagne, ainsi que la Turquie et le Brésil avant eux. 

Cependant, les actions de chaque camp sont séquencées et quelles que soient les difficultés qui se trouvent sur cette voie, Biden basculera une fois de plus vers le rétablissement de cet accord sur le nucléaire. Même si certaines sanctions se poursuivent, la politique consistant à s’en servir pour exercer une « pression maximale » sera terminée.

Cette détente créera inévitablement une nouvelle réalité dans la région du Golfe.

Elle créera également une nouvelle réalité pour les membres de l’alliance adverse, la Turquie et le Qatar. Biden n’est pas un admirateur d’Erdoğan, avec qui il a passé de nombreuses heures à discuter. Il s’est excusé une fois auprès d’Erdoğan après des propos laissant entendre que la Turquie avait contribué à faciliter l’ascension du groupe État islamique. Il n’est pas près de recommencer.

Lors d’une réunion avec le comité de rédaction du New York Times filmée en décembre, Biden a décrit Erdoğan comme un autocrate. Interrogé quant à savoir s’il était gêné par le fait que les États-Unis continuaient de baser 50 armes nucléaires en Turquie, Biden a déclaré que son niveau d’aisance avait « beaucoup diminué » et qu’il ferait clairement savoir au dirigeant turc que les États-Unis soutenaient l’opposition.

Un monde instable

Une fois au pouvoir, Biden aura peut-être plus de mal à exprimer cette hostilité personnelle. Qu’il le veuille ou non, la Turquie est une puissance militaire régionale plus confiante qu’elle ne l’était à l’époque d’Obama. 

Son armée a fait ses preuves en tant que contrepoids à la puissance militaire russe en Syrie et en Libye et vient de réaliser une percée majeure dans le Haut-Karabakh en établissant pour la première fois un accès routier de la frontière turque à la mer Caspienne. 

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C’est une victoire stratégique pour l’État turc. 

S’il est amené à lever partiellement les sanctions contre l’Iran, Biden constatera qu’il a besoin de la Turquie comme contrepoids régional. Il y a aujourd’hui trop d’arènes où la Turquie joue un rôle, de la Syrie à la Libye en passant par l’Irak. Biden doit faire face à ces « faits sur le terrain », qu’il le veuille ou non.

De même, la pression va désormais s’accroître sur l’Arabie saoudite pour qu’elle mette fin à son siège du Qatar. Son voisin immédiat, les Émirats arabes unis, considérera toujours la politique étrangère pro-islamiste du Qatar comme une menace existentielle. Mais les choses seront différentes pour Riyad et des pourparlers discrets ont déjà eu lieu à Oman et au Koweït.

Les actions de Biden au Moyen-Orient seront dictées par les événements. Mais la perte de Trump représente un coup d’arrêt pour les ambitions et les aspirations des puissances hégémoniques du Golfe. 

Le monde est plus incertain, plus instable.

- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Lorsqu’il a quitté The Guardian, il était l’éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal. Au cours de ses 29 ans de carrière, il a couvert l’attentat à la bombe de Brighton, la grève des mineurs, la réaction loyaliste à la suite de l’accord anglo-irlandais en Irlande du Nord, les premiers conflits survenus lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie en Slovénie et en Croatie, la fin de l’Union soviétique, la Tchétchénie et les guerres qui ont émaillé son actualité. Il a suivi le déclin moral et physique de Boris Eltsine et les conditions qui ont permis l’ascension de Poutine. Après l’Irlande, il a été nommé correspondant européen pour la rubrique Europe de The Guardian, avant de rejoindre le bureau de Moscou en 1992 et d’en prendre la direction en 1994. Il a quitté la Russie en 1997 pour rejoindre le bureau Étranger, avant de devenir rédacteur en chef de la rubrique Europe puis rédacteur en chef adjoint de la rubrique Étranger. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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