C’est le printemps arabe pour les dictateurs
Ce qui a été dit après la chute d'Alep aux mains du régime syrien ignore le symbolisme qui va au-delà de la bataille en elle-même : la chute d'une ville cruciale coïncidant avec le sixième anniversaire du Printemps arabe. Cela soulève la question de savoir si le Printemps arabe est devenu le « printemps des dictatures » et qui exactement est à blâmer pour les revers que les révolutions arabes ont rencontrés au cours des six dernières années.
La réponse courte est que la communauté internationale a failli face aux soulèvements arabes, mais qu’une lourde responsabilité pèse également sur les dictatures arabes, leurs alliés internationaux en Occident et ailleurs, et même les « révolutionnaires » eux-mêmes. Comment peut-on sauver le Printemps arabe, éliminer l'extrémisme et la violence généralisés et faire prévaloir un changement durable ?
Une réponse est que la communauté internationale appuie la transition démocratique et abandonne une approche sécuritaire à court terme en vue de l’obtention de la stabilité au Moyen-Orient.
Régimes impitoyables
Beaucoup d'observateurs de la politique du Moyen-Orient ont sous-estimé ce que l'État autoritaire et ses régimes ont été désireux et capables de faire. Le régime syrien a choqué la conscience du monde en répondant par des massacres sanglants à l’appel au changement du peuple syrien.
De même, en Égypte, l'establishment militaire a écrasé la démocratie dans sa phase embryonnaire et a poussé le pays dans une crise politique, économique et sécuritaire critique, plus profonde qu’au cours du règne de l'ancien président autoritaire Hosni Moubarak. L'État islamique (EI) a trouvé dans le Sinaï un débouché pour exprimer sa puissance au beau milieu d’une Égypte fracturée sous la direction militaire actuelle.
La réforme du régime Saleh au Yémen n’a fait que mener à une guerre civile sanglante qui a anéanti le dialogue national dirigé par l'ONU et la transformation démocratique au sens large. Connu comme le « danseur sur les têtes des serpents », Ali Abdallah Saleh, ancien dirigeant du Yémen, a réussi à galvaniser le pouvoir de ses institutions étatiques profondément enracinées, en particulier l’armée, et a contré le processus démocratique au Yémen en provoquant une guerre civile sanglante qui a invité des puissances externes à projeter leur pouvoir politique dans le conflit et à protéger leurs intérêts.
L'échec sécuritaire d’Obama
Le sixième anniversaire du Printemps arabe souligne les échecs de la communauté internationale à saisir l'occasion d'encourager le changement démocratique et la stabilité à long terme dans la région arabe. L'obsession de l'administration Obama à lutter contre le terrorisme au moyen de drones et de solutions sécuritaires a échoué et a même contribué à transformer les revendications de liberté, de justice et de développement du Printemps arabe en une « guerre contre le terrorisme » invitant les radicaux et les extrémistes, ainsi que les coalitions régionales et internationales, dans les conflits en cours.
Les États-Unis, le Royaume-Uni, la Russie, l'Iran et le régime Assad définissent tous leur rôle dans le conflit syrien comme « une lutte contre le terrorisme ». Où est donc alors la révolution syrienne ? Le slogan le plus utilisé au début du Printemps arabe était « Ash-sha'b yurīd isqāṭ an-niẓām » (« le peuple veut faire tomber le régime »). Aujourd'hui, c'est – malheureusement – un slogan presque oublié dans la politique arabe. La « guerre contre le terrorisme » est devenue une entreprise prospère, et tant la sécurité du régime pour sa survie que l'intervention étrangère en Syrie utilisent « la lutte contre le terrorisme » pour s’auto-valider.
La Russie et l'Iran justifient leurs campagnes militaires au nom du combat contre le terrorisme en Syrie avant que la bataille ne les atteigne chez eux à Moscou et à Téhéran, tandis qu’Assad veut au final qu’on se souvienne de lui comme d’un dirigeant qui a lutté pour sauver son pays du terrorisme. L'administration Obama, cependant, est allée au-delà de la Syrie pour bombarder des villes arabes au Yémen, en Irak et en Libye afin que l'Amérique n'ait pas à combattre le terrorisme sur les pelouses de Washington.
Échec révolutionnaire
Les révolutionnaires qui se sont rebellés contre le despotisme n’ont pas non plus été à la hauteur du Printemps arabe. Les révolutionnaires qui ont été persécutés sous le régime de Kadhafi en Libye ont adopté une approche radicale de l'édification de l'État qui a fini par polariser leur propre société et transformer les victimes en agresseurs. En 2012, j'ai averti dans le New York Times qu’une « purge malavisée en Libye » était potentiellement capable de mettre le pays sur la voie de la guerre civile – et j’ai insisté sur la nécessité de l'éviter.
Les révolutionnaires en Libye ont procédé de la même manière que l'approche tristement célèbre de « débaasification » adoptée par l'administration américaine en Irak, laquelle a mis ce pays sur la voie d'une guerre confessionnelle brutale sans fin en vue. Les révolutionnaires libyens ont instauré une « loi d'isolement politique » empêchant quiconque travaillait avec l'ancien régime d’occuper des fonctions publiques pendant dix ans, ce qui a fini par motiver les factions de l'ancien régime à se regrouper et à contre-attaquer. Le résultat a déclenché une guerre civile brutale et créé une Libye fortement divisée entre l’Est et l’Ouest du pays.
Tyrannie non éclairée
La plus grande menace pour le Printemps arabe six ans après son lancement reste l'autoritarisme. La rénovation des dictatures s'est révélée être la mauvaise approche pour instaurer la démocratie. Le despotisme européen éclairé, comme le soutenait Voltaire au XVIIIe siècle, n'existe pas dans le monde arabe aujourd'hui. Ce que nous avons plutôt, selon le philosophe arabe Azmi Bishara, c'est une tyrannie qui « ne peut être éclairée ».
Investir dans la tyrannie, comme l'a fait la communauté internationale et surtout l'Occident pendant de nombreuses années, pensant pouvoir ainsi lutter contre le terrorisme, a été une erreur fatale. La tyrannie a créé les bases du désespoir, de l'extrémisme et de l’indignation, des maux que la tyrannie a produits en premier lieu et auxquels elle ne peut jamais remédier.
Six ans se sont écoulés et les revers qu’a connus le Printemps arabe – résultats de la tyrannie – soulignent la validité du message originel des soulèvements : la transformation démocratique est la seule alternative viable à la folie dont la région est témoin.
Des passages de cet article proviennent du livre récemment publié par l'auteur : Unfinished Revolutions: Yemen, Libya, and Tunisia after the Arab Spring (Yale University Press 2016).
- Ibrahim Fraihat est professeur en résolution des conflits internationaux au Centre pour les études des conflits et des études humanitaires de l’Institut de Doha. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @i_fraihat
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président syrien Bachar al-Assad marche dans la rue aux côtés de dignitaires après avoir exécuté la prière de l’Aïd al-Adha dans une mosquée d’une zone de Daraya contrôlée par le gouvernement (AFP/SANA).
Traduit de l'anglais (original) par Monique Gire.
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