Comment les eaux du Jourdain sont devenues malsaines
Rêvons un peu. Imaginons qu’ont cessé les bombardements en Syrie et que le conflit touche à sa fin.
Les fermiers syriens cultivent à nouveau leurs terres, et rouvrent les robinets pour irriguer les cultures. Les gens retrouvent le sourire – quoique, pas tous.
Côté Jordanie, le voisin de la Syrie au sud, un grave problème de pénurie d’eau pourrait considérablement empirer avec la fin de la guerre.
Le Jourdain, dont les eaux jaillissent depuis les pentes du mont Hermon à la frontière libano-syrienne, pour couler sur 250 kilomètres et terminer leur périple dans la mer Morte, représente une ressource hydrique essentielle pour le pays presque éponyme, la Jordanie.
Depuis des années, la Syrie – tout comme Israël et la Jordanie elle-même – pompe du fleuve d’énormes quantités d’eau, et c’est bien le drame.
Francesca de Châtel, qui a réalisé un travail approfondi sur les systèmes hydriques au Moyen-Orient, explique : ce qui était jadis un fleuve serpentant, parcouru de rapides et de cascades, a été abondamment exploité, avec force barrages, canaux de diversion et projets d’irrigation à grande échelle sur le fleuve, ses affluents et en amont.
« Par conséquent », déplore de Châtel, « son débit a été réduit à environ un dixième des valeurs historiques, et la qualité de l’eau s’est brusquement détériorée, car eaux d’égout non traitées, écoulements salés et effluents agricoles polluent le peu d’eau qui reste ».
Terre promise polluée
Les touristes affluent pour admirer le Jourdain, l’un des fleuves les plus célèbres et les plus saints. La tradition indique que c’est le fleuve que les Israélites traversèrent pour atteindre leur terre promise et dans lequel Jésus fut baptisé. Or, à l’heure actuelle, ce fleuve n’a plus rien de sain.
De nos jours, ceux qui veulent mettre leur pas dans ceux de Jésus et se faire immerger dans les eaux du Jourdain doivent veiller à ne le faire que dans les zones baptismales spécifiquement indiquées – relativement moins polluées.
Ceux qui veulent mettre leur pas dans ceux de Jésus et se faire immerger dans les eaux du Jourdain doivent veiller à ne le faire que dans les zones de baptême spécifiquement indiquées – relativement moins polluées
Au même moment, les installations hydroélectriques construites sur le cours du Jourdain ont été abandonnées. « Il fut un temps où le Jourdain était maîtrisé et exploité grâce à des turbines génératrices d’électricité », se remémore un militant de l’environnement dans la région. « Le drame, de nos jours, c’est que le Jourdain ne pourrait même pas faire tourner une molette de souris ».
Au cours des 60 dernières années, la Syrie a construit plus de 40 barrages sur le Jourdain et ses affluents, alors même que ne sont appliqués aucun des accords répartissant l’eau entre Damas et Amman.
Au début des années 1960, Israël a construit un gros barrage et détourné les eaux de la Mer de Galilée pour irriguer les cultures des terres adjacentes.
À la même époque, la Jordanie a aussi construit un grand canal pour exploiter les eaux du fleuve Yarmouk, l’un des principaux affluents de la Jordanie.
Cette diversion des eaux du principal fleuve du pays fut un désastre, pour la Jordanie en particulier. Les Nations unies l’ont classée comme l’un des pays les plus gravement frappés par la pénurie d’eau sur terre.
Entrées et sorties d’eau
Les statistiques racontent une sombre histoire. Selon la récente analyse d’universitaires à l’Université de Stanford en Californie, en coopération avec des experts en eau jordaniens, la disponibilité de l’eau par habitant en Jordanie est passée de 3 600 mètres cubes par an en 1946 à seulement 135 mètres cubes actuellement – bien moins que ce qui est considéré comme le niveau de « rareté absolue ».
Les ressources des nappes phréatiques en Jordanie ont été chroniquement surexploitées et incapables de se reconstituer. D’autres facteurs ont contribué aux problèmes de rareté d’eau de ce pays.
La Jordanie et sa région ont enduré des périodes de sécheresse prolongée, particulièrement délétères, entre 2008 et 2014.
Pendant le dernier quart de siècle, la population du pays a gonflé, par l’augmentation des taux de natalité comme par l’afflux de très nombreux réfugiés fuyant les combats, venus d’Irak d’abord, de Syrie ensuite.
Selon le dernier recensement national, le pays accueille 9,5 millions de personnes, alors qu’il n’en comptait que 2,2 millions en 1990. Le gouvernement estime à presque trois millions la population de non-Jordaniens – Syriens, Égyptiens, Irakiens et Palestiniens.
Une telle croissance de population sur un temps relativement court pèse évidemment fortement sur toutes les ressources, l’eau en particulier. Chaque jour, des centaines de camions citernes livrent de l’eau au camp syriens à Zaatari – l’un des plus grands du pays, avec environ 100 000 réfugiés.
« La Jordanie fait face à une pénurie d’eau douce à plusieurs niveaux, qui s’aggrave chaque jour, exacerbée par un déclin à long terme de sa pluviosité et le niveau de ses nappes phréatiques, outre le conflit régional et l’immigration », révèle une étude de Stanford.
D’après cette analyse, le déclin du débit du fleuve ne fera que s’intensifier dans la région avec l’accélération du changement climatique. On prévoit que, d’ici la fin du siècle, les températures en Jordanie augmenteront de plus de quatre degrés Celsius, et l’on s’attend à un déclin de pluviosité, pouvant atteindre les 30 %.
Projets d'amélioration
Heureusement, quelques lueurs d’espoir viennent éclairer ce si sombre tableau.
Des progrès considérables ont été constatés – surtout en Jordanie et Israël – avec la construction d’usines de traitement des eaux usées tout le long du fleuve. Il est aussi prévu d’installer des stations de traitement des eaux qui se déversent des égouts desservant les territoires palestiniens.
Des projets impliquant plusieurs organismes internationaux, dont l’organisation non-gouvernementale les Amis de la Terre au Moyen-Orient, ont collecté des fonds pour en réhabiliter certaines zones, mais des rivalités politiques locales ont entraîné des retards.
Israël laisse couler dans le Jourdain de plus grandes quantités d’eau du lac de Tibériade et, dans certaines régions, le débit a augmenté. Le projet mer Morte-mer Rouge, le plus ambitieux – et le plus controversé –, prévoit d’améliorer l’accès à l’eau dans la région.
Ce projet, d’1,1 milliard de budget, élaboré au départ par des ingénieurs coloniaux du milieu du XIXe siècle, prévoit de construire, près du port jordanien d’Aqaba sur la mer Rouge, une station de dessalement ainsi qu’une usine hydroélectrique, et de pomper la saumure – dérivé du processus de dessalement – pour la rejeter dans la mer Morte au moyen d’un pipeline de 180 kms de long.
Dans une série complexe d’échanges d’eau, l’eau douce de l’usine de dessalement sera vendue à la région d’Arava, au sud d’Israël, tandis que la Jordanie achètera de l’eau pompée du lac de Tibériade et une usine israélienne de dessalement vendra de l’eau à l’Autorité palestinienne.
Le but n’est pas seulement de fournir plus d’eau douce à la région, mais aussi d’augmenter le niveau de l’eau dans la mer Morte, la mer la moins élevée du monde.
La mer Morte – importante zone de loisirs accueillant chaque année des centaines de milliers de touristes venus flotter dans ses eaux riches en sel et minéraux – s’est desséchée d’un tiers au cours des vingt dernières années, d’environ un mètre tous les douze mois.
Les scientifiques affirment que ce rétrécissement est non seulement dû au déclin de la quantité d’eau du Jourdain coulant dans la mer Rouge, mais aussi à l’augmentation de l’évaporation engendrée par des températures régionales en hausse.
Les hôtels, jadis les pieds dans l’eau, ont été abandonnés. Les bâtiments ont été engloutis par les dolines qui se sont creusées sur les terres à proximité.
Les hôtels, jadis les pieds dans l’eau, ont été abandonnés. Les bâtiments ont été engloutis par les dolines qui se sont creusées sur les terres à proximité
En 2015, Jordanie et Israël ont signé un accord de poursuite du projet, sponsorisé par la Banque mondiale. Les promoteurs du projet disent que les 400 millions de dollars (339 millions d’euros) de capital initial sont déjà levés et cinq consortiums – la plupart d’entre eux d’Extrême-Orient – ont été sélectionnés pour le projet. Le travail est censé commencer l’an prochain – première phase prévue d’ici à 2020.
« La Jordanie est très impliquée dans le projet mer Morte-mer Rouge, et nous sommes convaincus que ce projet relève pour nous de la plus haute importance stratégique », a affirmé un fonctionnaire jordanien spécialiste de l’eau.
Redonner vie au fleuve
Pourtant, Amman et Tel-Aviv ont beau professer un bel enthousiasme, le projet se heurte à plusieurs obstacles. Tout accord transfrontalier au Moyen-Orient pose un grand nombre de problèmes, particulièrement à un moment où les tentatives de règlement régional sont au point mort.
L’Autorité palestinienne, le plus souvent écartée des négociations, montre des réticences à y participer, en cette époque de si fortes tensions et de suspicions réciproques.
« Le Jourdain pourrait de nouveau devenir un fleuve vivant, riche d’eaux saines, vénéré non seulement pour des raisons religieuses, mais révéré autant que respecté parce qu’il est la source de la vie et des moyens de subsistance de cette région aride »
- Francesca de Châtel, expert en eau au Moyen-Orient
Les groupes écologistes remettent en question la viabilité du projet mer Morte-mer Rouge, en soutenant que le mélange des eaux si différentes de ces deux mers pourrait mettre en péril les écosystèmes.
Si la saumure – déchet du processus de dessalement – est déversée dans la mer Morte, ses eaux bleues risquent de tourner au blanc lacté et causer du tort à l’industrie touristique.
Les écologistes prétendent que la seule façon de garantir une distribution adéquate de l’eau – et préserver ce qui reste de la mer Morte – c’est d’arrêter de détourner l’eau du Jourdain.
Ce qui entraînerait moins d’eau disponible, pour l’agriculture comme pour les conglomérats d’exploitation minière jordaniens et israéliens, qui détournent les eaux de la partie sud du cours du Jourdain et la déverse dans des étangs d’évaporation pour produire de précieux produits chimiques : bromure et potasse.
Convaincre tous ces différents groupes d’intérêt – et ces pays gravement divisés par conflits et des divergences politiques – de prendre des mesures au sujet du Jourdain est une tâche ardue.
En dépit de tous ces problèmes, Francesca de Châtel, experte en eau, trouve plusieurs raisons d’espérer. Les groupes écologistes, entre autres, travaillent dur – contre vents et marées – pour redonner vie aux zones aval du fleuve.
« Certes, le Jourdain ne retrouvera jamais son état naturel », dit-elle, « mais il pourrait bien redevenir un fleuve vivant, riche d’eaux saines, vénéré non seulement dans un contexte religieux, mais révéré autant que respecté parce qu’il est la source de la vie et des moyens de subsistance de cette région aride. »
- Kieran Cooke, ancien correspondant à l’étranger pour la BBC et le Financial Times, collabore toujours avec la BBC et de nombreux autres journaux internationaux et radios.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : En avril 2009, au cours d’un rituel sur le site baptismal de Kasser al-Yahoud, un prêtre orthodoxe chrétien baptise un bébé dans le Jourdain (AFP)
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabiès.
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