Comment stabiliser la Libye si Haftar refuse de jouer le jeu
« Il n’y a pas d’accord sans Haftar », affirment les ministres des Affaires étrangères européens et arabes depuis le printemps dernier.
Le maréchal anti-islamiste, soutenu par l’Égypte, contrôle une grande partie du pays et refuse jusqu’à présent de coopérer au processus politique, le bloquant efficacement.
Les décideurs occidentaux ne devraient pas s’illusionner concernant la force d’Haftar, lui-même étant victime de sa propre illusion
Ainsi, depuis plus d’un an, il y a eu des tentatives d’inclure le général dans une sorte de structure de pouvoir. Toutefois, aucune de ces tentatives ne semble susceptible de se concrétiser à court terme.
Il est possible de parvenir à un processus politique incluant Haftar à long terme, mais c’est maintenant que la Libye a besoin d’un plan pour arranger les choses et éviter toute nouvelle escalade.
Le défi est de parvenir à cette stabilisation – ce qui signifie une vie décente pour la plupart des Libyens et une absence relative de conflit – sans totalement apaiser Haftar dont les exigences sont incompatibles avec celles de la plupart des autres acteurs politiques et militaires.
À cette fin, les pays qui souhaitent contribuer à une désescalade de la situation en Libye aussitôt que possible devraient saisir plusieurs opportunités politiques et de sécurité actuellement disponibles.
Impasse politique et escalade potentielle
Cela ne signifie pas que la Libye n’a pas besoin des négociations internationales. Les principales institutions créées par l’Accord politique libyen soutenu par l’ONU, le Conseil présidentiel et le Gouvernement d’entente nationale, sont soit scindées, soit bloquées, soit manquent de légitimité.
La prestation des services publics et la crise de liquidités ont empirées alors que le pays est encore divisé entre trois gouvernements rivaux.
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Outre le Conseil présidentiel de Fayez al-Sarraj, il y a le « gouvernement provisoire » d’Abdallah al-Thani proche de la présidence de la Chambre des représentants (et de Haftar) à l’est. Et il y a le gouvernement de salut national en plein essor dirigé par Khalifa Ghweil qui représente les éléments anti-Haftar radicaux à Tripoli, proche du mufti Sadiq al-Ghariani.
Aucun ne jouit d’une popularité particulière.
Pendant ce temps, la situation sur le terrain est marquée par les risques d’une escalade entre les deux groupes armés les plus forts, l’armée nationale libyenne de Haftar et les milices de Misrata.
À Tripoli, l’anarchie prolifère également dans les régions où le groupe de Ghweil coexiste avec la nouvelle Garde nationale et un syndicat de milice qui soutient nommément Sarraj.
Les combats entre ces groupes dans la capitale sont devenus plus fréquents ces derniers mois tandis que Haftar et les Misratains se sont affrontés à plusieurs reprises depuis décembre le long d’une ligne de front changeante qui s’étend de Sebha dans le sud-ouest à Jufra et Hun au sud de Syrte. Ces affrontements sont les premiers en plus de deux ans et pourraient facilement échapper à tout contrôle.
Essayer d’inclure Haftar dans l’accord
Pour mettre fin à cette impasse dangereuse, la communauté internationale essaie d’organiser une rencontre entre Sarraj et Haftar afin de parvenir à un accord qui ferait entrer ces derniers dans le gouvernement d’unité nationale.
Tout au long de l’année 2016, un groupe de responsables américains, français, britanniques, égyptiens, émiratis et italiens se sont rencontrés régulièrement pour trouver une solution sans résultat.
Haftar évite tout compromis parce qu’il pense que l’armée sous son commandement doit être « indépendante » de la domination civile
En novembre, Haftar a rejeté une proposition américaine généreuse qui aurait fait de lui le principal responsable de la sécurité en Libye.
La semaine dernière, les Égyptiens n’ont pas réussi à convaincre Haftar de rencontrer Sarraj au Caire et il est peu probable que le prochain sommet entre les présidents algérien, tunisien et égyptien permettra une quelconque avancée.
Problème : Haftar a fait connaître publiquement et en privé qu’il ne pense pas que le moment est venu pour conclure un accord avec Sarraj.
Ce n’est pas seulement parce qu’il pense que le Premier ministre est extrêmement faible, mais aussi parce qu’il pense que la priorité devrait être de combattre ceux qu’il qualifie de « terroristes », un large groupe qui, pour Haftar, comprend les Frères musulmans – et tout ce qui ressemble vaguement à l’islamisme.
Plus important encore, Haftar évite tout compromis parce qu’il pense que l’armée – qu’il est persuadé devoir commander – doit être « indépendante » d’une surveillance civile, non soumise à celle-ci.
Cependant, les plans internationaux mis sur la table jusqu’à présent et la proposition que Sarraj a apporté au Caire visent tous à inclure Haftar dans un système où la surveillance serait de la responsabilité des civils.
C’est un fait peu susceptible de changer : l’ouest de la Libye, sans parler des autres forces, n’accepterait pas une capitulation dans laquelle Haftar est essentiellement laissé en charge du pays.
Haftar est-il vraiment un homme fort ?
Haftar estime que ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne reproduise à Tripoli ce qu’il a fait dans le croissant pétrolier en septembre : une prise de contrôle presque sans effusion de sang basée sur des alliances tribales. Il croit avoir les Russes et l’administration Trump de son côté.
Toutefois, Haftar se trompe au niveau de la force de ses forces nationales et de son soutien international. Au niveau national, ses vraies forces militaires se situent presque exclusivement autour de Benghazi à l’est et quelques autres dans le sud.
Haftar se trompe au niveau de la force de ses forces nationales et de son soutien international
Ses tentatives pour impliquer Zintan dans la prise de contrôle de Tripoli ont rencontré le rejet du conseil militaire de Zintan en décembre. Dans le sud-ouest, il fait face à l’hostilité ou la défiance de nombreuses forces, y compris les Touaregs et d’une partie des tribus arabes et Tebus.
Ainsi, pour le moment, Haftar n’a pas de chemin tout tracé vers la victoire dans l’ouest de la Libye, ni dans le sud.
Sur le plan international, les Russes sont plus intéressés à négocier un accord politique et à démontrer qu’ils ont réussi là où l’Occident a échoué, comme l’indique leur propagande.
Quant à Trump, dans les conversations privées avec les proches de Haftar, les membres de son administration ont fait savoir qu’ils ont besoin d’un interlocuteur civil dans l’est de la Libye et on ne sait pas si la Libye sera une priorité de la Maison-Blanche.
La voie à suivre
Les décideurs occidentaux ne devraient pas s’illusionner concernant la force d’Haftar, lui-même étant victime de sa propre illusion : s’ils décident de soutenir un homme fort, ils doivent d’abord s’assurer qu’il est vraiment aussi fort qu’il le dit.
Les Européens devraient également évaluer soigneusement si Sarraj est le meilleur interlocuteur pour ce dialogue. Pourrait-il être mené à bien dans un cadre plus large comprenant des dirigeants de grands groupes armés ? Même alors, établir une sécurité fonctionnelle qui obtiendra l’adhésion d’Haftar sera une tâche intimidante.
Les puissances internationales doivent chercher un plan plus immédiat pour s’assurer que l’anarchie et la crise humanitaire en Libye ne s’amplifient pas
En fin de compte, tout le monde a décrété qu’« il n’y a pas d’accord en Libye sans Haftar », mais il s’avère de plus en plus qu’il est difficile de parvenir un accord selon les conditions de Haftar.
Alors qu’un accord politique est organisé à plus long terme, les puissances internationales doivent chercher un plan plus immédiat pour s’assurer que l’anarchie et la crise humanitaire en Libye ne s’amplifient pas.
Dans cette perspective, les Européens devraient se coordonner plus étroitement avec l’Algérie et la Tunisie, les deux puissances régionales qui ont le plus d’intérêt à éviter l’escalade en Libye, tout en s’expliquant avec l’Égypte – mais sans s’attirer son hostilité – si elle renonce à ses lignes rouges sur l’implication des islamistes pour négocier un accord.
La volonté de la Russie de travailler à la stabilité de la Libye devrait être considérée à sa juste valeur, mais tout écart devrait être immédiatement repoussé, notamment par l’application, et non l’allégement, de l’embargo sur les armes.
Enfin, la meilleure option pour les Européens est de traiter les États-Unis et sa politique avec une certaine négligence en attendant que des éléments moins portés sur l’idéologie de l’administration Trump aient le dessus.
Avancées positives
La stratégie de cette coalition internationale devrait se concentrer sur le soutien de deux avancées positives parmi les différents acteurs libyens.
Premièrement, une coopération croissante se met lentement en place entre les politiciens anti-islamistes et islamistes. Ils pourraient être encouragés à former un gouvernement chargé de diriger le pays alors que le processus politique est bloqué.
Cette percée pourrait être développée davantage pour traiter des problèmes qui ne peuvent pas attendre la résolution de l’équation Haftar, comme la crise de liquidités, l’effondrement des services publics, le soutien nécessaire pour les municipalités et la reconstruction de Syrte et Benghazi.
Deuxièmement, alors qu’un accord entre Misrata et Haftar est assez compliqué et d’un point de vue réaliste ne peut se terminer, au mieux, qu’avec une désescalade, les puissances internationales devraient soutenir le rapprochement entre Zintan et Misrata.
Cette réconciliation qui dure depuis plusieurs mois maintenant devrait être étendue aux groupes armés du sud-ouest de la Libye pour élargir les cessez-le-feu locaux existants. En outre, les puissances internationales devraient commencer à travailler à l’établissement de forces de police locales et à la reconversion des groupes armés existants.
Ce n’est bien sûr pas la solution ultime à tous les maux de la Libye, mais se concentrer sur ce qui fonctionne et non sur ce qui semble grandiose – ou fort – serait une bonne stratégie.
- Mattia Toaldo est chargé de recherche principal au Conseil européen des affaires étrangères.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Haftar quitte le bâtiment principal du ministère russe des Affaires étrangères après une rencontre avec le ministre russe des Affaires étrangères à Moscou, le 29 novembre 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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