Crise du Qatar : Téhéran va-t-il se rallier ouvertement à Doha ?
Il y a un mois, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis (EAU), le Bahreïn et l’Égypte ont décidé de rompre leurs liens diplomatiques avec le Qatar et d’imposer au pays un embargo terrestre, maritime et aérien, déclenchant ainsi la pire crise diplomatique connue par les États du Golfe depuis des décennies.
Pour justifier leur décision, ces quatre pays ont avancé que la politique menée par Doha alimentait le terrorisme et déstabilisait la région. Ils ont, notamment, fait référence au soutien qu’apporte le Qatar à des groupes islamistes comme les Frères musulmans et aux liens de Doha avec l’Iran, l’ennemi juré de l’Arabie saoudite. Le ministère des Affaires étrangères qatari a jugé « sans fondement » toutes ces accusations.
Le 23 juin dernier, le Qatar a reçu une liste de treize conditions à remplir pour que le boycott soit levé. Une de ces injonctions était de « prendre ses distances avec l’Iran et d’y fermer ses missions diplomatiques. Expulser du Qatar les Gardiens de la révolution islamique et interrompre toute coopération militaire avec Téhéran. Les seuls échanges commerciaux autorisés avec l’Iran sont ceux qui respectent les sanctions américaines et internationales ».
Le fait que la crise ait été déclenchée principalement en raison des relations du Qatar avec l’Iran a étonné les observateurs du Golfe. Au fil des années, les deux pays avaient maintenu leurs relations diplomatiques, même en période de très fortes tensions dans la région.
Au lieu de prendre parti ou d’intervenir, Téhéran a tout de suite insisté sur la nécessité d’un dialogue, en incitant les différents pays à s’investir pour empêcher une escalade
Cependant, depuis le mois de janvier 2016, les relations diplomatiques entre Doha et Téhéran étaient quasi-inexistantes suite au rappel par le Qatar de son ambassadeur en Iran en conséquence des assauts menés contre l’ambassade saoudienne à Téhéran en réaction à l’exécution du cheikh Nimr al-Nimr et de 46 autres personnes.
Du point de vue économique, Téhéran et Doha partagent le plus grand gisement de gaz naturel au monde, le North Dome/South Pars. Au cours de l’année dernière, la valeur des exportations de biens entre les deux pays a atteint 146,6 millions de dollars et celle des exportations de marchandises, 3,1 millions de dollars. Cependant, ces chiffres sont très en dessous de ceux des échanges commerciaux entre les EAU et l’Iran. Les exportations d’Abou Dabi ont ainsi atteint 6,4 milliards de dollars et les importations 7,4 milliards de dollars en 2016-2017.
Une diplomatie de la discrétion
La présence de l’Iran sur la liste des demandes saoudiennes a conduit à des spéculations sur la possibilité d’un élargissement de la crise à l’Iran. Du point de vue iranien, ce serait l’occasion rêvée de créer la discorde au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG) qui a été, jusqu’à présent, unanimement opposé à l’Iran. Cependant, pour le moment, la réaction de Téhéran a été prudente.
Les dirigeants iraniens ont rapidement accusé le président des États-Unis, Donald Trump, d’être responsable de l’escalade des tensions dans le Golfe, notamment en se rendant en voyage officiel en Arabie saoudite. Un tweet de Donald Trump publié juste après le déclenchement de la crise – « Content de voir que ma visite en Arabie saoudite avec le roi et 50 autres pays est déjà en train de porter ses fruits » – a renforcé l’idée, à Téhéran, que la discorde actuelle était due, en grande partie, au gouvernement américain actuel.
Malgré cela, au lieu de prendre parti ou d’intervenir, Téhéran a tout de suite insisté sur la nécessité d’un dialogue, en incitant les différents pays à s’investir pour empêcher une escalade. Pour les dirigeants iraniens, la zizanie créée par la crise menace les intérêts de tous les États impliqués. Comme l’a dit le ministre des Affaires étrangères iranien, Mohammad Javad Zarif, « rajouter une source de tension supplémentaire pourrait nous mener à la catastrophe », avec des conséquences terribles pour la stabilité de la région dans son ensemble.
La réponse de l’Iran a ainsi consisté, jusqu’à présent, à adopter une diplomatie de la discrétion, tout en insistant sur l’importance du dialogue pour résoudre la crise. Le 5 juin dernier, Mohammad Javad Zarif a, par exemple, tweeté : « On ne change pas de voisins ; on ne peut pas modifier la géographie. La solution n’est jamais dans la contrainte. Il est essentiel de dialoguer, surtout pendant le mois béni du Ramadan. »
De la même manière, le même jour, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Bahram Ghassemi, a déclaré : « La solution aux différends entre les États de la région, y compris le conflit actuel entre le Qatar et ses trois voisins, ne pourra que passer par une méthode et un dialogue politiques et pacifiques entre les différentes parties. » Quelques jours seulement après le déclenchement de la crise, Mohammad Javad Zarif s’est rendu à Ankara pour rencontrer le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, afin de coordonner leurs réponses et désamorcer les tensions.
Parallèlement, l’Iran a promis au Qatar, qui dépend en très grande partie de ses importations, que le pays pouvait compter sur Téhéran pour son approvisionnement en fruits et légumes, en prévision d’une possible pénurie de nourriture, l’Arabie saoudite ayant fermé sa frontière terrestre avec le Qatar. Par ailleurs, l’Iran a promis au Qatar un accès à son propre espace aérien pour contourner la nouvelle interdiction de survol des espaces aériens saoudien, émirati et bahreïni.
L’Iran s’est, cependant, abstenu d’adopter une attitude plus agressive, se démarquant ainsi de la Turquie, qui a rapidement déployé ses troupes au Qatar et a choisi son camp, sans ambiguïté.
« Bras ouverts »
L’Iran a encore la possibilité de changer son approche actuelle de la crise, en particulier à la lumière des récents développements.
Une capitulation face aux pressions exercées par les quatre pays ne semble en effet pas intéresser Doha qui, après avoir laissé expirer la date limite d’acceptation de leurs exigences plus tôt cette semaine, a fait savoir que celles-ci seraient rejetées.
Soulignant son refus de limiter ses liens avec l’Iran, quelques heures seulement après l’émission des treize requêtes, l’émir du Qatar, Cheikh Tamim ben Hamad al-Thani, s’est entretenu par téléphone avec le président iranien Hassan Rohani, lui disant que « le Qatar a[vait] les bras ouverts pour une interaction et coopération » et que « les relations entre l’Iran et le Qatar [avaient] toujours été florissantes et puissantes ».
Par conséquent, si le Qatar rejette en effet les demandes de ses voisins, il pourrait ouvrir la voie à un coopération plus poussée entre Téhéran et Doha.
Un autre élément susceptible de pousser Téhéran à adopter une position de soutien plus tranchée vis-à-vis du Qatar est la nomination, le 21 juin dernier, de Mohammed ben Salmane en tant que nouveau prince héritier d’Arabie saoudite. L’héritier du trône, âgé de 31 ans, est communément perçu par les responsables iraniens comme le cerveau derrière la récente escalade des tensions entre les rivaux historiques de la région.
Un nouveau front de bataille
Malgré le désir de l’administration Rohani d’améliorer les relations avec le royaume, l’Arabie saoudite, dirigée par son étoile montante, indique de plus en plus clairement que sa priorité est de confronter l’Iran et non pas de lui tendre la main.
Une nouvelle alliance avec Ankara et Doha pourrait atténuer certains des coûts auxquels Téhéran est confronté pour mener à bien ses objectifs stratégiques au Moyen-Orient
Début mai, Mohammed ben Salmane a ainsi déclaré qu’aucun dialogue n’était possible avec Téhéran. « Nous n’attendons pas que la bataille ait lieu en Arabie saoudite », a-t-il déclaré. « , Nous travaillerons plutôt à ce que la bataille soit pour eux, en Iran. »
Alors que s’effondrent les perspectives d’un rapprochement avec l’Arabie saoudite, l’Iran pourrait décider qu’il n’a rien à perdre à ouvrir un autre front de bataille dans la guerre par procuration qui l’oppose à l’Arabie saoudite en Syrie, en Irak et au Yémen.
Si cela se produisait, les préoccupations de Téhéran vis-à-vis de possibles troubles et activités terroristes le long de ses propres frontières se renforceraient inévitablement. Cependant, une nouvelle alliance avec Ankara et Doha pourrait atténuer certains des coûts auxquels Téhéran est confronté pour mener à bien ses objectifs stratégiques au Moyen-Orient, en particulier en Syrie, où les trois pays se battent actuellement sur des fronts opposés.
Téhéran pourrait ainsi parvenir à la conclusion que, tout bien considéré, il serait plus judicieux et plus avantageux de se rallier ouvertement au Qatar contre le royaume, plutôt que de continuer sa diplomatie de la discrétion, s’exposant ainsi aux répercussions probables de la tempête de la crise du Golfe.
- Aniseh Bassiri Tabrizi est analyste au Royal United Services Institute (RUSI). Ses recherches portent sur la sécurité au Moyen-Orient, avec un accent particulier sur la politique étrangère et nationale de l’Iran. Elle est également doctorante au Département des études sur la guerre du King’s College London, où elle travaille à la réalisation d’un projet sur l’initiative diplomatique de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni (UE3) sur la question du nucléaire iranien.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président iranien Hassan Rohani participe à une conférence de presse près de l’Assemblée générale des Nations unies dans l’arrondissement de Manhattan, à New York (États-Unis), le 22 septembre 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original).
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