Du bruit pour rien ? Dessous et implications des raids égyptiens sur Derna
Suite au massacre de 29 Égyptiens chrétiens coptes vendredi 26 mai près de l’oasis de Fayoum, à Minya, au sud du Caire, l’appareil d’État égyptien n’a pas hésité à réagir de manière forte. Les déclarations du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, le jour même de l’attentat, selon lesquelles « l’Égypte n’hésitera pas à frapper les camps d’entraînement terroristes partout, sur son sol comme à l’étranger » ont connu une traduction directe le même jour, quand les forces aériennes égyptiennes procédaient au bombardement de ce qu’ils présentaient comme des « camps djihadistes » à Derna, sur la côte nord-est de la Libye.
Daech revendiquera l’attaque le jour suivant, après que l’Égypte s’en soit prise à une autre formation, le Conseil de la Choura des moudjahidine de Derna (CSMD), groupe islamiste radical certes, mais cependant en désaccord avec Daech.
L’attitude égyptienne suscite des interrogations ; est-ce une réaction sérieuse au massacre atroce de 29 Égyptiens, ou une fuite en avant destinée à préserver le pouvoir du président Sissi ? Pour le savoir, il convient d’abord de cerner les fondements de la relation égypto-libyenne.
Le prisme islamiste
Le coup d’État mené le 3 juillet 2013 par les forces armées égyptiennes contre l’ex-président issu de la mouvance des Frères musulmans, Mohammed Morsi, permettra l’accès du Général Abdel Fattah al-Sissi à la présidence. Ainsi, un anti-Frères musulmans réorientait les affaires du pays.
Ce parti pris « anti-islamistes » assumé prévaudra également dans l’approche faite par le président égyptien des affaires de son voisin libyen. Certes, l’Égypte reste officiellement en faveur des accords de Skhirat, signés en décembre 2015, qui reconnaissent la légitimité du Gouvernement d'union nationale (GNA), gouvernement placé sous l’égide du Conseil présidentiel de Fayez el-Sarraj. Mais un fort lien Le Caire-Haftar prévaut aussi, même s’il est implicite plutôt que verbalement assumé par la présidence égyptienne.
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En effet, les affirmations de témoins et spécialistes selon lesquels l’Égypte agirait en étroite coordination avec Khalifa Haftar aux fins de l’appuyer dans sa stratégie anti-« islamistes radicaux » paraissent véridiques, mais elles manquent de preuves concrètes et irréfutables ; par contre, un exemple tel que la visite du chef d’état-major de l’armée égyptienne – et responsable égyptien en chef du dossier libyen -, Mahmoud Hegazy, à Benghazi le 17 mai 2017, et les entretiens qu’il a eus à cette occasion avec Khalifa Haftar, indique plus clairement le parti-pris de l’Égypte en la faveur de ce dernier.
L’Égypte tente cependant d’apparaître équilibrée dans son approche des affaires libyennes ; elle s’était ainsi activée pour accueillir la deuxième rencontre prévue entre Fayez el-Sarraj et Khalifa Haftar suite à celle organisée à Abou Dabi début mai 2017. Néanmoins, même si les informations sur cette question sont contradictoires, des sources proches de Fayez el-Sarraj avancent le fait que ce serait lui qui aurait renoncé à se déplacer au Caire, menacé de ne plus pouvoir rentrer à Tripoli s’il acceptait de rencontrer Khalifa Haftar au Caire.
La rumeur dans les milieux spécialisés attribue cette menace directement à Abdelhakim Belhadj, un commandant islamiste radical proche du Qatar et détenteur de plusieurs intérêts commerciaux en Turquie notamment. Si tel était le cas, il y aurait forcement là de quoi accroître les suspicions égyptiennes à l'égard du Conseil présidentiel.
Le prétexte Derna
Des avions militaires égyptiens ont bel et bien procédé à des bombardements à Derna, le jour même de l’attaque de Minya. Mais la nature des cibles privilégiées par l’aviation égyptienne suscite des interrogations.
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Selon des témoins locaux, mis à part al-Fanar, quartier réputé pour concentrer en son sein les membres du Conseil de la Choura des moudjahidine de Derna (CSMD), l’aviation égyptienne ne s’en serait prise dans la ville de Derna qu’à des cibles sans valeur ajoutée stratégique : al-Dhahr al-Ahmar par exemple, quartier pourtant réputé n’accueillir ni résidence, ni édifice gouvernemental.
Mais il est intéressant de voir comment, rapidement, c’est l’Armée nationale libyenne (ANL), placée sous le commandement de Khalifa Haftar, qui mettra en avant l’importance de son propre rôle dans la contribution à la défaite des « terroristes de Derna et au-delà », défaite supposée être favorisée par une coordination stratégique conjointe de la part des forces aériennes libyenne et égyptienne.
Car de fait, l’ANL « de » Khalifa Haftar a vite pris le relais des bombardements opérés par l’Égypte, et l’Égypte n’a pas contredit officiellement les affirmations de l’ANL supposant leur coopération en commun. On pourrait cependant voir là aussi bien la preuve d’une coopération étroite implicite entre l’Égypte et l’ANL, qu’une indication de ce que l’Égypte aurait décidé de faire cavalier seul sur cette histoire.
Selon Mohammed Sreit, reporter basé à Benghazi, l’intervention de l’ANL à Derna visait très probablement à faire passer à l’opinion publique libyenne l’idée selon laquelle l’ANL avait effectivement coordonné ses opérations avec les forces armées égyptiennes, contrairement aux évidences. Pour le journaliste, fin connaisseur des arcanes des institutions de l’Est de la Libye, l’ANL avait éprouvé un profond malaise en constatant que les Égyptiens avaient décidé de bombarder Derna de leur propre chef, dans ce qui était présenté comme un acte d’auto-défense, et sans se concerter avec qui que ce soit. Mohammed Sreit estime que l’ANL ne pouvait pourtant pas laisser une telle impression s’installer, par crainte d’être ensuite confrontée à des critiques publiques.
La rapidité par laquelle l’Égypte a bombardé Derna suite à l’attaque de Minya pose effectivement la question de la coordination de sa stratégie avec l’ANL. L’Égypte semble être pro-Haftar par pragmatisme, pas forcément par conviction, mais elle subit en retour un regard critique de la part du pouvoir installé à Tripoli : les accusations de violation de la souveraineté libyenne développées par « le camp de l’Ouest » à son encontre sont une indication en ce sens.
En dépit de ce fait, le choix pro-Haftar de l’Égypte n’est pas incompatible avec l’idée d’une autonomisation des décisions militaires égyptiennes. En 1961, la République arabe unie, projet qui avait réuni l’Égypte et la Syrie trois ans durant, tombait à l’eau faute de disposition du commandement militaire égyptien à favoriser la codécision avec ses homologues syriens. L’histoire ne se répète pas forcément, mais il peut lui arriver de balbutier.
L’Égypte, faibles moyens pour grandes ambitions
On a pu entendre gloser, depuis la chute de l’ancien président égyptien Hosni Moubarak, sur le rôle central que l’Égypte serait amenée à avoir au Moyen-Orient. D’aucuns paraissent tentés de voir dans le rôle égyptien en Libye une traduction claire de cette prophétie.
Pour ce qui est de la Libye, l’Égypte paraît pourtant bien moins en mesure de pouvoir faire bouger les lignes que certains de ses homologues régionaux et européens. Ainsi, en dépit d’un parti pris pro-Ouest (et pro-Misrata) de sa part, l’Italie reste un investisseur commercial en pleine croissance en Libye, doté qui plus est d’une stratégie active de promotion d’opérations subtiles de réconciliation et/ou de composition avec les acteurs claniques et tribaux du sud de la Libye par exemple.
De même, l’Algérie, bien que restant à ce jour volontairement en-deçà de son potentiel d’action sur la question, n’a pas moins usé – et à la limite abusé – de la « diplomatie Messahel », du nom de son ministre des Affaires maghrébines – devenu depuis ministre des Affaires étrangères -, auteur de tournées actives en Libye à l’occasion desquelles il a pu s’entretenir avec des acteurs originaires de différents spectres idéologiques et politiques libyens… pour les encourager toujours à trouver une solution entre Libyens. Initialement, l’Algérie était d’ailleurs allée jusqu’à recourir à Rached Ghannouchi, président du parti tunisien Ennahdha, afin qu’il lui serve de médiateur avec les islamistes libyens ; mais, selon un très bon connaisseur du système politique algérien, elle aurait laissé tomber cette voie devant les indiscrétions de Ghannouchi sur la question.
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L’Égypte, pour sa part, ne peut prétendre ni à l’équidistance vis-à-vis des principaux acteurs libyens, ni à des moyens autonomes suffisants : son parti-pris pro-ANL est certes plutôt implicite, mais non moins clair, et il la met en porte-à-faux avec les opposants du maréchal Khalifa Haftar.
De même, les difficultés économiques de l’Égypte, combinées à l’ampleur de ses défis sécuritaires internes, la rend difficilement à même de se battre sur plusieurs fronts. Pourtant, une approche plus équilibrée de sa part sur les affaires libyennes aurait pour le moins l’avantage de l’ériger comme acteur respecté, même si pas pour autant omnipotent. Or, dans l’état actuel des choses, l’Égypte paraît privilégier une posture de courte vue, faisant fi par exemple de ce que le rapport de force politique – facteur qui pourrait faire la différence à terme – abonde depuis un moment dans le sens du conseil présidentiel et du Gouvernement d’Entente Nationale, seuls acteurs perçus comme pleinement légitimes par la dite communauté internationale.
Enfin, en répondant à des attaques de la part de Daech par le bombardement de ses ennemis du CSMD, l’Égypte paraît s’être rendue coupable d’une maladroite fuite en avant qui ne la préservera malheureusement pas des risques terroristes qui continuent à menacer une population déjà épuisée par les multiples problèmes politiques et socio-économiques du pays.
– Barah Mikaïl est directeur de Stractegia, un centre basé à Madrid et dédié à la recherche sur la région Afrique du Nord – Moyen-Orient ainsi que sur les perspectives politiques, économiques et sociales en Espagne. Il est également professeur de géopolitique et de sécurité internationale à l’Université Saint Louis – Campus de Madrid. Il a été auparavant directeur de recherche sur le Moyen-Orient à la Fundación para las Relaciones Internacionales y el Diálogo Exterior (FRIDE, Madrid, 2012-2015) ainsi qu’à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS, Paris, 2002-2011). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et publications spécialisées. Son dernier livre, Une nécessaire relecture du « Printemps arabe », est paru aux éditions du Cygne en 2012.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des Libyens inspectent un cratère suite à une frappe aérienne qui aurait détruit un hôpital 7 février 2016 à Derna, à 100 km de la capitale Tripoli (AFP).
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