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La France paralysée par sa position équivoque sur le dossier libyen

Convaincu d’une prompte victoire de Khalifa Haftar, Paris a ingénument sous-estimé la complexité du terrain libyen et se voit aujourd’hui écarté de ce qui s’y décide, sous l’influence de Moscou et d’Ankara
« La France et la Tunisie demandent ensemble à ce que les belligérants cessent le feu et tiennent leurs engagements de reprendre les négociations » appelé lundi 22 juin Emmanuel Macron lors de la conférence de presse conjointe avec son homologue tunisien Kais Saied (AFP)
« La France et la Tunisie demandent ensemble à ce que les belligérants cessent le feu et tiennent leurs engagements de reprendre les négociations », a appelé lundi 22 juin Emmanuel Macron lors de la conférence de presse conjointe avec son homologue tunisien Kais Saied (AFP)

« Je considère aujourd’hui que la Turquie joue en Libye un jeu dangereux et contrevient à tous ses engagements [de non-ingérence] pris lors de la conférence de Berlin » en janvier, a déclaré Emmanuel Macron à l’issue d’un entretien avec son homologue tunisien Kais Saied à la présidence française, lundi 22 juin.

Après neuf ans d’instabilité et de fragmentation du territoire libyen, Paris a longtemps oscillé entre soutenir le maréchal Khalifa Haftar, qui a déclenché en avril 2019 l’assaut contre Tripoli au nom de la lutte « anti-islamiste » et « antiterroriste », ou le Gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez al-Sarraj à Tripoli, reconnu par la communauté internationale et qui affirme défendre la « démocratie » contre la « dictature militaire ».

Face à une potentielle défaite décisive de l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL), les traditionnels soutiens diplomatico-militaires du maréchal Haftar ont été encouragés à reconsidérer leur position politique et militaire.

À l’instar du conflit syrien, le scénario libyen témoigne d’une part de l’incapacité de la France à avoir une position diplomatique claire, et d’autre part de l’impuissance et de l’échec de la communauté internationale à contenir la violence dans la région.

Ces dernières semaines, l’homme fort de la Cyrénaïque soutenu timidement par la France a connu plusieurs revers significatifs.

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En effet, après avoir été repoussées par le GNA aux abords de Tripoli, les milices du maréchal Haftar ont été contraintes de battre en retraite. Les forces armées du GNA, avec l’aide péremptoire des forces armées turques, ont ainsi pu progresser vers l’est du pays en lançant une nouvelle offensive dans la perspective de prendre définitivement le contrôle de deux villes hautement stratégiques, à savoir Syrte et al-Djoufrah, situées toutes deux aux portes du croissant pétrolier.

S’il a souhaité initialement jouer les médiateurs, notamment en organisant une conférence interlibyenne en 2017 qui a abouti à un cessez-le-feu et en soutenant le processus de paix initié sous la médiation de Ghassan Salamé, le gouvernement français a toutefois laissé sous-entendre à plusieurs reprises son soutien à l’homme fort de l’Est libyen.

En effet, sur le plan stratégique, la reprise du Sud par un chef militaire a été favorablement accueillie par Paris, engagé militairement dans le Sahel. S’inscrivant dans le cadre de sa lutte contre le terrorisme, cette intervention française, dite opération Barkhane, dans l’instable région sahélo-saharienne est le résultat d’une convergence d’intérêts à la fois politico-sécuritaires, économiques et militaro-industriels.

Tandis que le président russe Vladimir Poutine n’a jamais invité son fidèle allié de l’Est libyen au Kremlin, Emmanuel Macron a quant à lui été le premier chef d’État de la communauté européenne à avoir convié le maréchal Haftar, ce qui naturellement a conféré une légitimité politique à ce dernier.

Cet engagement de Paris demeure toutefois sensiblement tributaire de son soutien diplomatique inconditionnel aux Émirats arabes unis dans la région, qui voient en Haftar le meilleur rempart à l’influence des Frères musulmans et de leurs parrains régionaux, la Turquie et le Qatar, en Libye

Convaincu de pouvoir prendre Tripoli en quelques jours, le maréchal Haftar avait su courtiser le gouvernement français en amont de son offensive aux abords de la ville en avril 2019. Non seulement la France a refusé de condamner l’offensive de l’ANL, mais elle n’a pas non plus souhaité attribuer la responsabilité du conflit libyen au maréchal Haftar. 

La rencontre avec Emmanuel Macron le 9 mars a, à cet effet, certainement conforté le maréchal Haftar dans sa décision de lancer l’offensive contre Tripoli.

Cet engagement de Paris demeure toutefois sensiblement tributaire de son soutien diplomatique inconditionnel aux Émirats arabes unis (EAU) dans la région, qui voient en Haftar le meilleur rempart à l’influence des Frères musulmans et de leurs parrains régionaux, la Turquie et le Qatar, en Libye

Cavalier seul

En Europe, la France fait cavalier seul. En effet, le consensus peine à être trouvé à l’échelle communautaire, où les jeux de pouvoirs reflètent les différentes positions des États membres et leurs intérêts respectifs, auxquels s’ajoute la complexité du conflit libyen.

L’Union européenne est à cet égard divisée entre, d’un côté, le Royaume-Uni et l’Italie, qui affichent ouvertement un soutien diplomatique au GNA sans pour autant s’impliquer militairement sur le terrain, et de l’autre la France, alliée des Émirats arabe unis, qui offre un soutien feutré à l’ANL, ainsi que la Grèce, préoccupée par les velléités de son rival turc.

En ce sens, Paris a tenté de ne pas empiéter sur la zone d’influence politique et économique de l’Italie, ancienne puissance coloniale en Libye, principal acteur économique étranger dans le secteur pétrolier libyen par le biais d’ENI et premier État concerné par l’afflux de réfugiés et de migrants transméditerranéens.

Convaincu d’une prompte victoire du maréchal, Paris a ingénument sous-estimé la complexité du terrain libyen ainsi que sa dynamique socio-culturelle.

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À la suite des défaites militaires successives de l’ANL, la stratégie politico-militaire de l’axe Moscou-Abou Dabi-Le Caire a été profondément mise à mal, induisant une perte de confiance à l’égard du maréchal Haftar.

Par ailleurs, les Nations unies se retrouvent quant à elles les mains liées par le veto russe au Conseil de sécurité de l’ONU, empêchant in fine une protection du gouvernement de Tripoli.

La passivité que Paris manifeste actuellement à l’égard de la Libye pourrait affecter ses projets politiques et économiques dans la région. La France a tout intérêt à renforcer la sécurité dans une région où les groupes djihadistes menacent les gouvernements fragiles du Niger, du Tchad et du Mali, véritables alliés de la France en Afrique, soutenus dans le cadre de l’opération Barkhane.

À cela s’ajoute une volonté de renforcer la présence économique française en Libye à l’aune notamment des acquisitions de Total dans l’industrie pétrolière libyenne.

La Libye se retrouve désormais de facto sous tutelle turco-russe.

Alors que l’on constate une imbrication progressive des conflits syrien et libyen, et alors qu’Ankara souhaite renouer avec la régence de Tripoli de l’époque ottomane afin de recouvrer l’accès aux ressources énergétiques en Méditerranée en échange de garanties sécuritaires, Moscou aimerait disposer d’un allié sur la rive orientale de la Méditerranée.

Si les États-Unis semblent progressivement se positionner en faveur du Gouvernement d’union nationale, la France devra quant à elle adopter une politique claire si elle veut respecter ses engagements sur le plan sécuritaire et économique.

Par conséquent, à l’orée d’une répartition des sphères d’influences d’Ankara et Moscou en Syrie et en Libye, la France devra certainement prendre en considération le rôle et la marge de manœuvre de la Turquie dans la région, ainsi que la potentielle partition future de la Libye.

Quoi qu’il en soit, le plus difficile pour la Libye reste à venir, à savoir la répartition des revenus des hydrocarbures, le démantèlement et le désarmement des milices, ainsi que leur éventuelle intégration dans une future armée libyenne unifiée.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Diplômé de Sciences Po Paris et de l’Université de Jordanie, Yanis Atigui développe en tant qu’analyste un intérêt particulier pour les affaires politiques, économiques et sécuritaires relatives au monde arabe. Sensible à la géopolitique, Yanis Atigui est spécialisé sur l’intelligence économique, les transferts d’armements et la situation sécuritaire au Moyen-Orient, au Maghreb et dans le Golfe. 
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